Du féminisme bourgeois

Dans une tribune du Monde du 15 juillet 2020, l’avocate Noëlle Lenoir affirme que « certains mouvements féministes sont révélateurs d’une évolution vers un radicalisme teinté de communautarisme » et « voit dans les manifestations contre les nominations au gouvernement de Gérald Darmanin et d’Eric Dupond-Moretti la marque d’une dérive à l’américaine du mouvement féministe. »

Rien que ça.

Je propose de changer complètement d’angle par rapport à Noëlle Lenoir.
Au lieu de voir dans les manifestations suscitées par les nominations de Dupond-Moretti et Darmanin l’oeuvre de hordes extrémistes américanisées communautaristes adeptes d’une justice de rue pour laquelle les hommes seraient forcément coupables (ce qui est une vision des choses très MODEREE et pas du tout exagérée, mettez-vous le bien dans le crâne à coups de marteau, bande de radicalisés), ne peut-on voir dans cette tribune de Noëlle Lenoir l’oeuvre d’une bourgeoise de droite franchouillarde adepte d’un féminisme de classe qui sait rester à sa place dans le monde patriarcal raciste, c’est-à-dire d’un féminisme de droite qui ne nuit pas aux sexistes, d’un bon féminisme pas féministe en somme ? On comprendra alors ce qui réellement lui fait horreur dans ces manifestations de rue.

Rappelons que Noëlle Lenoir a été ministre de Raffarin sous Chirac (un féministe à la française, « 5 minutes douche comprise », tapant le cul des vaches et galant avec les rombières, ou le contraire, en fonction du nombre de coronas ingérées). C’était un peu après l’humiliation façon SM des « Juppettes » (pour les plus jeunes : des femmes ministres du gouvernement d’Alain Juppé virées comme des merdes au bout de 6 mois), mais c’était encore le bon temps. Noëlle Lenoir, c’est aussi cette « déontologue » de l’Assemblée nationale qui était payée par des labos pharmaceutiques en conflit avec l’Etat en 2015. Elle siège encore aujourd’hui au comité d’Ethique (ou des tiques ?) de Parcoursup (que les mauvaises langues se le disent : la sélection et la reproduction des inégalités à l’université se font de façon éthique, Noëlle y veille, alors circulez), juste récompense sans doute de son ralliement à Macron en 2017 après avoir mangé à toutes les gamelles patriarcales du PS et de l’UMP. Ça, c’est quand-même une preuve de MODERATION ou je ne m’y connais pas, et les gens qui oseront critiquer le fait d’être à ce point dans tous les sales coups ne peuvent être que des Estremiss communautariss. C’est cette même dame très modérée qui vient de signer une tribune contre le « décolonialisme » dans Le Point, journal de droite dure modéré, en compagnie de gens très modérés comme l’ineffable Alain Finkielkraut.

Bon, plus sérieusement, les manifestantes féministes ont manifesté contre la nomination à la tête de la police d’un type qui est sous le coup d’une enquête de police après une plainte pour viol et qui a avoué avoir demandé une faveur sexuelle à une femme en échange d’un service (qu’il n’avait au demeurant ni le droit ni la capacité de lui rendre), et contre la nomination à la tête de la justice d’un beauf qui aime planter des banderilles dans les taureaux et siffler les meufs ou le contraire, en fonction de la cuvée. Ce sont des manifestations politiques. Pas de la « justice de rue », contrairement à ce que brament les « modérés », ni du « lynchage de triste mémoire ». C’est marrant, parce que si, quand des féministes gueulent contre la signification politique de ces nominations (un bon gros bras d’honneur fait au féminisme), c’est de « la justice de rue », que dire de l’étouffement par les gendarmes d’Adama Traoré sans autre forme de procès ? Ne serait-ce pas une forme de « justice de rue » ou plutôt de « peine de mort de rue » ? On ne peut pas dire lynchage parce qu’ils ne l’ont pas pendu à un arbre façon KKK, ça non, on n’a pas le droit. Mais chut, parler de ces violences policières n’est pas modéré, et ça nous mène tout droit à l’odieux communautarisme : c’est Noëlle Lenoir qui le dit. Comme Finkielkraut. Comme Zemmour. Comme Le Pen. Tous ces modérés.
Restons dans le vivre ensemble à la française, qui est aussi, donc un mourir tout seul au fond d’un commissariat pour certains (mais mourir dans un commissariat français, n’est-ce pas, au final, une belle opportunité d’intégration pour ces rastaquouères ingrats ?). Félicitons donc Dupond et Super-Dupont pour leur nomination bien méritée et expulsons illico Caroline de Haas, la sorcière, la cause de tous nos maux, qui ne comprend rien au vrai féminisme à la française.

