« Désormais, nous vivons dans une société où davantage de gens sont payés pour réguler des marchés que pour produire des services et des ressources au sein de ces marchés. Contre toute attente, le capitalisme bourgeois s’est mis à produire quelque chose que l’on a toujours décrit comme réservé aux régimes communistes : la bureaucratie.
Dans son ouvrage portant sur ce phénomène [Bureaucratie, Les Liens Qui Libèrent, 2015], l’anthropologue David Graeber part du constat qu’aucune population dans l’histoire du monde n’a consacré autant de temps à la paperasse. Cette inflation de paperasse, n’importe qui aurait tendance à en attribuer la responsabilité (ou culpabilité) aux fonctionnaires, à l’administration, bref à l’Etat. Ce serait se tromper d’ennemi. Pour Graeber, cette bureaucratisation de nos vies est liée aux dernières mutations du capitalisme car les réformes, prises au nom de la flexibilité, de l’efficacité, de la rationalité, produisent en réalité ce qu’il nomme la “loi d’airain du libéralisme” :
“Toute réforme de marché — toute initiative gouvernementale conçue pour réduire les pesanteurs administratives et promouvoir les forces du marché — aura pour effet ultime d’accroître le nombre total de réglementations, le volume total de paperasse et l’effectif total des agents de l’Etat.”
L’efficacité, la réduction des coûts et la baisse des prix ne sont donc jamais au rendez-vous. Et contrairement à ce que les idéologues bourgeois ne cessent de répéter — sans la moindre preuve —, un monopole public coûte moins cher qu’un marché concurrentiel. »
Nicolas Framont, Parasites, Les Liens Qui Libèrent, 2023
« C’est la classe intermédiaire qui fait marcher le monde dans un ordre conforme aux intérêts bourgeois et surtout qui décrit celui-ci selon des valeurs et une grille de lecture qui les préservent. Une classe aussi consciente d’elle-même, aussi habitée par la lutte des classes (celle des grandes fortunes), a besoin pour régner d’une sous-classe qui n’ait pas conscience d’elle-même et qui pense que la lutte des classes n’existe pas. »
Nicolas Framont, Parasites, Les Liens Qui Libèrent, 2023
« La retraite est une réalité inédite dans sa signification de fond. Nous savons tous que la pension relève du droit du travail : elle n’est ni un patrimoine relevant du droit de propriété, ni une allocation relevant du droit de l’aide sociale. Or, aucune autre ressource liée au travail de la personne n’est à ce point dénouée de ses activités ici et maintenant productives. Quoi qu’il fasse, le retraité est payé, sa pension ne peut pas être supprimée ou réduite en fonction de ce qu’il fait. Et ce lien de la pension à la personne autorise une liberté dans le choix des activités et dans l’utilisation du temps que les retraités n’avaient pas connue avant leur retraite, une situation nouvelle en majorité vécue positivement. Les pensions sont un attribut de la personne, indépendamment de son activité présente. Aucune puissance économique ou politique ne peut réduire ou supprimer la pension, ni imposer aux retraités d’effectuer des tâches qu’ils ou elles ne veulent pas faire. C’est une expérience formidable d’autonomie populaire par rapport au patronat et à l’Etat capitalistes.
Pour une classe dirigeante qui tire tout son pouvoir de son pouvoir sur le travail, qui a le monopole de la décision sur la production et qui l’impose aux travailleurs, que ceux-ci soient indépendants ou dans l’emploi, sans qu’ils puissent décider rien de fondamental sur le travail, la question absolument vitale est la suivante : les retraités sont-ils des travailleurs titutlaires d’un salaire et en capacité de décider du travail qu’ils font, ou sont-ils d’anciens travailleurs retrouvant dans leur pension le différé de leurs cotisations et libérés du travail ? La réponse, non moins vitale, de la bourgeoisie capitaliste est évidemment que les retraités sont d’anciens travailleurs. Le drame est que c’est aussi la réponse de leurs opposants.
