Le lave-vaisselle



Dimanche.

Dimanche dernier, le lave-vaisselle est tombé en panne. Papa tient absolument à le réparer lui-même parce que lui, il répare toujours tout sans avoir besoin de personne. Et puis, chez nous, on n’aime pas les plombiers, c’est Papa qui le dit. Maman, elle, je crois qu’elle aime bien les plombiers, parce qu’elle aime bien les gens. Pas comme Papa. De toute façon, il ne faut pas qu’un plombier vienne ici parce que l’installation électrique, c’est Papa qui l’a faite lui-même et si un électricien voyait ça, il nous interdirait d’habiter ici. Et « les plombiers, c’est comme les électriciens » a dit Papa qui n’aime pas non plus les garagistes. D’ailleurs il les appelle tous des plombiers. Comme les électriciens et les réparateurs de télévision. Alors Maman a dit à Papa : « On voit bien que c’est pas toi qui faisais la vaisselle quand on n’avait pas de lave-vaisselle ». Et c’est vrai : on n’avait pas de lave-vaisselle autrefois. Mais Papa a répondu : « je ne peux pas tout faire. Moi je répare déjà le lave-vaisselle. Tu ne voudrais pas qu’en plus je fasse la vaisselle, non ? ». Alors Maman a dit qu’elle attendait de voir, en faisant la même tête que Pouppy quand on lui donne une croquette mais lui, c’est le gros os qu’il voulait, celui qu’on ne lui donne jamais parce que sinon il vomit partout une fois qu’il l’a mangé et c’est Maman qui nettoie le vomi, car si c’est moi, ça me fait vomir. Elle aussi des fois, mais moins que moi.

Dimanche.

Dimanche dernier, Papa a essayé de déplacer le lave-vaisselle pour aller le trifouiller par-derrière. Il a fait un gros « han ! » comme moi quand je pousse très fort aux waters parce que rien ne vient. D’ailleurs rien n’est venu. A part le voisin du dessous. Celui à qui on ne dit jamais bonjour quand on le croise dans l’escalier parce qu’il ne nous dit jamais bonjour non plus, tout ça depuis que Pouppy a fait caca un jour sur son paillasson. Quand j’ai ouvert la porte, Pouppy est allé se punir tout seul dans sa niniche en donnant sa papatte dans le vivide parce que personne ne lui avait demandé de la donner, sa papatte. C’est fou comme il a de la mémoire, Pouppy ! Il doit encore se souvenir de l’histoire du caca sur le paillasson. Le voisin aussi, mais lui, il ne venait pas pour ça. Il voulait seulement savoir si ça allait durer longtemps, ces bruits de sauvage. Je crois qu’il voulait parler des gros mots que Papa avait hurlés en donnant de grands coups de pieds dans le lave-vaisselle qui ne voulait pas bouger, avec un « s » à « pied » parce qu’il en a deux. Des pieds. Dans ces moments-là, il ne devrait pas monter, le voisin, parce que quand Papa cogne sur les lave-vaisselle, c’est qu’il est très colère. Justement, il était très colère et il a mis une grande baffe sur le nez du voisin. Alors, Pouppy s’est mis à aboyer. Lui, il l’aime bien, finalement, le voisin.

Dimanche.

Dimanche dernier, Papa a réussi à dégager le lave-vaisselle. Il était très fier, mon Papa. Pourtant, Maman n’est pas contente car depuis dimanche dernier, elle doit grimper sur le lave-vaisselle et redescendre de l’autre côté pour aller faire la vaisselle dans l’évier. On a une cuisine très étroite, il faut dire.

Dimanche.