Juste un truc quand-même : quand Noëlle Lenoir nous déballe son lignage comme si c’était une preuve de féminisme, elle assène que ses glorieuses ancêtres “ne sont jamais tombées dans l’écueil consistant à accréditer l’idée d’une responsabilité collective de la gent masculine « blanche »”. Contrairement aux méchantes féminiss communautariss estrémiss d’aujourd’hui ? LOL. Cette pauvre Noëlle n’a décidément rien pigé. Il ne s’agit pas d’un problème de culpabilité. Il s’agit d’un système de domination à renverser.

Abolition de la prostitution ? Et pourquoi pas du capitalisme, tant qu’on y est ?

« La question n’est pas de savoir si nous voulons abolir la prostitution – la réponse est oui – mais de nous donner les moyens de le faire », a déclaré Najat Vallaud-Belkacem, la ministre des droits des femmes, dans le JDD du 23 juin 2012. « Mon objectif, comme celui du PS, c’est de voir la prostitution disparaître », a-t-elle ajouté. Parmi les pistes évoquées, la pénalisation des clients (le délit de racolage passif créé en 2003 ayant, lui, plutôt vocation à être abrogé, si l’on se réfère aux déclarations du candidat Hollande durant la campagne des présidentielles).

Pénaliser le « Caubère » (voir notre précédent article sur cet intéressant spécimen de client) ? Il n’en fallait pas plus pour susciter les cris d’orfraie de maints adeptes de la putification plus ou moins habilement déguisés en héroïques résistants contre « l’ordre moral ». La presse n’a pas manqué de relayer les protestations de ceux qui, suivant la ligne d’Elisabeth Badinter, voient dans toute velléité d’abolition de la prostitution un retour à un ordre moral de type victorien. Mais nous nous pencherons ici plus particulièrement sur quelques témoignages significatifs de braves « travailleuses du sexe », car c’est justement le plus souvent au nom de leur défense et de leur protection que se sont exprimées les critiques les plus virulentes contre l’idée de pénalisation des Caubère. En voici un premier exemple :

Corinne, porte-parole des indépendantes du Bois de Boulogne, défend « le droit à disposer de son corps » et estime que ces prostituées, qui grâce à leur activité « ont un niveau de vie certain », ne sont « pas prêtes à l’abandonner pour accepter un revenu minimum ». « Se recycler à 40 ans ou 50 ans passés, quand on a quasi aucun CV, c’est difficile. » (Libération du 24 juin 2012)

Etonnante trouvaille que ce « droit à disposer de son corps » qui tend à mettre sur le même plan le « droit » pour une femme (ou un homme) de subir sexuellement la domination économique et de vrais droits conquis par les femmes comme par exemple le droit à la contraception ou le droit à l’avortement ! Le même article de Libé rappelle pourtant que « la France comptait au moins 18.000 à 20.000 prostitué(e)s de rue » en 2010 — les autres formes de prostitution (escort, internet, salons de massage, etc.) n’étant pas chiffrées — et que, « d’après un rapport parlementaire d’avril 2011, il s’agit pour 80% de femmes et pour 80% de personnes étrangères », « neuf personnes prostituées sur dix » étant « victimes de la traite des êtres humains » (selon le député Guy Geoffroy). Ainsi, n’en déplaise aux quelques « travailleuses du sexe » ayant choisi volontairement leur « métier », l’immense majorité des prostitué(e)s est bien constituée d’esclaves sexuelles. La putification (terme par lequel nous entendons désigner ici ni plus ni moins que le stade actuel de développement du capitalisme) a déjà à ce point infecté les esprits qu’il est devenu courant de voir l’acte de vendre (et particulièrement de se vendre — corps ou âme) considéré comme l’exercice d’une liberté fondamentale. Il ne viendrait apparemment même plus à l’idée de nombre de nos contemporains que la liberté se conquiert au contraire dans la résistance à l’aliénation, dans le refus de la marchandisation totalitaire (marchandisation de rigoureusement tout : choses et éléments — jusqu’à l’air et l’eau — mais aussi de l’humain — force de travail, corps, sexe, idées, génôme…). Interdire l’esclavage, qu’il soit forcé ou volontaire, deviendrait donc un crime contre la réification travestie en liberté : la liberté du sujet est désormais conçue comme « liberté » de renoncer à être sujet, comme « liberté » de devenir objet. Par un étonnant tour de passe-passe, une collectivité qui entend garantir la liberté de l’être humain en l’empêchant d’être réduit à l’état d’objet déshumanisé sera donc, dans le monde merveilleux de la putification, considérée comme affreusement « liberticide » ou « castratrice », parce qu’elle entrave la seule « liberté » à laquelle le capitalisme putifié accorde de la valeur : la liberté du commerce. A ce compte, si l’Etat est considéré comme liberticide lorsqu’il se fixe pour objectif d’abolir la prostitution (c’est-à-dire grosso modo la vente de l’usage de chattes, de bouches et de culs plus ou moins sains et consentants — en un mot), alors on peut dire aussi qu’il attente déjà fâcheusement aux libertés en interdisant la vente et la location d’organes ou de membres humains. C’est vrai, quoi, pourquoi un être humain ne peut-il être libre de vendre au compte-gouttes, à destination de greffes ou d’installations d’art comptant-pour-rien, un poumon, puis un oeil, puis un rein… ou même une bite ? Après tout, un pauvre amputé de sa bite et motivé par les drogues appropriées peut encore avoir une utilité sociale au bord d’une route forestière, n’est-il pas vrai ?