Bernard Friot, Prenons le pouvoir sur nos retraites, La dispute, 2023
« Si les féministes réformistes n’ont pas formulé cette invitation [« invitation collective claire » aux hommes à « rejoindre le mouvement féministe pour se libérer du patriarcat »], c’est parce que ce sont elles qui, en tant que groupe social (surtout des femmes blanches bénéficiant d’un privilège de classe) ont lancé l’idée que les hommes seraient tout-puissants. Pour ces femmes, la libération féministe consistait davantage à leur permettre d’obtenir leur part du gâteau à la table du pouvoir qu’à libérer massivement les femmes et les hommes moins puissants de l’oppression sexiste. Elles n’en voulaient pas aux puissants, c’est-à-dire leurs papas et leurs maris, d’exploiter et d’opprimer des hommes pauvres ; elles étaient furieuses de ne pas bénéficier d’un accès égal au pouvoir. Aujourd’hui, beaucoup de ces femmes ont obtenu gain de cause, et surtout la parité économique avec les hommes de leur classe. Par conséquent, elles ont presque perdu tout intérêt pour le féminisme. »
bell hooks, La volonté de changer (les hommes, la masculinité et l’amour), 2004
« Je me suis rendu compte que ces gens-là avalent tout, pourvu que ce soit hermétique, pourvu que ça dise le contraire de ce qu’ils ont trouvé dans leurs livres d’école. »
Umberto Eco, Le pendule de Foucault, Grasset, 1990
Au détour d’une controverse sur Twitter à propos du Média et de Frustration dont il réclamait stupidement et méchamment l’arrêt, un type se faisant appeler « Gaston Crémieux » (je préfère nettement l’original), auteur pour le torchon de droite Franc-Tireur (où sévissent grâce à l’argent du milliardaire Kretinsky des phares de la pensée comme la plagiaire Caroline Fourest, le troll crypto-lepéniste Raphaël Enthoven ou Christophe Barbier, l’écharpe de plateaux télé), m’a mis sous le nez un thread de son crû censé prouver l’antisémitisme de Mélenchon et de la FI. D’abord amusé par l’obsession du bonhomme pour « l’autocritique », puis affligé par la somme d’accusations pourries qui, selon la loi de Brandolini, prendrait plus de temps à être réfutées qu’à être énoncées, je me suis finalement pris au jeu. Pour le fun. Alors que par ailleurs y a plein de trucs qui m’énervent chez JLM, hein.
C’est parti pour un examen point par point des « arguments » de « Gaston Crémieux ».
« 1/L’exemple vient de haut avec la dérive de @jlmelenchon lui-même: en 2014, il dénonçait déjà à l’occasion d’une intervention israélienne à Gaza les « communautés agressives qui font la leçon au reste du Pays » (à 36’46) visant ici la communauté juive. »
Les institutions se proclamant représentantes de la communauté juive en France sont depuis plusieurs années des soutiens et des relais inconditionnels du colonialisme israélien, et même de la droite extrême israélienne. Mélenchon est en droit de critiquer ce fait, bien analysé par exemple dans cet article de Jean Stern.
Amélie Jeammet : « Et comment lisez-vous le récent mouvement “anti-pass sanitaire” ? Vous semble-t-il identique à celui des Gilets jaunes au sens où il serait l’expression d’une partie des classes populaires et moyennes délaissées par le bloc bourgeois ? » (…)
Stefano Palombarini : « En Italie, c’est comme en Allemagne, c’est un mouvement libertarien de refus des contraintes administratives, c’est très marqué à l’extrême-droite. (…) Il y a une sorte de méfiance généralisée envers l’Etat. La composante extrême-droite existe aussi en France, elle est importante, mais cette méfiance est très présente dans les classes populaires et sans doute produite par les événements précédents, pas seulement sous Macron, mais déjà à l’époque de Hollande et Sarkozy. Elle est justifiée mais un peu inquiétante, parce que je n’ai pas l’impression qu’elle soit spécialement dirigée vers le gouvernement présent. C’est plus général : l’Etat réprime nos libertés, l’Etat nous ment, l’Etat contre les citoyens d’une certaine façon. Je ne pense pas que le mouvement anti-pass, en lui-même, ait une énorme importance, mais si on doit l’interpréter comme un signal, ce n’est pas sûr que ce soit un signal favorable à une perspective de gauche au sens où Mélenchon la présente par exemple, et dans laquelle l’Etat aurait un rôle très important à jouer. Si c’est vraiment de la défiance vis-à-vis de l’Etat, ça pose un tas de problèmes, en particulier pour une politique volontariste, protectionniste, avec la planification qui jouerait un rôle, etc. Tout cela demande quand-même d’y croire. Cette méfiance a des racines véritables, en particulier chez les classes populaires : elle risque d’être un obstacle pour une perspective de gauche. »
Bruno Amable & Stefano Palombarini, Où va le bloc bourgeois ?, La dispute, 2022
Le 28 juillet dernier paraissait sur le site Conspiracy Watch un article signé Elie Guckert intitulé « Clap de fin pour le Média ? «
Etant sociétaire du Média et engagé activement au sein de cette coopérative de presse je n’avais pas apprécié le contenu de l’article. J’y avais relevé quelques erreurs factuelles, comme le fait que Denis Robert y est présenté comme ayant été « remplacé à la rédaction en chef par Théophile Kouamouo ». C’est un peu anecdotique, mais en réalité, Théophile Kouamouo était déjà rédacteur en chef au Média quand Denis Robert y travaillait, lequel Denis Robert n’était pas rédacteur en chef mais directeur de la rédaction. C’est un détail qui a malgré tout son importance, car un lecteur non averti pourrait, en lisant l’article de Guckert, s’imaginer que Théophile Kouamouo aurait voulu prendre la place de Denis Robert alors que la rédaction a juste souhaité remplacer le poste de directeur de la rédaction par un comité éditorial. En tout cas, la remarque n’a pas dû plaire à Guckert car il m’a aussitôt bloqué sur Twitter (j’ai appris par la suite qu’il avait également bloqué d’autres socios et des salarié.e.s du Média), se privant ainsi de la possibilité de pouvoir recevoir des rectifications au contenu de son article.
