Révoltes paysannes

“De façon générale, les révoltes paysannes ont joué un rôle central au XVIIIe siècle dans le processus menant à la Révolution française puis dans son déroulé. L’abolition des privilèges décidée par l’Assemblée nationale lors de la nuit du 4 août doit beaucoup aux révoltes paysannes de l’été 1789, qui s’en prirent aux seigneurs et aux châteaux et commencèrent à brûler les titres de propriété qui s’y trouvaient, ce qui finit par convaicnre les députés réunis à Paris qu’il falait agir au plus vite et mettre fin aux institutions honnies du féodalisme. Ces révoltes font elles-mêmes suite à des décennies de rébellions paysannes, que le pouvoir divisé contrôle de moins en moins, en particulier au cours de l’été 1788, quand se pose enfin clairement la question des modalités de l’élection aux Etats généraux, dans une atmosphère quasi insurectionnelle (occupations de parcelles et de biens communaux, violences antipropriétaires).

Si tant de paysans tournent le dos à la Révolution par la suite, ce n’est pas parce qu’ils seraient subitement devenus conservateurs. C’est parce qu’ils ont été profondément déçus dans leur espoir d’accéder à la propriété et de cesser de travailler pour les autres, et marqués par ce qu’ils perçoivent comme une hypocrisie insupportable de la part des élites urbaines soit-disant révolutionnaires qui ont pris la tête des événements. Cette déception fondatrice […] est essentielle pour comprendre la formation initiale des structures partisanes et électorales et leurs évolutions ultérieures. On notera aussi que l’on observe dans plusieurs régions un fort vote rural socialiste et communiste aux XIXe et XXe siècles, en particulier lors des législatives de 1849 (vote rouge rural qui effraie beaucoup les propriétaires) puis dans l’entre-deux-guerres et dans l’après-guerre avec le vote PCF. Cela rappelle que rien n’est figé : tout dépend de la façon dont les organisations politiques parviennent ou non à mobiliser les électorats autour de projets collectifs. Nous verrons également que la participation électorale a été structurellement plus forte dans le monde rural depuis deux siècles, phénomène que l’on observe d’ailleurs dès la période révolutionnaire, ce qui montre que la demande de démocratie n’a jamais été limitée au monde des villes, bien au contraire.”

Julia Cagé & Thomas Piketty, Une histoire du conflit politique,
Elections et inégalités sociales en France, 1789-2022, Editions du Seuil, 2023

Bobo

“En vingt ans le persiflage contre les bobos est devenu sport national. Désormais tout problème de société leur est sans effort imputable. Les inégalités ? Bobos. L’immigration ? Bobos tendance bien-pensants. La désindustrialisation ? Bobos. L’oubli de la France périphérique ? Bobos.

Le bobo a bon dos parce qu’il a le dos large. Soigneusement mal défini, il est rapportable à une foule d’individus disparates voire antithétiques. Son salaire peut aller de 2000 à 20000 euros ; il peut être millionnaire suite à la revente de son club de pilates ou courir laborieusement les cachets d’intermittence. Il aime les séances de team-building ou organise des sit-in de soutien à des familles africaines délogées. Habite un duplex rue des Martyrs ou un écoquartier de Pantin. Prend l’avion six fois par mois ou se l’interdit pour décarboner son empreinte. Monte des agences de communication ou les combats. Vote Macron ou Mélenchon. Accomplit l’exploit d’être des deux côtés de la barricade. (…)

Le bobo prend pour le bourgeois. S’imposant dans les conversations, vers la fin du second millénaire, le signifiant bobo a contribué à en évincer le signifiant bourgeois.

Évaporé en bobo, le bourgeois ne se définit plus par une position sociale et la position idéologique connexe, mais par une attitude. Non plus un niveau de vie mais un mode de vie. Non pas les titres de propriété, mais l’abonnement à une AMAP. Non pas les frais de rénovation de l’appartement, mais les flâneries dans les vide-greniers. Non pas la progéniture désectorisée vers un collège privé, mais les magasins bio. Non pas l’optimisation fiscale mais les boulangeries sans gluten. Non pas l’héritage mais la trottinette.”