Avec cette idée de « droit à disposer de son corps », on fait aussi commodément abstraction de la question du rapport de force dans un monde où, malgré les avancées obtenues par le combat féministe, s’exerce encore partout la domination masculine. Ainsi, Françoise Gil, une « sociologue » présentée comme étant membre du « Syndicat du Travail Sexuel », osait affirmer le 25 juin 2012 dans 20 minutes (ce n’est pas la durée d’un rapport tarifé mais le nom d’un journal prostitué à la pub) :

C’est une aberration de s’en prendre au client, j’y vois une forme de castration. Ce ne sont pas les clients qui sont à l’origine de la prostitution.

Ben voyons ! Le mâle dominant n’y peut rien, le pauvre, si des hordes de prostitué(e)s racoleuses vivent dans l’obsession de son phallus et de la satisfaction de ses désirs virils. Au point que s’il paye, finalement, c’est juste par politesse, un peu pour dire merci à chacune de ces putes qui se jettent sur lui et qui en redemandent, les cochonnes. D’ailleurs, puisque ce ne sont pas les clients qui sont « à l’origine de la prostitution », d’après Françoise Gil, est-ce que ça ne devrait pas être aux prostituées de payer les clients qui ont la gentillesse d’accepter leurs services ? On sait bien depuis Eve que le mâle débonnaire n’y est pour rien : c’est toujours cette salope de femme habitée par le diable qui fait rien qu’à le tenter. Bon, une fois excité, il est peut-être un peu rustre des fois, le pauvre bichon, mais c’est dans sa nature d’homme, et que voulez-vous, il ne faut surtout pas le castrer ! Mais Françoise Gil va encore plus loin :

On fait un amalgame entre les réseaux de prostitution et la prostitution traditionnelle. (…) La prostitution quand elle est volontaire peut être considérée comme un métier, avec des valeurs, des relations humaines et sociales, elle peut être bien vécue. Je ne vois pas la nécessité de la supprimer. D’autant que dans notre société, les prostituées sont utiles et sont un corollaire du mariage.

Il y aurait donc la bonne prostitution (la « traditionnelle ») et la mauvaise prostitution (celle des « réseaux »). La différence entre les deux ? Sans doute la même que la différence entre le bon chasseur et le mauvais chasseur moquée naguère dans un célèbre sketch des Inconnus. On comprend avec cette évocation d’un petit « métier » traditionnel que notre « sociologue » emprunte plus à Jean-Pierre Pernault qu’à Pierre Bourdieu. Mais surtout, on apprend que les prostituées ont une utilité sociale et sont même un « corollaire du mariage », ce qui revient à dire que c’est la prostitution qui sauve le mariage ! En 2012, au XXIe siècle, après des années de déchristianisation, d’émancipation humaine, de combat féministe, après la révolution sexuelle, l’union libre, le PACS, le coming out des homosexuels, la société serait donc toujours organisée autour de l’institution du mariage et de son « corollaire » la prostitution. Abolir la prostitution ? Mais vous n’y pensez pas, aucun mariage n’y résisterait ! Eh bien oui, justement, abolissons la prostitution et finissons-en aussi par la même occasion avec cette institution désuète qu’est resté le mariage réservé aux couples hétérosexuels, héritage à peine repeint aux couleurs républicaines du vieux carcan de l’ordre moral judéo-chrétien ! Quelle imposture que celle des défenseurs de la prostitution qui osent ranger les abolitionnistes dans le camp de l’ordre moral alors que ce sont eux les réactionnaires qui réduisent les femmes à l’état de putes ou de mamans !