M’étant fait récemment à nouveau exhiber cet article sur les réseaux antisociaux, je me décide aujourd’hui à en faire une analyse critique. Mieux vaut tard que jamais.
Comme il est toujours bon de savoir d’où l’on parle, je précise que je suis moi-même socio du Média, membre du collectif informel des Socios Engagés (merci aux camarades pour leur relecture de ce billet et leurs suggestions). Politiquement, je viens plutôt de la mouvance communiste libertaire et antifasciste. J’ai rallié le Parti de Gauche en 2012, puis la France Insoumise en 2016, avant d’émettre des critiques sur le fonctionnement de celle-ci en 2017, de quitter le PG, de militer pour une liste locale municipaliste libertaire opposée à la liste PS-EELV mais aussi à la liste FI-PCF aux élections municipales de 2020 dans ma commune. Je suis aussi syndiqué à SUD Education. Je n’ai aucune sympathie ni pour Poutine ni pour Bachar El Assad ni pour Maduro ni pour le régime iranien ni pour le régime chinois. Je soutiens électoralement la NUPES faute de mieux. Je suis pour l’abolition de la propriété lucrative et le salaire à vie. Je ne vais pas éplucher le CV du journaliste Elie Guckert dont je critique ici l’article. Qu’il collabore entre autres à Street Press ou Médiapart m’est plutôt sympathique a priori (et soit dit en passant, aux fachos et fans de Poutine qui viendraient à lire ce billet et essaieraient d’y trouver des raisons de harceler Guckert, je dis juste : no pasaran et allez manger vos morts). Mais une information mérite peut-être d’être portée à la connaissance des lecteurs de son article sur le Média pour Conspiracy Watch : Elie Guckert affiche sur Twitter une proximité certaine avec Maud Le Rest et Elsa Margueritat, deux anciennes journalistes pigistes du Média, qui l’ont quitté en 2021 en très mauvais termes et se répandent volontiers depuis en sarcasmes sur les réseaux contre leur ancien employeur. NB : Maud a depuis notamment publié un papier sur ASI, qui a ensuite publié un article à charge contre le Média faisant la part belle aux rancoeurs de Maud et Elsa, article qui a dû être corrigé plusieurs fois en raison d’erreurs factuelles pointées par le rédacteur en chef du Média ; Elsa, de son côté, est allée travailler pour Marianne puis le Figaro (sic).
Comme Guckert manie avec dextérité la technique du déshonneur par association (autrement dit le « maraboutdficellisme »), on est tenté de lui retourner le procédé : puisque lui-même mentionne l’air de rien que Théophile Kouamouo travaille parfois à côté du Média pour la chaîne Voxafrica et précise que la même chaîne emploie aussi le sulfureux « influenceur pro-Poutine Kemi Seba » (c’est jeté comme ça pour salir sans bien évidemment aucune preuve d’un quelconque lien entre les deux hommes ni sans analyse de la structure ou de la ligne éditoriale de Voxafrica), puisque Guckert tient aussi à préciser que le Média s’est inspiré de la chaîne The Young Turks qui soutenait la campagne de Bernie Sanders aux Etats-Unis, et que cette chaîne avait recruté comme chroniqueur un certain Jimmy Dore, « conspirationniste récompensé par un lobby pro-Assad »… puisque, donc, le Média est associé à l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours qui a été récompensé par Assad… alors, convenons-en, on peut remarquer d’un air entendu (suivez mon regard) qu’Elie Guckert échange des blagounettes sur Twitter avec des copines qui ont essayé de décrocher un CDI dans un média complotiste poutinophile. #lesvraissachent.
