Prof

Aujourd’hui, j’ai appris que le petit Jim avait foutu une baffe à une surveillante. Du coup, il va passer en conseil de discipline…
Cela me désole d’autant plus que je sentais depuis plusieurs jours qu’il commençait à saturer, que le bruit des autres le gênait, qu’il se mettait à interpréter tout geste comme une agression. J’avais vu les signes, et on m’avait averti qu’il pouvait avoir des accès de violence, mais je ne le connaissais pas encore assez pour anticiper les conséquences, et puis qu’aurais-je pu faire ? Au bahut, on n’a pas de médecin scolaire, pas de psychologue, pas de personnel formé et disponible avec qui ce type d’élève pourrait passer un moment, loin de la pression du groupe (l’unique infirmière est également débordée et pas présente sur tout le temps scolaire). Alors on le garde en classe, Jim, bien qu’il ait besoin de calme et qu’au sein du groupe il y ait quelques hyperactifs avec trouble de déficit de l’attention plutôt remuants, avec qui la cohabitation est difficile.

Je repense aux cuistres qui crachaient cet été sur Greta Thunberg, ne comprenant pas qu’on puisse accorder le moindre crédit à la parole d’une autiste, poussant même la cuistrerie jusqu’à s’indigner de ne pouvoir la critiquer du fait de son autisme (tout en la traitant en même temps de cyborg). Que diraient-ils de Jim, qui est aussi dyspraxique, dyslexique, dyscalculique (oui, il fait la collec des dys, mon Jim) ? Avec de surcroît son problème d’élocution, son autisme à lui passerait moins la rampe que l’Asperger de Greta. Cela n’empêche que l’autre jour, Jim m’a expliqué du haut de ses 14 ans à quel point il était opposé à toute fusion des Hauts-de-Seine avec les Yvelines, ainsi qu’à la réduction du nombre de parlementaires voulue par Macron. Et puis, avec son conseil de discipline, il risque de faire bientôt malgré lui comme Greta avec sa grève de l’école. Encore que l’Education nationale trouvera bien à le recaser quelque part, dans un bahut aux classes surchargées, sans médecin scolaire…



Je repense à la panique de Jim à chaque fois qu’il y a un léger changement dans son emploi du temps. Alors changer de bahut en cours d’année…

Je pense bien sûr aussi à la surveillante qui s’est prise une baffe. Précaire et payée avec un lance-pierre, pas spécialement formée aux sports de combat ni à la prise en charge de troubles du comportement…

Je repense à Christine Renon, la directrice d’école de Pantin qui a mis fin à ses jours sur son lieu de travail après avoir envoyé une lettre désespérée sur ses conditions de travail et sur sa fatigue.

Je repense à Laurent Gatié, ce professeur de Chamalières, suicidé lui aussi.

Heureusement, je repense aussi à la phrase de Coluche : “moi, j’aimerais mieux mourir de mon vivant”.

Je repense à ce texte que j’ai vu passer sur les réseaux antisociaux :

Hier, j’avais rendez-vous avec ma DRH.

Je vous entends d’ici ricaner, enseignants de peu de foi.
Pourtant, à l’heure dite, dans les locaux de la DSDEN, elle se dressait devant moi, telle la Sainte Vierge devant Bernadette. Je la suivis avec ferveur.

Lorsque nous fûmes assises l’une et l’autre, elle rapprocha la boîte de mouchoirs blancs de mon côté.
Mais mon espérance était encore profonde, et je l’éclairai rapidement sur les raisons de ma venue (grosso modo, que je ne me voyais pas survivre longtemps à ce beau métier, ses vacances et ses plages de sable fin de liberté)
Je lui demandai donc les possibilités de reconversion au sein même de l’entrepr…euh, de l’Education Nationale, et elle me proposa, les mains tendues et les paumes tournées vers le ciel, de passer les concours de direction ou d’inspection.

J’expliquai rapidement que je n’étais intéressée ni par l’un, ni par l’autre, et que, conséquemment, les 150h qui apparaissaient miraculeusement depuis cette rentrée sur mon compte personnel de formation pourraient contribuer à financer un bilan de compétences, par exemple, qui me permettrait un accompagnement pour la suite.
J’entendis alors comme un hoquet. « Ha mais ces heures ne sont pas mobilisables », me répondit, gênée, la dame à la chemise immaculée, tout en rapprochant la boîte de mouchoirs de son côté du bureau.
– Et quand le seront-elles ? réponds-je aimablement.
– On ne sait pas, souffle la divine créature.

Elle reprend, les mains serrées l’une contre l’autre, qu’un bilan de compétences, ça n’est pas une baguette magique ! que MOI SEULE dois savoir ce que je peux faire ! que PERSONNE ne peut le savoir pour moi ! que le bilan de compétences, en fait, c’est un peu du caca, et que prof, c’est quand même pas si mal ! Que la grâce divine de la reconversion ne tombe pas du ciel comme ça !
Que je vais, pour y voir plus clair, remplir le petit fascicule qu’elle a confectionné elle-même de ses doigts de madone, et dont elle ne semble pas peu fière.

Une sorte de bilan de compétences express, quoi.

Tandis que je le feuillette distraitement, elle s’approche de moi, et me susurre, d’une voix enveloppante, que d’après ce que je lui ai dit, je suis faite pour être prof, que ma souffrance n’est que provisoire, et puis, est-ce que le travail n’est que joie ?