Dimanche dernier, Papa a éventré le lave-vaisselle. A l’intérieur, c’est tout plein de trucs compliqués, de poussière et de gras. Moi, je n’aime pas le gras. En plus, j’ai pris une taloche parce que je regardais, et Papa, ça l’énerve quand je le regarde réparer quelque chose, même si ce n’est pas moi qui l’ai cassée, la chose. Je ne sais plus si j’ai pleuré, mais c’est possible, parce que c’est agréable de pleurer quand on se prend une taloche, et puis quand je pleure, souvent, on arrête de me taper parce que je pleure déjà, alors ce n’est plus la peine. C’est pour ça que je m’entraîne à pleurer avant de recevoir des taloches, mais c’est dur parce que c’est surtout les taloches qui me font pleurer. Des fois, si je pleure, Maman vient me consoler et elle dit à Papa : « Arrête de martyriser mon fils ». Alors ils se disputent. J’aime bien quand ils se disputent à cause de moi. Ça fait plein de bruit et pendant ce temps-là, je peux tirer la queue de Pouppy. Il fait « kaï kaï! » mais Papa et Maman n’entendent pas parce qu’ils crient très fort. Plus fort que les « kaï kaï ». Le voisin du dessous non plus, il n’entend rien. Je crois que la baffe de Papa, l’autre fois, ça l’a rendu un peu sourd. La preuve : il ne répond toujours pas quand on ne lui dit pas bonjour dans l’escalier. Mais dimanche dernier, Maman n’est pas venue me consoler quand j’ai pris une taloche. Au contraire, elle m’a grondé parce que je dérangeais mon père et qu’elle en avait assez de devoir passer par-dessus le lave-vaisselle pour aller faire la vaisselle. Elle m’a enfermé dans ma chambre avec interdiction d’en sortir. Moi, j’aime bien quand on m’enferme dans ma chambre. Comme ça, je suis dans ma chambre. Sinon, quand je suis dans ma chambre sans y être enfermé, il y a toujours quelqu’un qui vient me demander ce que je fais et regarder si je suis sage. Ou quelqu’un qui vient chercher quelque chose parce que, dans ma chambre, il y a plein de choses qui ne sont pas à moi. Alors je n’ai pas vraiment l’impression d’être dans ma chambre mais plutôt dans la chambre de tout le monde. Finalement, je ne suis vraiment dans ma chambre à moi que quand on m’interdit d’en sortir. Cette fois, j’étais donc vraiment dans ma mienne, de chambre, quand j’ai entendu un grand « aïe ! » avec plein de gros mots autour, et la lumière s’est éteinte. Depuis, on s’éclaire à la bougie, en attendant que Papa répare l’électricité qui a sauté.

Dimanche.

Dimanche dernier, Papa et Maman se sont disputés parce que Papa n’avait plus de chemise propre. Moi non plus, mais ça ne me dérange pas. Au moins, on ne me gronde plus quand je me salis. Alors Maman a dit que les chemises de Papa seraient propres quand elle pourrait utiliser le lave-linge, c’est-à-dire quand Papa aurait réparé l’électricité et peut-être aussi le lave-vaisselle. Moi, j’ai demandé si le lave-vaisselle était contagieux, comme quand j’avais eu la varicelle, sauf que quand j’avais eu la varicelle, c’était moi qui étais contagieux et non le lave-vaisselle. Mais Maman m’a mis une claque. Je crois que Papa aurait bien aimé me la donner aussi, cette claque, mais Maman avait été plus rapide que lui. Tant mieux. Je préfère les claques de Maman, elles font moins mal. J’ai pleuré quand-même, au cas où Papa aurait voulu participer. On ne sait jamais, je les sens très colère depuis quelque temps. C’est drôle, quand Maman me donne une claque, Papa s’en fiche de savoir qui me la donne, de lui ou d’elle, et ils ne se disputent pas. Alors que Maman n’aime que les claques qu’elle me donne elle-même ou bien celles qu’elle commande à Papa pour moi, quand elle n’est pas assez près pour m’en donner elle-même ou quand elle veut que j’en reçoive une vraiment très forte, plus forte que la plus forte de ses claques à elle. Pendant que je pleurais, ils ont continué à se disputer et Papa a dit que si c’était comme ça, il allait prendre sa voiture pour ne jamais revenir. Il a dû oublier que la voiture est déjà partie sans lui, sur la grosse camionnette d’un plombier pour voitures, après l’accident qu’on a eu l’autre jour en revenant de la boutique des plombiers pour télés. C’est fou ce qu’on peut leur prêter à tous ces plombiers !

Dimanche.