François Bégaudeau, Boniments, éditions Amsterdam, 2023

Erreurs novatrices

“Plus un savoir est diffusé sur un grand nombre de gens, plus grande est la probabilité d’en voir émerger un nouvel usage intellectuel ou pratique. Le grand nombre d’instruits joue-t-il aussi un rôle dans l’apparition des innovations ? Oui. Voici comment. Les innovations dépendent à la fois des savoirs accumulés antérieurs et des déductions à partir d’eux. Mais elles dépendent aussi d’erreurs d’apprentissage, de hasards d’exécution, d’expériences bizarres. La probabilité de voir cela se produire est plus grande dans un groupe plus nombreux. Les observations d’archéologie confirment le lien entre l’évolution de la taille des populations ancestrales et les changements majeurs des techniques utilisées. Plus on est nombreux, plus il y a de chances de faire mieux. Une leçon valable dans de nombreux domaines.”

Jean-Luc Mélenchon, Faites mieux !
Vers la révolution citoyenne
, Robert Laffont, 2023

I am Kenough

“To be honest, when I found out the patriarchy wasn’t about horses, I lost interest anyway.”

[traduction : “Pour être honnête, quand j’ai découvert que la notion de patriarcat n’avait rien à voir avec les chevaux, j’ai décroché.”]

Ken, in Barbie, Greta Gerwig, 2023

https://www.tiktok.com/@targaryensl/video/7259574233762778374

Emeutes

“Permettez-moi de dire, comme je l’ai toujours dit, et comme je continuerai à le dire, que les émeutes sont socialement destructrices et qu’elles vont à l’encontre du but recherché. Mais en dernière analyse, une émeute est le langage de ceux qui ne sont pas entendus.

Et qu’est-ce que l’Amérique n’a pas entendu ? Elle n’a pas entendu que le sort des noirs pauvres s’est aggravé au cours des dernières années. Elle n’a pas entendu que les promesses de liberté et de justice n’ont pas été tenues. Et elle n’a pas entendu que de larges pans de la société blanche sont plus préoccupés par la tranquillité et le statu quo que par la justice, l’égalité et l’humanité.

Ainsi, dans un sens réel, les étés d’émeutes de notre pays sont causés par les hivers d’atermoiements de notre pays. Et tant que l’Amérique repoussera à plus tard la justice, nous nous retrouverons dans une situation où ces violences et ces émeutes se reproduiront encore et encore.

La justice et le progrès social sont les garants absolus de la prévention des émeutes. Je suis sûr que vous avez entendu cette idée.

C’est presque l’idée qu’il y a quelque chose dans le flux même du temps qui va miraculeusement guérir tous les maux. Et j’ai entendu cela à maintes reprises. Il y a ceux, et ce sont souvent des gens sincères, qui disent aux Noirs et à leurs alliés de la communauté blanche que nous devrions ralentir et simplement être gentils et patients et continuer à prier, et que dans 100 ou 200 ans le problème se résoudra de lui-même, parce que seul le temps peut résoudre le problème.

Je pense qu’il y a une réponse à ce mythe. Et c’est que le temps est neutre. Il peut être utilisé de manière constructive ou destructrice. Je suis absolument convaincu que les forces de la malveillance dans notre nation, les extrémistes de droite ont souvent utilisé le temps de manière beaucoup plus efficace que les forces de la bienveillance.

Il se pourrait bien que nous devions nous repentir, dans cette génération, non seulement des paroles au vitriol des mauvaises personnes et des actions violentes des mauvaises personnes, mais aussi du silence et de l’indifférence effroyables des bonnes personnes qui croisent les bras et disent : “Attendez le bon moment.

Quelque part, nous devons nous rendre compte que le progrès social n’est jamais lié à l’inévitable. Il est le fruit des efforts inlassables et du travail persévérant de personnes dévouées. Et sans ce travail acharné, le temps lui-même devient un allié des forces primitives de la stagnation sociale. Nous devons donc aider le temps et nous devons nous rendre compte que c’est toujours le bon moment pour bien faire.”

Martin Luther King, Stanford, 1967.

Mère Nature

“L’homme ne peut point procéder autrement que la nature elle-même, c’est-à-dire il ne fait que changer la forme des matières. Bien plus, dans cette oeuvre de simple transformation, il est encore constamment soutenu par des forces naturelles. Le travail n’est donc pas l’unique source des valeurs d’usage qu’il produit, de la richesse matérielle. Il en est le père, et la terre la mère (…).”

Karl Marx, Le Capital, première section, “La marchandise” I, II, 1867

Bureaucratie

“Désormais, nous vivons dans une société où davantage de gens sont payés pour réguler des marchés que pour produire des services et des ressources au sein de ces marchés. Contre toute attente, le capitalisme bourgeois s’est mis à produire quelque chose que l’on a toujours décrit comme réservé aux régimes communistes : la bureaucratie.

