Heureux qui communiste

Une belle palissade bien propre. Pure de toute souillure. C’était l’idéal. Le pinceau de colle, une bonne application, et hop ! Le noble visage du Petit Père des Peuples proclame à la face du monde que la Révolution n’est pas morte. Les autres pouvaient bien dire tout ce qu’ils voulaient. Pépé Jojo savait, lui, que la Révolution ne meurt pas. Tout au plus connaît-elle des hauts et des bas. Le flux et le reflux. Mais on ne peut rien contre la Vérité historique. Le pinceau, la colle, l’affiche. Trois visages moustachus ornaient à présent la palissade. Toute une vie consacrée à la Cause. Personne ne pourrait lui faire croire, à Pépé Jojo, que tout cela était mort. Ceux qui proclamaient partout que l’URSS était tombée mentaient. Tous des traîtres judéo-trotskystes ! Mais le Parti saurait bien les faire taire un jour. Définitivement. Le combat devait continuer, plus que jamais. La Ligne devait être suivie. Mais il fallait se méfier de tout, même du Parti. Oui, le Parti lui-même était gangrené. Son chef était devenu un social-traître petit-bourgeois et tous ses dirigeants des chiens vendus à la CIA et aux ploutocrates hitléro-sionistes. Les vrais militants étaient mis au rancart. Le dogme s’effritait. L’orgueil prolétarien avait été réduit à néant par des intellectuels puants, valets lèche-bottes du patronat exploiteur. Une vie entière de lutte opiniâtre et de dévouement aveugle : les piquets de grève ; la castagne avec les “ jaunes ” ; les Brigades Internationales, les FTP ; les cortèges triomphants, drapeaux rouges et portraits géants des héros du Peuple ; la dureté inflexible du Vrai Révolutionnaire ; la fière dignité du Prolétaire : “ Nous ne sommes rien, soyons tout ” ; la Gitane maïs entre deux gros doigts tachés d’huile et de graisse noires ; la gamelle sous le bras ; la collectivisation des moyens de production ; la vente de l’Huma sur les marchés ; et puis aussi la Ligne, la tactique, la Ligne, la tactique, la Ligne, la tactique, la Ligne, la tac… A quel moment précis l’Histoire s’était-elle détournée de son sens ? 1956 ? 1968 ? 1981 ? 1989 ? Quand ? Toute une vie noyée, emportée par le reflux. Pour Pépé Jojo, rien de tout cela n’était réel. Quelqu’un de suprêmement habile, un ennemi du Peuple, avait jeté sur la réalité ce voile hideux. Renoncement. Compromissions. Défaite. Soumission. Désordre. Trahison. Chaos. Vieillesse. Mort. Un voile, juste un voile. Un décor, du toc, fabriqué par les dégénérés immoraux du capitalisme hollywoodien. Mais comment déchirer ce voile trompeur ? Pépé Jojo, tout seul, impuissant, les bataillons de l’avant-garde prolétarienne dispersés dans le dédale du décor ou disparus corps et âmes, évaporés, dissous, morte armée des ombres du réalisme socialiste. Seul. Impuissant. Alors Pépé Jojo avait trouvé la solution. Puisqu’il ne pouvait détruire cet immonde décor, puisqu’il ne pouvait décaper ce vernis mensonger qui occultait la réalité, il collait des affiches, oui, il passait une deuxième couche sur toute cette boue. Ainsi, le décor, au moins, deviendrait réaliste, conforme à la vérité qui continuait d’exister sous deux couches de faux-semblants. Certes, un tel procédé était peu glorieux. Mais la Ligne, la tactique, la Ligne, la tactique, la Ligne, la tactique, la Ligne, la tac… Continuer à tout prix… La fin justifie les moyens. L’apparence du Vrai valait mieux que la laideur du décor. Une dizaine d’affiches s’étalaient à présent sur la palissade, encore ruisselantes de colle. Une seule palissade. Mais si Pépé Jojo s’attaquait à toutes les autres palissades, à ces milliers, ces millions, ces milliards de palissades érigées par l’odieux mensonge, peut-être alors le monde ressemblerait-il enfin à ce qu’il est réellement. Le beau visage du Petit Père des Peuples étalé partout sur fond rouge. Le Vrai Peuple recréé. La Ligne est maintenue. Pépé Jojo la suit, de palissade en palissade, sans dévier. Des milliers et des milliers de palissades l’attendent. Des milliers et des milliers de palissades qui dissimulent des terrains vagues.

Une nouvelle de Siegfried G datant de 1992, tirée du recueil Débris et ratures

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Et personne ne créa… Declan O’Connor
L’horloge

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Le mouvement perpétuel

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !…

   Message enregistré ?