Car l’article commence très fort dès le titre : « Clap de fin pour le Média ? » interroge Guckert, avant de montrer par son accroche qu’il s’en réjouit d’avance, la « très insoumise webtélé lancée en 2017 » étant d’emblée pointée pour ses « accents complotistes et poutinophiles ». Assurément, un tel média mériterait bien un clap de fin, non ? Sauf que cette accusation est plus que contestable, comme on le verra plus loin. D’ores et déjà, on peut s’interroger sur l’insistance à qualifier le Média de « très insoumise webtélé ». Elie Guckert se présente-t-il par exemple comme auteur pour le très social-libéral et réactionnaire (pour ne pas dire vallsiste) Conspiracy Watch ? Car le fondateur du site, Rudy Reichstadt, vient du PS, a été missionné en 2015 par Valls et a été signataire en 2016 du manifeste du très islamophobe et réactionnaire « Printemps républicain ».
Il est vrai que le Média a été créé par la directrice de communication de la campagne de Mélenchon en 2017, avec des militants de la FI, il est vrai également que l’actuel député David Guiraud a été chroniqueur de la Contre-Matinale du Média durant la saison 2021-2022 et que l’ancien candidat de la FI Taha Bouhafs a été journaliste au Média, mais le même Média a aussi viré la directrice de communication de la FI (et depuis lors, Jean-Luc Mélenchon n’a plus jamais daigné évoquer le Média et encore moins y mettre les pieds, même lorsqu’invité comme d’autres candidats de gauche durant la campagne pour l’élection présidentielle de 2022), a été en conflit juridique avec elle, et plus récemment, n’a pas hésité à critiquer la gestion de l’affaire Quatennens par la FI. Pourtant, la presse bourgeoise, lorsqu’elle mentionne le Média (jamais pour relayer ses enquêtes mais plutôt pour se délecter de ses crises internes), continue à le présenter comme « télé insoumise » ou « télé Mélenchon ». Elie Guckert s’inscrit donc ici tout à fait dans le récit dominant, sourd à la mainmise capitaliste et idéologique de milliardaires de droite ou d’extrême-droite sur les médias, mais goguenard (au mieux) ou indigné (au pire) par les liens entre la mouvance insoumise (ou plus généralement la gauche radicale) et le Média. Au cas où le lecteur n’aurait pas compris le message, Guckert va d’ailleurs qualifier plus loin le Média de « site proche de la France insoumise (LFI) ». Plus loin encore, il martèle : « Malgré les nombreuses restructurations internes effectuées depuis, cette chaîne « indépendante » n’a jamais vraiment rompu ses attaches avec le mouvement mélenchoniste. Comme le rappelle Arrêt sur Images, l’actuel président du directoire et directeur général du Média, Thomas Dietrich, était décrit en 2020 par Africa Intelligence comme un conseiller de Jean-Luc Mélenchon sur l’Afrique. » Le parti pris de Guckert est ici de mettre en doute l’indépendance du Média, mentionnée avec des guillemets ironiques. Il ne lui viendra pas à l’idée que Thomas Dietrich puisse avoir conseillé Mélenchon et néanmoins être indépendant, au point de critiquer ouvertement à l’antenne certaines prises de position de JLM.
Guckert énumère ensuite des cas selon lui rédhibitoires de « complotisme » ou « poutinophilie » : un édito sur la Syrie de Claude El Khal en 2018, une fausse information toujours en 2018 (l’affaire Tolbiac), une interview de Chouard en 2019, Alain Corvez invité en avril et mai 2018 (sur la Syrie), un édito d’Alexis Poulin en avril 2018 (sur l’affaire Skripal), une interview d’Olivier Berruyer en décembre 2021 (sur les menaces de guerre entre la Russie et l’Ukraine ; à noter que dans ses interventions ultérieures au Média, Berruyer n’a parlé que d’inflation et d’économie intérieure et pas du tout de la Russie), une interview de Jacques Sapir en mars 2022 (sur la guerre en Ukraine), une interview de Jacques Baud en septembre 2020 (sur les fake news), une interview de Michel Collon en avril 2019 (sur les « médiamensonges »), une interview de Judi Rever en novembre 2020 (sur le Rwanda).
