Le droit à la paresse

Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie traîne à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis deux siècles, torturent la triste humanité. Cette folie est l’amour du travail, la passion furibonde du travail, poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales de l’individu et de sa progéniture.

Paul Lafargue, Le droit à la paresse, 1883

Le camarade François Ruffin, père de 2 enfants, non seulement député très actif, mais aussi toujours directeur du journal Fakir, vient de sortir un livre (Cette France que tu ne connais pas) — dont je recommande la lecture — et écume les salles de cinéma pour présenter en avant-première son nouveau film, J’veux du soleil. Il semble aussi être un grand lecteur et est également un passionné de foot.

Du coup, je me pose la question : il dort quand, l’ami Ruffin ? Il s’occupe quand de ses mômes et quand-est-ce qu’il fait le ménage ?

Parce que moi qui ne suis pas député, entre le boulot, les enfants, le linge propre à ranger, l’aspirateur, etc. c’est déjà un miracle si je parviens à lire un bouquin et que je trouve encore la force d’aller tracter ou passer des heures en AG.

Mais Ruffin n’est pas le seul. A près de 68 ans, Mélenchon court toujours de meetings en meetings, de plateaux télé en plateaux télé, enchaine les discours à l’Assemblée nationale, préside le groupe parlementaire de la FI, produit chaque semaine vidéos et billets de blog…

Quant à Manuel Bompard, le directeur des campagnes de la France Insoumise, Slate nous apprenait il y a deux ans que c’était un “bourreau de travail”, un “bosseur”, qui “abat une masse de travail colossale” et “dort trois heures par nuit”, un “hyperactif” qui, “dans une journée de dix heures”, “est deux fois plus productif que n’importe qui” mais n’hésite pas à jouer “au foot et à la playstation” avec ses camarades et consacre tout de même du temps à la lecture (“plutôt philo et histoire”).

Avant Bompard, c’est feu François Delapierre qui fut le bras droit de Mélenchon. “En un souvenir, son épouse, Charlotte Girard, résume tout [dans le JDD]. Cette volonté qu’ils avaient de ne pas avoir d’enfants car ils n’avaient “pas le temps”. Militer aux côtés de Mélenchon est un plein-temps. Mais un jour vient où le désir d’enfant prime. Et Delapierre, qui aimait par dessus tout contrôler et planifier, a sorti son agenda pour proposer des dates à sa femme, des dates que l’on imagine volontiers éloignées des grandes batailles électorales.”

Et voici venir Manon Aubry, jeune tête de liste de la France Insoumise pour les élections européennes de 2019. Là, on va peut-être se calmer ? Penses-tu. Selon Libération, “Manon Aubry a toujours été dans l’action”. “Hyperactive, qui dort très peu”, elle “espère conserver quelques habitudes. Le sport, notamment. L’ancienne championne de natation joue au water-polo dans un club du XVIIIe arrondissement de la capitale”.

Ceci constaté, je comprends mieux pourquoi la France Insoumise développe, selon LVSL, une “démocratie de l’action” au détriment de toute démocratie interne dans le mouvement. Si la “démocratie de l’action” peut sembler plus séduisante que les votes pour des virgules dans des congrès interminables, je pense que c’est aussi une impasse, car elle promeut des profils “hyper-actifs” déjà valorisés socialement dans le monde capitaliste au détriment des “contemplatifs” qui ont pourtant aussi un rôle à jouer, ne serait-ce que pour prendre du recul voire “faire un pas de côté”, comme disait Gébé. Et parce que ça m’arrange.

Et pendant que la camarade Stéphanie m’explique que son compagnon “a arrêté la politique quand il s’est rendu compte qu’il ne pouvait pas tenir des nuits entières d’AG, qu’il allait se coucher pendant que les plus excités en profitaient pour faire passer leurs motions en douce”, la camarade Nadège, l’as du mégaphone, toujours à fond sur tous les fronts, me rappelle qu’elle espère me voir aux groupes de travail, aux distributions de tracts ou sessions de collage, ainsi bien sûr qu’à la prochaine AG hebdomadaire de notre collectif local des Gilets Jaunes, avant une projection militante au cinéma de quartier vendredi soir et bien sûr la manif de samedi, etc.

Entre 150 messages par mail, par Telegram, par Whatsapp, par Facebook, par Twitter, je reçois évidemment aussi des appels syndicaux, et moult messages de boulot, me sommant de remplir telle ou telle paperasse, m’invitant avec insistance à m’inscrire avant-hier au plus tard dans tel ou tel PROJET.

C’est alors que je repense à tous ces dimanche où, ne trouvant pas le courage d’aller tracter au marché ni de faire du jogging, je traine au lit, essayant péniblement d’ingérer un café tandis que la petite dernière me saute dessus et que j’aperçois les voisins par la fenêtre, tout fringants et déjà équipés de pied en cap avec toute leur marmaille pour une expédition en vélo. Me viennent alors des envies d’abandonner toute activité politique et de faire comme Alexandre le bienheureux.

Pas question pour autant de passer dans le camp de l’ennemi de classe : Macron n’est-il pas réputé lui aussi pour ne dormir que trois ou quatre heures par nuit ? Et quand j’entends les odes au travail de la droite en général et des macronistes en particulier, j’ai des envies de franchir le point Godwin. Mais je me retiens.

Me revient aussi en mémoire cette chanson que j’avais écrite autrefois pour le groupe Black Noddles (il faudrait que je trouve le courage de l’enregistrer avec la musique, mais faudrait brancher tout le bordel, régler les sons… tu parles d’une chierie) :

Il est un droit sacré
Que trop souvent l'on me conteste
Et que je veux revendiquer
C'est le droit à la paresse
Non je n'veux pas travailler
Aucun boulot ne me plaît
A quoi bon m'éreinter
Pour une poignée de billets
Je ne veux pas bosser
Pas question de trimer
I'm so lazy
Je n'ai pas d'admiration
Pour le modèle japonais
Quand on me charge d'une mission
Je m'enfuis vite fait bien fait
L'effort de la fornication
Est le seul que je connaisse
C'est bien la seule exception
Qui peut me faire remuer les fesses
Je ne sais rien faire
Et parfois j'en suis fier
I'm so lazy
Travail famille patrie
Depuis le temps que ces mots durent
Mais selon l'étymologie
Travail signifie torture
Ni maître ni esclave
Je ne fais de tort à personne
Et je n'ai qu'une angoisse
C'est que mon réveil sonne
Je n'suis qu'un bon à rien
Mais au moins je me sens bien
I'm so lazy
I'm a lazy cow.

Alors quoi ? Nous les feignasses, les mous du genou, les faiblards, les poils-dans-la-main, les fragiles, les nonchalants, les dilettante, les gros dormeurs, les pannes de réveil, les contemplatifs, les 2 -de-tension, les fatigués-de-naissance, les procrastinateurs, les lève-tard, combien de temps allons-nous encore supporter la tyrannie des hyperactifs, des besogneux, des bûcheurs, des Übermenschen qui nous imposent ce rythme d’enfer ?

TOUT LE POUVOIR AUX MAUVIETTES !

Camarades flemmards, groupons-nous et DEMAIN…

Auteur/autrice : Serge Victor

Militant de gauche, écosocialiste, féministe, autogestionnaire

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