Lorsque je lui réponds, bêtement prosaïque, qu’il y a comme un énorme hiatus entre l’énergie que je déploie à chaque minute de chaque heure de cours, la place et le poids que ce métier ont dans ma vie, et l’image qu’on m’en renvoie, elle rit, du bout de ses dents parfaites : il ne faut pas écouter ce que les gens disent ! Je fréquente les mauvaises personnes !

J’ai une pensée pour Manu, Jean-mi et tous leurs copains qui nous chient dans les bottes, suivis par une bonne partie de la population, elle-même écrasée par le rouleau compresseur de la loi du marché : j’ai beau essayer de me boucher les oreilles, je les entends. Me dire que je suis une paresseuse, que pour avoir la même retraite que celle qu’auront eue mes propres profs, je vais devoir travailler beaucoup plus, c’est bien normal ! que je suis une incompétente, si je ne m’adapte pas aux réformes nécessaires à la bonne marche de l’entrepr..euh, de l’école ! Que je suis, de toute façon, une privilégiée, avec toutes mes vacances et avec mon travail à vie, et qu’il serait vraiment indécent de me plaindre. Que, pour le bien-être de l’entrepr…euh, de notre belle école, de toute façon, je n’ai pas le DROIT de me plaindre publiquement.

Je pense aux parents d’élèves, souvent prompts à déceler les brebis galeuses chez les enseignants, moins à dénoncer le cruel manque de formation disciplinaire de tous les contractuels appelés à remplacer les fonctionnaires, au fur et à mesure de leur démission ou départ en retraite.

Je pense au cynisme de nos hommes et de nos femmes politiques, qui nous dressent les uns contre les autres, afin de mieux déshabiller Pierre puis Paul. Chacun son tour : « mais vous voyez bien que Pierre a encore un slip et un tee-shirt : c’est bien suffisant pour lui, surtout qu’il est toujours en vacances ! Ce sont vos impôts, quand même ! » pour enchaîner sur « Paul, soyez raisonnable : Pierre est en slip ; vous ne pouvez pas décemment conserver votre pull en laine, un peu de solidarité ! »

Je pense évidemment à Christine, à ceux qui l’ont précédée ou suivie, à tous ceux qui ont souffert dans leur corps ou dans leur âme de ce métier, à ceux dont on n’a jamais entendu parler. A ceux qui serrent les dents en silence, parce que l’Education Nationale les infantilise et leur fait croire qu’ils ne sont plus bons à rien d’autre, et que, s’ils ne sont plus bons à enseigner, ils ne sont plus bons à rien tout court.

Je pense à tous ceux qui souffrent de ce monde du travail où on leur fait croire qu’ils sont interchangeables, qu’ils n’ont rien d’unique, et que n’importe qui, voire n’importe quoi, peut les remplacer.

Je secoue la tête, pour me concentrer à nouveau sur le babillage de la DRH, penchée vers moi, l’air désolé de ne rien avoir à me proposer, pas même une formation, contrairement à ce que dit la loi.
« Sinon, vous pouvez peut-être demander un temps partiel encore plus partiel ? Faut pas démissionner sur un coup de tête, hein, vous risquez de le regretter.»

Pas de miracle.

Je ne démissionnerai de toute façon pas aujourd’hui, mais, en empoignant mon manteau, je demande un autre rendez-vous : clairement, la DSDEN n’est pas Lourdes, mais j’ai encore la foi en ma capacité de travailler mieux, ailleurs. Et je veux que l’Education Nationale soit au courant, qu’elle sache que ce métier de rêve, plus grand monde n’en veut.
Qu’elle prenne ses responsabilités.

Quand on est prof, on se convainc qu’on est passionné, et que si on souffre, c’est POUR LE MEILLEUR. Pour les élèves. Pour une société plus juste, et plus égalitaire.
Une sorte de destin christique, quoi.
On devrait essayer de se souvenir que c’est aussi et surtout un métier.

Qu’on a le droit de quitter, avant de se quitter soi-même.

Je garde dans un coin de la tête la phrase de Nicole Ferroni, évoquant à la fois son parcours d’enseignante et le programme de SVT :« La douleur vous protège car elle vous invite à fuir. »

En mémoire de Christine, et de tous les autres, je vous propose, individuellement mais dans un élan collectif, de réclamer un entretien avec votre DRH, et demander vos heures de CPF. Cela nous est dû.

Comme devrait nous être dû le respect élémentaire accordé à tout travailleur. Le droit de ne pas être humiliés et de ne pas être traités par l’ensemble de la société, politiques en tête, de bouses ignorantes, feignantes et geignantes.

Parce que, quand on parvient à faire face à un public qui voudrait être partout sauf en face de soi, quand, souvent, on arrive à l’intéresser, on n’est pas bon, on est extraordinaire. Et qu’on peut tout faire.

Il faut que ça se sache !

Et je repense à Jim, qui me courait après à chaque récré pour venir me parler de trucs hyper-importants (pour lui), comme le prolongement de la ligne 12 du métro.

Jim, par Siegfried G

Auteur/autrice : Serge Victor

Militant de gauche, écosocialiste, féministe, autogestionnaire

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