   Préambule un peu facile et presque monotone, me direz-vous ? Mais nécessaire. Et pas fatigant. Noircir du papier par le truchement d’un traitement de texte est un véritable jeu d’enfant, par les temps qui courent. Oubliés les stylos qui bavent sur la feuille et sur les doigts, les ratures et les pâtés…

   A-t-on moins de mérite ? C’est pourtant toujours le même gugusse qui s’épanche la cervelle, sur écran comme sur papier. Et l’orthographe ! Oui, adieu, les gros dictionnaires et les essorages de matière grise à propos d’énigmes syntaxiques. Leur logiciel, là, il vous rectifie tout vite fait bien fait…

   Bien sûr, il lui arrive fréquemment de commettre quelques menues gourances, comme par exemple confondre “thatchérisme” et “thanatopraxie”, mais c’est de bonne guerre, non ? Et puis le dernier mot revient quand même à qui vous savez. Mettons qu’il me vienne délibérément l’envie de taper “trschm”, comme ça, pour voir. Terme tout à fait explicite et approprié, comme on le verra par la suite, mais qui a le don de plonger un ordinateur dans des abîmes de perplexité. Trschm, donc.

   Absent du dictionnaire : trschm.

   Remplacer par : trschm.

   Suggestions : (pas de suggestion).

   C.Q.F.D. On s’en tiendra par conséquent aux strictes compétences de la machine, par exemple la duplication quasi-infinie d’une même phrase :

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !…

   Je vous laisse imaginer la suite. Ça vous donnera une vague idée. Peut-être. Une vague idée de l’effet que produisit sur moi cette phrase entendue quotidiennement pendant une dizaine d’années. Une vague idée de ce très léger agacement, au début, qui grossit, qui s’enfle, boursoufle, comme un gros abcès bien purulent, qui soigne bien tous ses beaux petits germes, patiemment, avec amour, et puis forcément, ça finit par exploser comme un trschm, toute cette infection, un gros trschm, oui, c’est le bon mot.

   Moi, j’étais pas d’une nature bien violente. Tout ce que je voulais, c’était qu’on me foute la paix, en somme. Et cela n’aurait été que justice, puisque je n’emmerdais personne. Le truc que j’avais trouvé, pour être peinard, c’était de jouer au con. Dès qu’on me demandait mon avis, dès qu’on commençait à venir m’asticoter, me tâter les réactions, je faisais mine de rien piger, ou bien je répondais à côté de la plaque. C’était radical. Obtus, que j’étais, comme un angle ! Je me disais : quand les gens auront bien compris que je suis un crétin, inoffensif de surcroît, ils ne me poursuivront plus de leur petite amitié poisseuse, de leur compassion dégoûtante, de leur collaboration obscène, de leur solidarité égoïste, de leur vil esprit de compétition, de leur haine rancuneuse et de leur jalousie frénétique ; ils m’ignoreront. Oui, ignoré, je voulais être. Absent, ailleurs, loin d’eux.

   Ça eût marché.

   Si seulement ce type n’était pas venu s’immiscer dans mon beau scénario.

   Il ne lui suffisait pas, à lui, que je fusse un authentique demeuré. Il tenait absolument à me le montrer, ce que j’étais pour lui, à me mettre le nez dedans, escomptant me faire souffrir de la prise de conscience de ma propre insignifiance et me transformer en imbécile malheureux, comme ça, juste histoire de faire mentir “ beati pauperes spiritu ”. Espèce d’ignare ! Connaît pas le latin. Ce qu’il n’avait pas compris, ce malfaisant, c’est que je ne pouvais pas être susceptible, vu que c’était bien ça, l’insignifiance, que j’essayais d’atteindre. Je ne sais pas, peut-être que ça l’a traumatisé, qu’il a trouvé ça inacceptable. Les cons sublimes ne supportent pas les humbles, faut croire. Sans doute parce qu’on ne peut pas humilier ceux qui se complaisent dans de paisibles défaites. Le fait est que me pousser hors de mes retranchements devint vite pour lui un intéressant défi… qu’il s’empressa de relever. Espérait-il se venger sur mon dos de sa propre médiocrité ?

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

   C’est ainsi qu’il a commencé. Et qu’il s’est acquis un public. D’autres qui avaient renoncé depuis longtemps à se rendre compte de ma présence ont dû trouver ça drôle. Ils se sont dès lors intéressés à mon cas et ne m’ont plus lâché. Je vous épargne les multiples vexations qu’ils ont pu imaginer. L’esprit humain s’est toujours montré inventif dans le domaine de la nuisance. Tous les gags, les tartes à la crème, les peaux de banane, les seaux d’eau, les coussins péteurs, les verres baveurs, les salières dévissées, les bonbons au piment, le poil à gratter… tous les gags, je vous dis, avec ou sans accessoires, tous les gags, j’y ai eu droit. Et c’était à chaque fois, naturellement, l’escalade dans la mesquinerie.