Mais revenons à Corinne, la porte-parole des « indépendantes » du Bois de Boulogne citée par Libé, qui affirme que la prostitution procure un « niveau de vie certain » aux péripatéticiennes sylvestres, et qu’elles ne sont pas prêtes à l’abandonner pour un « revenu minimum », d’autant plus qu’il leur serait difficile de « se recycler » à « 40 ans ou 50 ans passés ». On peut d’abord se demander ce qui attend ces inrecyclables à 60 ans ou 70 ans passés, voire à 80 ou 90 ans. Quand bien-même elles cotiseraient (ce qui ne doit pas être très courant) au Régime Social des Indépendants (puisqu’indépendantes elles s’affirment), celui-ci n’est pas réputé pour offrir des retraites décentes à ses affiliés. Le sort des vieilles putes (pardon, des travailleuses du sexe séniors – le monde de la putification ne tolère les termes crûs que dans les films porno) est-il donc plus enviable que celui des bénéficiaires d’un « revenu minimum » ? En outre, l’argument du « niveau de vie certain » est tout de même assez léger en soi : les dealers, les braqueurs, ou encore les proxénètes de tout poil, peuvent sans doute l’utiliser aussi pour justifier l’exercice de leur « activité ». Il se trouve néanmoins que ce type de « métier » a été banni par la collectivité du champ des activités légales pour des raisons qui sont peut-être légitimes, après tout. Et puis, si vraiment la prostitution reste une source de revenu procurant un niveau de vie plus élevé que celui offert par le « revenu minimum », alors la solution est on ne peut plus simple (et j’invite le gouvernement français prétendument de gauche à se pencher sur la question) : augmentons le revenu minimum ! Mieux : mettons carrément en place l’allocation universelle de vie ou le revenu de base inconditionnel ! Alors, les femmes ou les hommes qui ont vraiment une profonde envie de servir d’objet sexuel pourront le faire bénévolement sans avoir à se soucier de leur subsistance.

Autre témoignage, celui de Marie-Thérèse, prostituée « indépendante » :

«Elle veut qu’on fasse quoi ? Qu’on aille toutes à Pôle Emploi ? Ce travail nous permet d’être indépendantes financièrement (…). Najat est une gamine qui ne connaît pas la réalité de la vie et les besoins des hommes. On peut prédire davantage de violence dans les couples et des viols» (Le Télégramme du 30 juin 2012)