Dans son ouvrage portant sur ce phénomène [Bureaucratie, Les Liens Qui Libèrent, 2015], l’anthropologue David Graeber part du constat qu’aucune population dans l’histoire du monde n’a consacré autant de temps à la paperasse. Cette inflation de paperasse, n’importe qui aurait tendance à en attribuer la responsabilité (ou culpabilité) aux fonctionnaires, à l’administration, bref à l’Etat. Ce serait se tromper d’ennemi. Pour Graeber, cette bureaucratisation de nos vies est liée aux dernières mutations du capitalisme car les réformes, prises au nom de la flexibilité, de l’efficacité, de la rationalité, produisent en réalité ce qu’il nomme la “loi d’airain du libéralisme” :

“Toute réforme de marché — toute initiative gouvernementale conçue pour réduire les pesanteurs administratives et promouvoir les forces du marché — aura pour effet ultime d’accroître le nombre total de réglementations, le volume total de paperasse et l’effectif total des agents de l’Etat.”

L’efficacité, la réduction des coûts et la baisse des prix ne sont donc jamais au rendez-vous. Et contrairement à ce que les idéologues bourgeois ne cessent de répéter — sans la moindre preuve —, un monopole public coûte moins cher qu’un marché concurrentiel.”

Nicolas Framont, Parasites, Les Liens Qui Libèrent, 2023

Sous-bourgeoisie

“C’est la classe intermédiaire qui fait marcher le monde dans un ordre conforme aux intérêts bourgeois et surtout qui décrit celui-ci selon des valeurs et une grille de lecture qui les préservent. Une classe aussi consciente d’elle-même, aussi habitée par la lutte des classes (celle des grandes fortunes), a besoin pour régner d’une sous-classe qui n’ait pas conscience d’elle-même et qui pense que la lutte des classes n’existe pas.”

Nicolas Framont, Parasites, Les Liens Qui Libèrent, 2023

Un grand pouvoir des retraites implique la retraite du pouvoir

“La retraite est une réalité inédite dans sa signification de fond. Nous savons tous que la pension relève du droit du travail : elle n’est ni un patrimoine relevant du droit de propriété, ni une allocation relevant du droit de l’aide sociale. Or, aucune autre ressource liée au travail de la personne n’est à ce point dénouée de ses activités ici et maintenant productives. Quoi qu’il fasse, le retraité est payé, sa pension ne peut pas être supprimée ou réduite en fonction de ce qu’il fait. Et ce lien de la pension à la personne autorise une liberté dans le choix des activités et dans l’utilisation du temps que les retraités n’avaient pas connue avant leur retraite, une situation nouvelle en majorité vécue positivement. Les pensions sont un attribut de la personne, indépendamment de son activité présente. Aucune puissance économique ou politique ne peut réduire ou supprimer la pension, ni imposer aux retraités d’effectuer des tâches qu’ils ou elles ne veulent pas faire. C’est une expérience formidable d’autonomie populaire par rapport au patronat et à l’Etat capitalistes.

Pour une classe dirigeante qui tire tout son pouvoir de son pouvoir sur le travail, qui a le monopole de la décision sur la production et qui l’impose aux travailleurs, que ceux-ci soient indépendants ou dans l’emploi, sans qu’ils puissent décider rien de fondamental sur le travail, la question absolument vitale est la suivante : les retraités sont-ils des travailleurs titutlaires d’un salaire et en capacité de décider du travail qu’ils font, ou sont-ils d’anciens travailleurs retrouvant dans leur pension le différé de leurs cotisations et libérés du travail ? La réponse, non moins vitale, de la bourgeoisie capitaliste est évidemment que les retraités sont d’anciens travailleurs. Le drame est que c’est aussi la réponse de leurs opposants.

Bernard Friot, Prenons le pouvoir sur nos retraites, La dispute, 2023

Féministes réformistes

“Si les féministes réformistes n’ont pas formulé cette invitation [“invitation collective claire” aux hommes à “rejoindre le mouvement féministe pour se libérer du patriarcat”], c’est parce que ce sont elles qui, en tant que groupe social (surtout des femmes blanches bénéficiant d’un privilège de classe) ont lancé l’idée que les hommes seraient tout-puissants. Pour ces femmes, la libération féministe consistait davantage à leur permettre d’obtenir leur part du gâteau à la table du pouvoir qu’à libérer massivement les femmes et les hommes moins puissants de l’oppression sexiste. Elles n’en voulaient pas aux puissants, c’est-à-dire leurs papas et leurs maris, d’exploiter et d’opprimer des hommes pauvres ; elles étaient furieuses de ne pas bénéficier d’un accès égal au pouvoir. Aujourd’hui, beaucoup de ces femmes ont obtenu gain de cause, et surtout la parité économique avec les hommes de leur classe. Par conséquent, elles ont presque perdu tout intérêt pour le féminisme.”

bell hooks, La volonté de changer
(les hommes, la masculinité et l’amour)
, 2004

Le mouvement anti-pass, antichambre de l’extrême-droite libertarienne ?