Ecartons d’emblée « l’affaire Tolbiac ». Il n’y a là aucune trace de complotisme ni de poutinophilie. Rappelons les faits : lors de la répression par la police de l’occupation de l’université de Tolbiac par des étudiants, un témoin a affirmé avoir vu un mort. Ce témoignage, plausible dans le contexte des violences policières de l’époque qui avait vu quantité de manifestants et même de journalistes ou de simples passants tabassés, blessés ou éborgnés, avait été relayés (au conditionnel) par plusieurs médias dont Le Média (mais aussi Reporterre ou Marianne) avant que Libération puis Reporterre ne révèlent que le témoignage était faux. La rédaction du Média, comme celle des autres médias abusés, avait convenu de son erreur, en publiant ce communiqué : « Nous reconnaissons notre erreur, et nous présentons nos excuses à nos Socios ainsi qu’à ceux qui nous suivent. Nous veillerons à ce que cela ne se reproduise plus et réaffirmons notre engagement autour des valeurs fondatrices du Média. »
Notons aussi que l’interview de Chouard en 2019 a tourné nettement au désavantage de celui-ci, qui s’est enferré dans le négationnisme après une question de Denis Robert sur les chambres à gaz, et qui s’est retrouvé coincé par les questions de Mathias Enthoven. Au point que Daniel Schneidermann s’est finalement félicité de la séquence. Personnellement, j’étais opposé au fait même d’inviter Chouard et en avais débattu à l’époque avec d’autres socios et Mathias Enthoven. D’ailleurs, Chouard avait déjà pu dérouler son mielleux credo confusionniste lors d’une émission de débats du Média, toujours avec Denis Robert. Je veux bien donc accorder ce point à Guckert.
Convenons aussi qu’Alain Corvez, invité 2 fois au Média en 2018, est surtout un habitué de la chaine de propagande russe RT, de la chaine d’extrême-droite TV Libertés et de la secte larouchienne via Solidarités et Progrès (représentée en France par Cheminade) ou le Schiller Institute. Précisons tout de même que Corvez a été invité par le très confusionniste Jacques Cotta (qui a quitté le Média dès octobre 2018), d’abord dans une émission de débats, puis dans une autre émission qui a été, elle, retirée depuis, ce qui montre que le ménage a été fait (il était bien précisé le 15 avril 2021 dans un article de Syrie Factuel, pour qui Guckert travaille aussi, que la vidéo était « disparue du web », mais cette précision a elle-même étrangement disparu de son article à charge de Conspiracy Watch, qui ne précise pas non plus que Cotta a rompu avec le Média parce qu’il ne pouvait y déployer sa vision confusionniste de la montée du fascisme en Italie).
Convenons qu’Alexis Poulin, resté fidèle à Sophia Chikirou après la première crise du Média, coche toutes les cases du confusionnisme, interviewant complaisamment Asselineau, fréquentant les médias d’extrême-droite comme Boulevard Voltaire ou Sud Radio, la chaine poutinienne RT, et ayant sombré depuis la pandémie dans les délires conspirationnistes antivax. De lui, Guckert nous dit bien qu’il a quitté le Média à l’été 2018, dénonçant sa « dérive », mais ne daigne pas nous expliquer que Poulin avait alors signé avec Serge Faubert, Léonard Vincent et Julie Maury un texte évoquant « des tentatives communautaires ou identitaires au sein de la rédaction » alors que la SDJ du Média, elle, signait un texte affirmant : « Nous aurions pu imaginer entendre cette position de la part d’un journaliste de Valeurs actuelles, pas du Média, ce qui nous choque terriblement. La SDJ fera de la reconnaissance du pluralisme et de la diversité dans notre rédaction un combat et s’oppose à toute velléité de les étouffer ou de les nier. » Bref, Guckert énumère les problèmes en se gardant à chaque fois de préciser qu’ils ont donné lieu à des conflits, des résistances de la part de l’équipe, et in fine, des correctifs ou des départs. Guckert, tout à son récit du méchant Média « conspirationniste poutinophile », invisibilise les luttes internes contre les dérives qu’il dénonce et la victoire, au bout du compte, de celles et ceux qui ont lutté contre ces dérives.
Convenons que l’économiste Jacques Sapir a brillé aussi par son confusionnisme (appels à l’union de la gauche radicale avec le RN) et son tropisme pro-russe. Lors de son passage au Média, présenté comme spécialiste de la Russie, il a trouvé le moyen, bien que prétendant avoir quitté RT par refus de l’invasion de l’Ukraine par Poutine, de prédire une victoire russe et un effondrement de l’armée ukrainienne sous quelques jours. On a vu depuis ce qu’il en était, ce qui n’empêche pas ce prophète mal inspiré de continuer à pérorer au sujet de la puissance russe sur Twitter. Précisons au passage que le Média ne s’en est pas tenu à ce discours halluciné. Thomas Dietrich a par exemple interviewé Emmanuel Dupuy, président de l’IPSE (Institut prospective et sécurité en Europe) au point de vue radicalement opposé à celui de Sapir. Théophile Kouamouo, qui avait (hélas) interviewé Sapir, a de son côté aussi interviewé le journaliste Fabien Lassalle-Dumez qui a étudié le personnage du président ukrainien Zelensky, et présente lui aussi un point de vue très différent de celui de Sapir. Bref, Guckert, tout à son récit du méchant Média « complotiste poutinophile » invisibilise totalement les émissions du Média très critiques des actions de Poutine.
