Taudis

“Le XIXe siècle a promu jusqu’à la caricature le critère que l’on appellera, pour faire bref, les “résultats financiers” comme test permettant de déterminer si une politique doit être recommandée. Le destin personnel s’est transformé en une parodie du cauchemar d’un comptable. Au lieu d’utiliser leurs ressources techniques et matérielles, désormais beaucoup plus vastes, pour construire une cité idéale, les hommes du XIXe siècle construisirent des taudis ; et ils pensèrent que bâtir des taudis était la chose juste et recommandable, parce que les taudis, à l’aune de l’entreprise privée, “cela rapporte”, alors que la cité idéale aurait été, selon eux, un acte fou d’extravagance qui aurait dans le vocabulaire imbécile du monde financier, “hypothéqué” l’avenir. (…) C’est la même règle de calcul financier autodestructeur qui gouverne chaque domaine de notre quotidien. Nous détruisons la beauté des campagnes parce que les splendeurs inappropriées de la nature sont sans valeur économique. Nous serions capables d’éteindre le soleil et les étoiles parce qu’ils ne versent pas de dividendes… Ou encore, nous avons jusqu’à récemment considéré qu’il s’agissait d’un devoir moral de ruiner les cultivateurs de la terre et de détruire les traditions millénaires de l’art de l’élevage si cela nous permettait de payer la miche de pain un dixième de penny meilleur marché. Il n’y avait rien que nous ne jugions de notre devoir de sacrifier à ce Moloch et Mammon tout en un… (…) Car aussitôt que nous nous octroyons le droit de désobéir au critère du profit comptable, nous commençons à changer notre civilisation. C’est l’Etat plutôt que l’individu qui doit modifier son critère. C’est la conception du ministre des Finances en tant que président-directeur général d’une sorte de société cotée en Bourse qui doit être rejetée…”

John Maynard Keynes, cité par Paul Jorion in
François Ruffin, Leur folie, nos vies, Les liens qui libèrent, 2020

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