Amélie Jeammet : “Et comment lisez-vous le récent mouvement “anti-pass sanitaire” ? Vous semble-t-il identique à celui des Gilets jaunes au sens où il serait l’expression d’une partie des classes populaires et moyennes délaissées par le bloc bourgeois ?” (…)

Stefano Palombarini : “En Italie, c’est comme en Allemagne, c’est un mouvement libertarien de refus des contraintes administratives, c’est très marqué à l’extrême-droite. (…) Il y a une sorte de méfiance généralisée envers l’Etat. La composante extrême-droite existe aussi en France, elle est importante, mais cette méfiance est très présente dans les classes populaires et sans doute produite par les événements précédents, pas seulement sous Macron, mais déjà à l’époque de Hollande et Sarkozy. Elle est justifiée mais un peu inquiétante, parce que je n’ai pas l’impression qu’elle soit spécialement dirigée vers le gouvernement présent. C’est plus général : l’Etat réprime nos libertés, l’Etat nous ment, l’Etat contre les citoyens d’une certaine façon. Je ne pense pas que le mouvement anti-pass, en lui-même, ait une énorme importance, mais si on doit l’interpréter comme un signal, ce n’est pas sûr que ce soit un signal favorable à une perspective de gauche au sens où Mélenchon la présente par exemple, et dans laquelle l’Etat aurait un rôle très important à jouer. Si c’est vraiment de la défiance vis-à-vis de l’Etat, ça pose un tas de problèmes, en particulier pour une politique volontariste, protectionniste, avec la planification qui jouerait un rôle, etc. Tout cela demande quand-même d’y croire. Cette méfiance a des racines véritables, en particulier chez les classes populaires : elle risque d’être un obstacle pour une perspective de gauche.”

Bruno Amable & Stefano Palombarini, Où va le bloc bourgeois ?,
La dispute, 2022

Universalisme bourgeois

“Pour Marx, l’histoire est un processus de lutte, de lutte des classes, de lutte des êtres humains pour se libérer de l’exploitation. Si l’histoire n’est autre que l’histoire des conflits, des divisions et des luttes, il devient alors impossible d’analyser le processus historique du point de vue d’un sujet universel et unique. Pour le féminisme, cette perspective est très importante. Du point de vue féministe, il est fondamental de souligner que cette société se perpétue en générant des divisions, des divisions fondées sur le genre, sur la race, sur l’âge. Une vision universalisante de la société, du changement social, depuis un sujet unique, finit par reproduire la vision des classes dominantes.”

Silvia Federici, Le capitalisme patriarcal, La Fabrique éditions, 2019

Le droit au repos

“C’est le droit au repos qui est rogné. Au nom du travail, de la “valeur travail”, de “l’amour du travail”, il faudrait travailler sans cesse, sans répit. (…)

La dignité du travail, c’est aussi, c’est surtout le repos. Et c’est leur bataille, aujourd’hui, à nos dirigeants, au nom de la “valeur travail”, de l’attaquer par tous les bouts. C’est le dimanche qui, depuis Sarkozy et Macron, n’est plus chômé dans les supermarchés. C’est les heures sup à multiplier pour se maintenir la tête hors de l’eau. C’est la retraite, qu’ils reculent toujours. C’est, rebelote, une conquête que l’Europe suggérait, sur le congé parental, et que la France, par la voix de son président, a minée, vidée.

La bataille entre le Capital et le Travail, dans notre histoire, c’est sur les salaires qu’elle se joue, bien sûr. Mais c’est surtout sur le temps. Le congé maternité. Le samedi à l’anglaise. La semaine de 40 heures. Les congés payés. La retraite à 60 ans. Tout cela, c’est du temps libéré par les ouvriers. C’est le repos qui, jusqu’alors, appartenait à l’aristocratie, à la bourgeoisie, qui est entré dans la démocratie, pour tous, pour le peuple : le droit au repos.”