Convenons également que Jacques Baud est un habitué des médias d’extrême-droite (Valeurs Actuelles, Sud Radio, TV Libertés), même s’il a aussi été invité sur la très sérieuse, très mainstream et très publique France Info. Ne chipotons pas : le gars se répand partout en théories du complot pro-Poutine, c’est un fait.
Convenons aussi que Michel Collon est l’archétype de l’activiste confusionniste rouge brun à tendance conspi. Guckert est tout à fait fondé à pointer comme une faute pour un média de gauche le fait d’inviter ce genre de lascar. Je peux tout de même préciser que j’ai à l’époque eu l’occasion de dire ce que j’en pensais. Je suppose que d’autres, y compris au sein de la rédaction, ont argumenté aussi. Et le fait est que je n’ai plus revu Collon à l’antenne du Média depuis ce 29 avril 2019.
Et enfin, convenons que les thèses de Judi Rever sur le Rwanda, visant à mettre sur le même plan les crimes du régime de Kagamé et le génocide subi par les tutsis (thèse du « double-génocide »), voire à exonérer le pouvoir hutu de sa responsabilité dans le génocide pour en rejeter la faute sur Kagamé, relève du négationnisme. Nous avons été plusieurs à nous en émouvoir, parmi les socios et au sein de la rédaction. Résultat : cette vidéo a été retirée. Ce que Guckert, tout à son récit du méchant Média « conspirationniste poutinophile » se garde bien de mentionner.
D’après le propre décompte de Guckert, il y a donc exactement 10 vidéos (si on évacue « l’affaire Tolbiac » qui est d’un autre ordre et que Guckert mentionne juste par malveillance) accusées de véhiculer des thèses complotistes ou poutinophiles. Renseignement pris, la chaine YouTube du Média compte actuellement environ 2200 vidéos (compte non tenu des vidéos retirées par des malveillants qui avaient gardé accès à l’interface après le départ de Sophia Chikirou, de celles retirées sur injonction de Denis Robert, des podcasts ou des plus de 180 articles publiés sur le site actuel ou ceux publiés sur l’ancien site). Si on part d’une proportion de 10 vidéos au contenu contestable sur 2200 vidéos, on obtient donc un taux de 0,45%. Voilà qui aurait dû pousser Guckert à relativiser son analyse et à renoncer à tout le moins à voir dans 0,45% d’erreurs un problème systémique.
Bien sûr, on peut dire que 0,45% d’erreurs de casting, c’est encore trop. Personnellement, en tant que sociétaire du Média, les séquences évoquées ci-dessus m’ont bien piqué les yeux et les oreilles, et j’ai eu l’occasion d’exprimer mon désaccord sur les supports de discussion internes (forum du Média, groupes Facebook, commentaires sur YouTube). Mais doit-on, comme Guckert, jeter le bébé avec l’eau du bain ? Personnellement, je ne le pense pas.
Guckert ne dit pas un mot de la particularité du Média : c’est une coopérative de presse, d’un genre inédit, qui a à la fois vocation à être un média de masse (dans un but clairement affiché de contre-hégémonie culturelle face aux médias dominants et à la fachosphère), de gauche (avec une ligne humaniste, progressiste, féministe, antiraciste et écologiste inscrite dans son manifeste fondateur) et pluraliste. Ce dernier point mérite commentaire : loin d’être le média de la France Insoumise, le Média a affiché dès l’origine l’ambition de refléter différentes tendances de la gauche ; on a ainsi vu en 2017 des figures d’EELV ou de Génération.s soutenir l’initiative et y participer. Cela s’est dégradé par la suite pour des raisons à la fois externes (le rapprochement entre FI et d’autres formations de gauche esquissé en 2017 ne s’est pas concrétisé) et internes (le management de Sophia Chikirou a fait fuir du Média les « prises de guerre » comme Noël Mamère, Gaël Brustier, etc.). Mais le principe de pluralisme est resté, et le Média a continué à inviter des gens représentant différents courants de la gauche, qui compte, qu’on le veuille ou non, des composantes campiste, souverainiste… dont l’anti-américanisme et l’anti-impérialisme peuvent offrir des prises à des théories complotistes, particulièrement sur les questions internationales, voire à des compromissions avec la propagande de puissances réputées opposées à « l’Occident », comme la Russie de Poutine.