   Je choisis, comme à mon habitude, de tout ignorer, de ne rien comprendre. Je m’en foutais pas mal de leurs odieusetés, à tous ces humains. Même la douleur – car ils allèrent jusqu’aux sévices – je pouvais l’encaisser. S’il n’y avait pas eu cette phrase :

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

   Oui, le type, là, celui qui leur donnait l’exemple à tous, s’était lancé dans le comique de répétition, qui a l’avantage d’être récurrent, si je puis me permettre ce truisme. A chaque fois qu’il me voyait, j’y avais droit :

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

  Au début, c’était rien de plus que toutes leurs autres dégueulasseries. Au début.

   Je ne l’ai même pas senti venir, cet abcès qui gonflait en moi. Je ne l’ai même pas senti grandir. C’est quand il a été proche d’éclater seulement que je l’ai vu, là, accroché au myocarde, tout palpitant, à croire que mon cœur depuis longtemps n’était déjà plus lui-même qu’une grosse pustule.

   Trschm ! Oui, je dis bien trschm ! Ça a joliment pété.

   Faut comprendre. Dix ans au moins qu’il s’accrochait le machin immonde !

   Pourquoi que ça m’a fait cet effet-là, cette phrase débile ? J’en sais rien. Je passe pas ma vie à m’analyser l’en-deça du Moi ou l’au-delà du Ça. Se disséquer les pulsions, c’est bon pour les gens qui courent. Ils se cherchent de bonnes raisons. Ils ne voient pas qu’en courant pour fuir la mort, ils vont droit vers elle, tout droit, tout droit. Et tout le reste est littérature. Moi, j’ai jamais été doué pour la course. Et puis j’ai jamais eu envie de courir, non plus. C’est pour ça que j’ai adopté très tôt un rythme bien lent. Une fois qu’on est lancé, autant attendre tranquillement que ça retombe. Parce que ça retombe forcément. Pourquoi, dès lors, accélérer la chute ? Le Rien, le gros Rien bien grouillant, on l’a aussi bien derrière soi que devant soi. Poussière, tu redeviendras poussière, il paraît. Et c’est bien ce que je lui ai dit, à ce type qui voulait absolument me faire courir avec lui. Concourir, je devrais dire. Ça me plaît bien, ce mot, concourir. Ça englobe vraiment la chose, dans le sens comme dans la forme. Con-courir : courir comme un con avec des cons.

   Il était si pressé, lui, le cuistre, qu’il devait bien finir par s’écraser contre quelque chose. C’est tombé sur moi. Juste à cause de cette phrase, je l’ai dit, toujours la même, cette sempiternelle histoire de mouvement perpétuel. Le Grand Cycle de la Vie, avec toutes ses majuscules : Ashes to Ashes. Ça part de rien pour arriver nulle part, et c’est reparti pour un tour.

   Ce sale type, un jour, il fallait bien que je le coinçasse, que je l’écrabouillasse, comme une limace, dans sa crasse.

   Je l’ai eu du premier coup, et je peux vous dire qu’il y a eu droit, à son mouvement perpétuel ! Et de manière expéditive !

   J’avais tout bien préparé, bien ” minuté “, et je ne l’ai pas raté.

   Il a fait trschm ! Complètement éparpillé, il était. Les flics s’en sont donné du mal, pour retrouver les morceaux.

   Moi, j’étais bien content. Je me disais que tous les autres nuisibles, une fois leur Führer défuncté, allaient calmer leurs minables ardeurs et m’oublier, que j’allais pouvoir retourner à ma belle et paisible insignifiance.

   Le lendemain, quand je les ai tous eus devant moi, je l’avoue, j’ai dû me forcer à ne rien laisser paraître, à ne pas avoir l’air trop satisfait. S’agissait de pas éveiller de soupçons. Là où ça a cloché, et je n’y comprends vraiment rien, c’est que le type que j’avais trucidé était là, lui aussi, en un seul morceau, comme au premier jour, et pour un macchabée il se portait comme un charme.

   Quand il m’a vu, il a souri. Voilà. Quoi d’autre ? Oui, oui, il l’a dit, bien sûr :

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

(à reprendre depuis le début)

Une nouvelle de Siegfried G datant de 1992, tirée du recueil Débris et ratures

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