François Ruffin, Je vous écris du front de la Somme,
Les Liens Qui Libèrent, 2022

Impuissance masculine

“Voilà la plus grande méprise au sujet des hommes : parce qu’ils s’occupent de l’argent, parce qu’ils peuvent embaucher quelqu’un et le licencier ensuite, parce qu’eux seuls remplissent des assemblées et sont élus au Congrès, tout le monde croit qu’ils ont du pouvoir. Or, les embauches et les licenciements, les achats de terres et les contrats de coupe, le processus complexe pour faire adopter un amendement constitutionnel – tout ça n’est qu’un écran de fumée. Ce n’est qu’un voile pour masquer la véritable impuissance des hommes dans l’existence. Ils contrôlent les lois, mais à bien y réfléchir, ils sont incapables de se contrôler eux-mêmes. Ils ont échoué à faire une analyse pertinente de leur propre esprit, et ce faisant, ils sont à la merci de leurs passions versatiles ; les hommes, bien plus que les femmes, sont mus par de mesquines jalousies et le désir de mesquines revanches. Parce qu’ils se complaisent dans leur pouvoir immense mais superficiel, les hommes n’ont jamais tenté de se connaître, contrairement aux femmes qui, du fait de l’adversité et de l’asservissement apparent, ont été forcées de comprendre le fonctionnement de leur cerveau et de leurs émotions.”

Michael McDowell, Blackwater I : La crue, 1983,
éd. Monsieur Toussaint Louverture, 2022.

Guerre froide 2.0

“Depuis le début de la crise [ukrainienne], Américains et russes font de l’Europe le terrain de leur affrontement.

Dans la guerre froide historique opposant l’URSS et le “bloc occidental”, l’Europe se trouvait au coeur du choc, alors que les “conflits périphériques” se multipliaient en Asie ou en Afrique. Mais aujourd’hui (…), c’est bien l’Asie qui se retrouve au centre du jeu, tant au niveau économique que d’un point de vue géopolitique. Ce basculement a amené nombre d’experts à rester aveugles aux menaces croissantes qui visent le Vieux Continent. “Le vrai rival des Etats-Unis, c’est la Chine. C’est la nouvelle guerre froide. Là-dedans, Europe et Russie sont désormais des pions”, me confie un acteur de la défense en France. L’Europe est devenue, sans qu’elle s’en rende compte, la périphérie du monde.

Depuis le début de la crise, les Américains rappellent ainsi qu’ils ne souhaitent pas entrer directement dans un conflit en Ukraine. Leur préoccupation première reste la Chine, et ils veulent éviter d’avoir à s’impliquer dans ce qui pourrait devenir une guerre avec la Russie. Cela ne les empêche pas de souffler sur les braises. L’ancien patron de la CIA, Leon Panetta, a ainsi expliqué à l’agence de presse Bloomberg que les Etats-Unis étaient en fait engagés dans une guerre par proxy (procuration) contre la Russie en Ukraine, via les livraisons d’armes et l’action des services de renseignement.”

Marc Endeweld, Guerres cachées,
Les dessous du conflit russo ukrainien
, Seuil, 2022

Entre Macron et Poutine, Chevènement tenait la chandelle

“Le président français avait (…) tenu à faire du “dialogue avec la Russie” l’une de ses priorités diplomatiques au moment de son accession au pouvoir en 2017. Deux mois à peine après son élection, il avait fait tousser de nombreux diplomates du Quai d’Orsay en recevant Vladimir Poutine en grande pompe à Versailles. On se souvient aussi bien sûr de la visite du maître du Kremlin au fort de Brégançon en août 2019, à quelques jours du G7 de Biarritz.

Cet été-là, Emmanuel Macron va jusqu’à dénoncer l’existence d’un “Etat profond” au Quai d’Orsay lors de la traditionnelle conférence des ambassadeurs, devant un parterre de diplomates médusés. Il est clair à ses yeux que l’administration diplomatique l’entrave dans sa démarche de dialogue avec Poutine. Le président exhorte alors ses diplomates à “repenser […] notre relation avec la Russie” et à renforcer le dialogue avec celle-ci, car “pousser la Russie loin de l’Europe est une profonde erreur stratégique, parce que nous poussons la Russie soit à un isolement qui accroît les tensions, soit à s’allier avec d’autres puissances comme la Chine, ce qui ne serait pas du tout notre intérêt”. Déjà, dans son livre Révolution, publié lors de la campagne présidentielle, il annonçait son intention de “travailler avec les Russes pour stabiliser leur relation avec l’Ukraine et permettre que soient levées progressivement les sanctions de part et d’autre”. Pour développer ce “dialogue”, le président français mise dès son arrivée à l’Elysée sur la constitution d’une relation personnelle avec son homologue russe. Il recourt à la même méthode avec Donald Trump, sans grand succès.