Dimanche dernier, Maman a crié que ça ne pouvait plus durer et qu’elle en avait assez de faire la vaisselle à la main et à l’eau froide. Car il n’y a plus d’eau chaude depuis qu’il n’y a plus de lumière. Et si la vaisselle est comme moi, elle ne doit pas aimer se laver à l’eau froide. Je ne l’ai dit à personne, mais je suis toujours sûr que le lave-vaisselle est contagieux. La preuve : Papa n’y touche plus. Il doit avoir peur d’attraper la même maladie que lui. En tout cas, j’ai bien fait de ne pas en reparler parce que Maman est déjà très colère. Elle a dit plein de gros mots, mais moins gros que ceux de Papa. Et puis elle a jeté toute la vaisselle par terre en disant que puisque c’était comme ça, elle allait tout casser pour de bon et qu’elle n’aurait plus jamais besoin de faire la vaisselle et même qu’elle allait retourner chez sa mère qui est aussi ma grand-mère. Moi, je ne peux pas retourner chez ma mère parce que je suis déjà chez elle. Papa, lui, n’a pas dit qu’il allait retourner chez sa mère qui est aussi ma grand-mère mais pas la même. Il n’a rien dit. Il s’est baissé et a commencé à ramasser les bouts d’assiette et de verre, pour être gentil. Et puis il s’est coupé et alors il s’est énervé. Tout le monde a crié. Même Pouppy et moi. C’est Pouppy qui a gagné. Il fait beaucoup de bruit quand il veut. Pourtant, je ne suis pas mauvais non plus.

Dimanche.

Dimanche dernier, Papa s’est mis à creuser dans les murs pour sortir les fils électriques parce que, quand il a installé l’électricité à la maison, il a bien camouflé tous les fils dans du plâtre pour que ça fasse plus joli et qu’aucun plombier ne puisse voir ce qu’il avait fait et copier sur lui. Il n’a pas arrêté de se faire mal et il s’est mis plein de pansements partout qui ne tiennent pas bien. Car ce n’est pas facile de se mettre des pansements dans le noir. Il faut dire qu’il y a beaucoup de courants d’air depuis que Papa a cassé une vitre du salon en lançant un marteau avec lequel il venait de se taper sur les doigts. Alors bien sûr, on ne peut plus allumer de bougies parce que les courants d’air les éteignent tout de suite.

Dimanche.

Dimanche dernier, Pouppy a mangé tout plein de bouts de fils électriques et de pansements qui traînaient par terre, et il a vomi partout. Dans le noir, Papa a marché dedans et il a glissé. Il est tombé en avant, le nez dans le vomi et il a vomi, lui aussi. Alors, il est allé mettre un grand coup de marteau sur la tête de Pouppy et ça a fait un petit bruit bizarre. Quand elle a vu ça, Maman a beaucoup ri. Ça faisait longtemps qu’elle n’avait pas ri comme ça. L’ennui, c’est qu’elle ne s’est plus arrêtée de rire. Ça devient énervant. Ce qui m’énerve aussi, c’est que quand je tire la queue de Pouppy, il ne fait plus « kaï kaï ». Je crois que le coup de marteau l’a rendu sourd de la queue.

Dimanche.

Dimanche dernier, j’ai essayé de jouer à cache-cache avec Maman. Comme elle n’arrêtait pas de rire, je me suis dit qu’elle voulait peut-être s’amuser. Et justement, cache-cache, c’est rigolo, dans le noir. Mais j’ai entendu Papa lui dire d’arrêter de rire comme ça. Il avait une très grosse voix. Peut-être qu’il voulait jouer à lui faire peur. En tout cas, ça a marché. J’ai entendu un petit gargouillis et puis plus rien. Maman a arrêté de rire. Alors, avec une très très grosse voix, Papa m’a appelé plusieurs fois, mais je n’ai pas bougé. Ça ne serait plus du jeu. S’il veut me trouver, il doit me chercher. Il a cherché. Il cherche. Mais il ne me trouvera pas. Parce que je me suis caché dans le lave-vaisselle. Et moi, je ne crains rien. Je l’ai déjà eue, la varicelle.

Une nouvelle de Siegfried G datant de 1991, tirée du recueil Débris et ratures

Autres nouvelles du même recueil :

La tranchée
Heureux qui communiste
Et personne ne créa… Declan O’Connor
Le mouvement perpétuel
L’horloge

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