On saluera le néo-poujadisme, sans doute inconscient mais tout de même bien dans l’air du temps, de cette petite commerçante « indépendante » qui considère comme plus dégradant et plus aliénant d’aller à Pôle Emploi que de faire la pute. On lui accordera qu’en pleine crise économique, après 10 ans de destruction méthodique de tous les services sociaux par les gouvernements de droite, l’aide offerte par Pôle Emploi n’est peut-être pas à la hauteur des besoins. Quant aux « besoins », justement, des « hommes » en tant que mâles, ils sont ici définis selon une norme que l’on pourrait baptiser la « norme DSK » : un homme, en somme, c’est une grosse brute qui a besoin de niquer n’importe qui, n’importe quoi, à tout moment (cette vision en dit d’ailleurs long sur la réalité glauque à laquelle doit être quotidiennement confrontée Marie-Thérèse). Et donc, l’homme, s’il ne peut plus aller aux putes peinard, il va forcément cogner sa femme et en violer d’autres. C’est dans sa nature d’homme. Sauf que… d’après une enquête du Mouvement du Nid, seulement un homme sur huit a déjà eu recours à « une prestation sexuelle tarifée ». Un Caubère sur huit, c’est déjà beaucoup, certes, mais cela reste incontestablement une minorité au sein de la gent masculine. Tous les hommes qui ne vont pas aux putes éprouvent-ils des pulsions de viol et de violence et passent-ils dès lors à l’acte faute d’être soulagés par un(e) professionnel(le) du sexe ? Les violences faites aux femmes, certes bien trop courantes, seraient dans ce cas bien plus nombreuses qu’elles ne sont. Inversement, les accusations de viol et d’agression sexuelle portées par exemple contre DSK aux Etats-Unis et en France, auraient été immédiatement abandonnées par la justice si la fréquence avec laquelle il avait recours à des prostituées avait pu servir de preuve que ses pulsions sexuelles étaient suffisamment assouvies pour qu’il n’ait nul « besoin » de recourir à la contrainte. On peut au contraire peut-être s’interroger sur la capacité du Caubère moyen à considérer l’autre comme un simple objet sexuel, capacité qu’il partage, même si c’est à un degré moindre, avec l’agresseur ou le violeur. Heureusement, tous les Caubère et les DSK, tous les tringleurs fous, les queutards, les mâles dominants, et au-delà tous les pauvres bougres esseulés, les puceaux complexés, les jeunes mal définis, les vieux délaissés, les simples curieux d’un jour ou les aventuriers fascinés par les bas-fonds, bref tous les clients occasionnels ou récurrents des prostitué(e)s dans leur variété ne sont pas des violeurs. Mais, à la faveur d’une domination fondée sur la force ou sur l’argent, ils ont tous à un moment donné la capacité de faire abstraction de la réalité du désir ou du non-désir de l’autre, de ses émotions, de sa souffrance, tout de même, le plus souvent.

Autre argument :

« Pénaliser les clients aurait pour effet, pour les travailleuses du sexe, de passer de l’indépendance à la clandestinité, nous rendant alors plus vulnérables face aux réseaux mafieux», estime un collectif de prostituées indépendantes lyonnaises dans un courrier adressé aux députés. (…) Valentina, 43 ans, quatre enfants à charge, évoque aussi «les crédits pour la maison, la voiture». «Quand je m’arrête deux jours et que je vois arriver les factures ou l’huissier, je reviens. Deux clients par jour me font 100euros (non déclarés), c’est mieux que l’usine», lâche-t-elle(Le Télégramme du 30/06/2012)

C’est la thèse, très répandue et maintes fois reprises, selon laquelle la prohibition serait un remède pire que le mal, et aggraverait la situation des prostituées. Mais les adversaires de l’abolition prennent le problème à l’envers : si par exemple des femmes n’ont pas de meilleur moyen pour régler leurs dettes et subsister que la prostitution et la bascule dans la clandestinité, cela ne signifie pas que la prostitution est indispensable mais au contraire que les autres moyens de subsistance sont insuffisants et que l’organisation du travail doit être revue. Dans l’antiquité gréco-romaine, un citoyen libre endetté pouvait être réduit en esclavage ou se vendre lui-même comme esclave pour solder sa dette. Le cas de Valentina rappelle que la prostitution est bel et bien, le plus souvent, ni plus ni moins qu’un asservissement.

Le mythe a la vie dure du « plus vieux métier du monde », si vieux qu’il serait impossible à extirper des sociétés humaines. N’allez pas parler aux antiabolitionnistes d’égalité entre les sexes, d’éducation des garçons à une sexualité respectueuse de l’autre et d’éducation des filles à un épanouissement hors de la soumission. N’allez pas leur parler non plus de remise en cause du capitalisme, ce capitalisme qui a réussi au stade actuel de la putification la prouesse d’opérer la synthèse entre la domination masculine la plus traditionnelle et le consumérisme le plus moderne. N’allez pas dire à celles et ceux qui trouvent que tapiner, ce n’est pas pire que de trimer à l’usine, qu’elles ou ils n’ont qu’à envoyer leurs propres filles sur le trottoir ou œuvrer à la transformation des usines. N’allez pas leur dire non plus que les quelques rares prostituées qui affirment avoir choisi librement leur « métier » ont le plus souvent des histoires personnelles difficiles, faites de traumatismes, de névroses et d’addictions dont l’origine est souvent liée à la violence masculine, notamment familiale. N’allez pas leur dire que la violence masculine, la prédation sexuelle, la libido exacerbée à un degré pathologique sont des troubles qui pourraient être atténués sensiblement par un traitement social, éducatif ou médical. N’allez pas leur dire que la misère sexuelle, et naturellement la violence, résultent souvent de la misère économique. Ils vous traiteraient de curés, de peine-à-jouir, de castrateurs, de partisans de l’ordre moral… Cut the crap !