On doit en fait l’utilisation de cette formule de l’“Etat profond” visant le Quai d’Orsay — et surtout certains de ses diplomates considérés comme proaméricains et atlantistes — à Jean-Pierre Chevènement, proche conseiller du soir d’Emmanuel Macron et partisan d’un rapprochement avec la Russie. L’ancien ministre de Françaois Mitterrand et Lionel Jospin n’est pas le seul à avoir eu l’oreille du président sur ce dossier. l’ancien ministre des affaires étrangères Hubert Védrine a aussi joué un rôle. Mais, en début de quinquennat, c’est Chevènement qui est envoyé à plusieurs reprises par le président faire passer des messages à Vladimir Poutine.

Cette excuse de l’“Etat profond” est pourtant un peu facile. La posture hostile du président français peine à masquer ses erreurs stratégiques, lui qui a multiplié les positions contradictoires sur le dossier, usant d’un “en même temps” diplomatique aux maigres effets.”

Marc Endeweld, Guerres cachées,
Les dessous du conflit russo-ukrainien
, Seuil, 2022

Covid et capitalisme

“L’épidémie de Covid n’a évidemment pas été fabriquée pour réduire encore davantage les libertés publiques tout en favorisant l’emprise des Gafam, elle a été une opportunité de le faire. Dire que l’épidémie est fonctionnelle et nécessaire au capitalisme serait évidemment une erreur (…).”

Bernard Friot, in
Bernard Friot & Frédéric Lordon, En travail,
Conversations sur le communisme
, La dispute, 2021, p. 167

Grogne

“Mélenchon a raison de dire que certains fâchés ne sont pas fachos, en revanche 100% des fachos sont fâchés. J’ai compté.

La colère est peut-être l’affect-socle de l’extrême-droite. Le facho n’est pas seulement en colère contre la libération anticipée d’un violeur, il est en colère contre tout. La colère lui est un diapason réglé dès le matin, une disposition en attente d’un contenu. Il lui reste à pointer dans n’importe quel objet le truc qui fâche, et à toujours y revenir, et à sembler tirer de ce ressassement une joie mauvaise. (…)

L’extrême-droite, c’est peut-être ça : une mauvaise humeur qui se prend pour un projet politique. Et l’anar de droite ? Une pente contestataire que le passage aigre du temps dégrade en mauvais caractère.

La mauvaise humeur s’autoalimente. Plus elle m’envahit plus je l’exprime, plus je l’exprime plus elle m’envahit.”

François Bégaudeau, Notre joie, Pauvert, 2021

Réac-publicains

“Le glissement a commencé dans les années 1980, quand un honorable aéropage autoritaire a brandi l’étendard républicain pour monter au front contre deux sabotages internes de l’école : le voile, les pédagogues — nous y revoilà.

Serviteur le plus zélé de la cause, Onfray rappelle le péché originel des pédagogues : d’avoir détruit les fondamentaux de l’école de la République, à savoir : le prof sait, l’élève ignore ; le prof parle, l’élève écoute ; le prof dispense son savoir, l’élève l’avale et le recrache en contrôle. L’élève a deux compétences : s’asseoir et se taire. Un bon élève est un élève qui ferme sa gueule — il l’ouvrira quand il sera prof, s’il n’a pas pu mieux. En attendant, c’est à lui d’en chier, comme au service militaire qui avait du bon, qui soudait la nation. Faire ses classes, être en classe. On n’apprend pas sans douleur, qu’est-ce que tu crois ! éructe le vieux grognard. Moi ma mère si ça rentrait pas elle me foutait une torgnole, eh bien je peux te dire que la tirade de Cyrano à la fin je la connaissais par coeur. Et je la connais encore. C’est un roc c’est un pic c’est un cap que dis-je c’est un cap c’est une péninsule. Et maintenant ils viennent nous casser les couilles à interdire la fessée non mais franchement. On n’est pas en Suède. La preuve on est en France.

Circularité toujours : la langue autoritaire porte, produit, exprime, redouble une pensée autoritaire dont l’opération paradigmatique est comme de juste un rappel à l’autorité. La langue autoritaire soutient et se soutient d’une pensée autoritaire qui veut des maîtres.”

François Bégaudeau, Notre joie, Pauvert 2021, p.71

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