Notons que les chroniqueurs et journalistes du Média les plus compromis n’y sont pas restés longtemps. Elie Guckert a beau jeu de rappeler que Sophia Chikirou avait défendu Claude El Khal après sa chronique scandaleuse jetant le doute sur les crimes du régime de Bachar El Assad, mais il oublie de dire que Claude El Khal n’a plus jamais retravaillé pour le Média. C’est dire que la rédaction, si ce n’est Sophia Chikirou elle-même, a pu mettre fin à cette collaboration compromettante. Quant à Alexis Poulin, il a suivi Sophia Chikirou lorsque celle-ci a quitté le Média et n’a opéré qu’un bref retour sous la direction de Denis Robert, non sans contestations internes, notamment de la part de socios sur les supports de discussion. Il est à nouveau parti en 2020, en suivant cette fois Denis Robert. La capacité de nuisance de ces deux chroniqueurs aura vraiment été de courte durée. Jacques Cotta, de son côté, ne sera resté que quelques mois, en 2018.
Reste la question des invités. Elle est délicate, car pour certains socios, le Média, s’il est pluraliste, doit inviter aussi des gens de droite, voire pire, à charge pour les intervieweurs, ou d’autres invités, de montrer en paroles, par la magie du débat, les problèmes que posent les idées de droite. Personnellement, je trouve cette conception très naïve, et je m’y oppose dès que la question surgit (ce qui est récurrent). Je ne remercierai par exemple jamais assez la rédaction du Média d’avoir fait barrage aux projets de Denis Robert, qui rêvait d’organiser un débat entre le confusionniste narcissique Juan Branco et le nazi demi-mondain Alain Soral. On l’a échappé belle ! Pour autant, il y a eu au Média des émissions de débat à très large spectre, animées par le déjà mentionné Jacques Cotta (dans l’émission « Dans la gueule du loup », hélas très appréciée de nombreux socios), par Aude Lancelin (qui a ensuite sombré avec son propre média QG dans le complotisme antivax de bas étage) ou par Denis Robert (qui avait trouvé le moyen de réunir dans une même émission le confusionniste négationniste Chouard et le réactionnaire macroniste pro-Raoult Muselier !). Depuis le départ fracassant de Denis Robert, ce genre de talk-show fourre-tout a heureusement cessé, et la qualité des programmes du Média ne s’en est trouvée qu’améliorée. Car, alors que Guckert fait mine de considérer le Média comme une entité immuable qui déciderait par nature de s’adonner à des penchants « complotistes » ou « poutinophiles » ainsi qu’à un management toxique, le Média est depuis sa naissance le lieu d’âpres débats entre salarié.e.s, entre salarié.e.s et socios, entre socios… pour définir la ligne éditoriale et construire la structure : en cinq ans, les choses ont considérablement évolué. Alors que certain.e.s socios ont été lassé.e.s par les « crises », moquées avec mauvaise foi et joie mauvaise dans la presse bourgeoise (comme s’il n’y avait pas de conflits dans les médias du Capital !), je fais partie de celles et ceux qui ont vu dans ces crises des moments de clarification salutaire et des étapes inévitables dans la difficile construction d’une coopérative de presse non capitaliste. Dans l’histoire de ces cinq premières années du Média, je vois une équipe de salarié.e.s qui a résisté aux egos boursouflés, a construit un vrai collectif de travail, et s’est emparé avec les socios de la propriété des moyens de production. Ce n’est pas rien. Et c’est au fil de l’aventure et des différentes crises, malgré parfois les difficultés interpersonnelles, que la ligne éditoriale s’est affinée, grâce à des débats internes à la rédaction mais aussi avec les socios. Je peux témoigner par exemple que lorsque j’ai été en désaccord avec le choix d’inviter des personnes que je juge confusionnistes, j’ai eu la possibilité de l’exprimer et d’entamer une discussion avec un ou des membres de l’équipe. Je ne dis pas que cela a forcément eu un effet immédiat (je connais peu de gens qui disent d’emblée dans une discussion idéologique : « mais bon sang, tu as raison, je n’y avais pas pensé, j’ai vraiment fait une erreur et je vais la corriger de ce pas »), mais je sais que quelques interventions de socios, quelques débats en conférence de rédaction, peuvent, de fil en aiguille, permettre des résultats. Par exemple, l’interview de Judi Rever a bel et bien été retirée.
Cela dit, le Média continue évidemment à mener des interviews, et la question du pluralisme dans le choix des invités continue donc à se poser. A ce titre, il convient de restituer ici la mise au point faite le 24 octobre dernier par le responsable des relations avec les socios sur le forum du Média : « Le Média (la coopérative, et donc tous ses membres) se positionne en effet favorablement sur des revendications historiques de la gauche française. Il faut cependant régulièrement rappeler que dans notre Manifeste nous appelons aussi à une pluralité des points de vue. Le Média n’est donc pas nécessairement d’accord avec les personnes invitées sur son plateau. Nos journalistes (et l’ensemble des membres de l’équipe NDLR) n’ont pas vocation à n’inviter que des gens avec lesquels ielles seraient en phase à 100%. »
Le Média, en fonction de l’actualité, donne la parole à des militants en lutte (prioritairement), à des syndicalistes, à des auteurs dans les champs des sciences sociales, de l’économie, de l’histoire, de la littérature, à des journalistes d’autres médias (indépendants le plus souvent), à des spécialistes (diplomates, experts, responsables politiques ou anciens militaires…). Les propos tenus par ces invités n’engagent qu’eux et ne reflètent pas nécessairement la ligne du Média ni la pensée de l’intervieweur. Il faut bien comprendre que le Média n’a pas vocation à être un média de niche, qui peut se concentrer sur un axe en particulier (comme Reporterre avec l’écologie, Street Press avec les violences policières et l’antifascisme, ASI avec la critique des médias, Syrie Factuel sur la guerre en Syrie, etc.). A ce compte, 0,45% de déchets, si on compare avec les chaînes du service public ou les chaines capitalistes, c’est plus qu’honorable. Et personnellement, je préfère argumenter en interne quand un invité me semble problématique que hurler avec les loups de Conspiracy Watch contre la seule coopérative de presse française vraiment indépendante, de gauche, et visant une diffusion de masse. Ayant notamment passé du temps sur le forum du Média à debunker les conneries antivax et à déconstruire le culte de Raoult, je suis très content que le Média n’ait pas sombré dans cette fange, contrairement à Aude Lancelin, et ait donné par exemple la parole à Nathan Pfeiffer-Smadja au sujet du covid pendant que Lancelin invitait le grotesque Perronne, que Denis Robert donnait tribune à Brice Perrier, que les médias capitalistes s’arrachaient le mage Raoult et que la fachosphère déroulait le tapis rouge à Fouché, Wonner et autres guignols antivax.
Non, le Média n’est pas une « webtélé insoumise aux accents complotistes ou poutinophiles ». C’est une coopérative de presse indépendante, de gauche, dont les programmes, à 0,45% d’exceptions près, sont d’utilité publique et même indispensables pour contrer l’hégémonie culturelle du bloc bourgeois et de la fachosphère. Ajoutons que les quelques écarts (0,45% !) sont aussi le reflet de questions qui agitent la gauche dans sa pluralité en France, mais également des interrogations posées par un monde dont les médias franco-français oublient parfois qu’il n’a pas de centre. C’est une chose (nécessaire) que de reconnaître et décrypter la propagande poutinienne (et je ne reproche certainement pas à Guckert de s’y coller), mais encore faut-il aussi essayer de comprendre pourquoi cette propagande complotiste et mensongère trouve un tel écho, notamment en Afrique. Le Média a par exemple évoqué la présence des milices russes Wagner au Mali ou en Centrafrique, mais il ne s’est pas contenté de la dénoncer, il a aussi analysé les causes du désaveu de la Françafrique qui laisse un boulevard aux manigances de Poutine. Une telle analyse est précieuse, et elle n’a rien de « poutinophile ».
Pour conclure, signalons aussi à Elie Guckert que le « clap de fin » n’est pas à l’ordre du jour pour le Média, malgré les attaques devant les Prud’hommes de Denis Robert. Le Média a en effet fait appel du jugement de première instance qui lui était défavorable, et les procédures sont loin d’être épuisées. De nouveaux éléments peuvent être versés au dossier. En tout état de cause, le Média a survécu à la saisie demandée par Denis Robert et est bien décidé à se défendre et à contre-attaquer. L’aventure est loin d’être terminée.
« Pour Marx, l’histoire est un processus de lutte, de lutte des classes, de lutte des êtres humains pour se libérer de l’exploitation. Si l’histoire n’est autre que l’histoire des conflits, des divisions et des luttes, il devient alors impossible d’analyser le processus historique du point de vue d’un sujet universel et unique. Pour le féminisme, cette perspective est très importante. Du point de vue féministe, il est fondamental de souligner que cette société se perpétue en générant des divisions, des divisions fondées sur le genre, sur la race, sur l’âge. Une vision universalisante de la société, du changement social, depuis un sujet unique, finit par reproduire la vision des classes dominantes. »
Silvia Federici, Le capitalisme patriarcal, La Fabrique éditions, 2019