Dans le discours des antiabolitionnistes, il reste toutefois un élément qui ne manque pas de pertinence : la prostitution est souvent rapportée à la question du travail, devenu à la faveur des techniques modernes de management tellement aliénant que les défenseurs de la prostitution peuvent sans être traités de fous présenter celle-ci comme un moindre mal, voire comme une activité qui serait finalement plus désirable que le travail « ordinaire » (du moins celui réservé aux plus démunis). C’est le signe que le travail, pour la majorité des travailleurs, est bel et bien d’ores et déjà ressenti comme une forme de prostitution. Qu’on vende son cul ou qu’on sacrifie sa dignité, sa santé et son intégrité physique et morale en vendant sa force de travail, finalement, dans bien des cas, la différence n’est pas évidente. La putification, en même temps qu’elle légitime la prostitution et la présente comme une fatalité naturelle irréductible, en fait aussi le modèle absolu de toute autre activité humaine. En affichant son vœu d’abolir la prostitution, Najat Vallaud-Belkacem fait preuve d’une louable ambition, mais au stade avancé de putification où nous sommes rendus, cela ne sera possible qu’en mettant en œuvre sur le long terme une ambition encore plus grande : abolir le capitalisme lui-même. Hélas, ce n’est en aucun cas la mission qui a été confiée par le nouveau président Hollande au gouvernement auquel appartient Najat Vallaud-Belkacem.

Un monde sans femmes

Une fois n’est pas coutume, parlons cinéma.

Actuellement à l’affiche dans quelques salles de la France Faible (on laisse la ridicule « France Forte » à d’autres), le moyen métrage Un monde sans femmes, de Guillaume Brac, a été plutôt bien accueilli par la critique (il a d’ailleurs obtenu le « prix du court métrage du Syndicat de la critique », d’après 20 minutes, le journal qu’on peut lire en 20 secondes).

Pour Positif, ce film fait partie de ceux qui « redonnent confiance dans l’avenir du cinéma français ». Les Cahiers du cinéma lui trouvent un « charme profond » et louent « sa légèreté enjouée, sa drôlerie comme sa finesse » teintées « d’amertume ». Les Inrocks ont apprécié « les profondes respirations d’une mise en scène attentive aux paysages ». Pour Le Monde, les acteurs sont « véritablement formidables ». Télérama, encore plus dithyrambique, affirme que « ce conte d’été brumeux évoque à la fois le Rohmer du Rayon vert et le Rozier de Du côté d’Orouët, pour la poésie du quotidien. Comme ses maîtres, le jeune réalisateur manifeste une empathie pour chaque personnage, jusqu’au moindre second rôle. Chronique douce-amère sur la beauté des amours de vacances mais aussi sur la misère sexuelle et la solitude, cet épatant moyen métrage révèle un auteur, Guillaume Brac, et un grand acteur, Vincent Macaigne, par ailleurs metteur en scène de théâtre inspiré ».

Un peu moins enthousiastes sont le Nouvel Obs, qui croit déceler l’influence de Houellebecq dans une « tendance à charger la mule sociologisante », et L’Express, pour qui « les bavardages du coeur ont quelque chose de fatiguant et d’affreusement passé de mode ».

Tout cela est juste. Mais aucun de ces éminents critiques n’a remarqué à quel point on pouvait aussi prendre le titre de ce film au pied de la lettre. Avec l’aide du Nouvel Obs, résumons donc la trame d’Un monde sans femmes : « un été en bord de mer dans un village picard, où deux jolies vacancières (une quadra et sa fille) mettent en émoi un vieux garçon du coin ». Précisons que le vieux garçon, timide, un peu grassouillet et perdant ses cheveux, mais gentil et sensible, lorgne maladroitement sur la mère célibataire, quadragénaire exubérante, généreuse de son rire et de ses « formes », comme disent les lâches du langage (entendez par là : son cul et ses seins), et fringuée « sexy » (mini-jupe ras la touffe et lycra de rigueur). Celle-ci se laissera finalement séduire un soir par un dragueur éphémère mais entreprenant, au grand désespoir du timide. Les choses auraient pu en rester là. Pourtant, ironie du sort, c’est la jolie fille de la quadragénaire, que le dragueur n’avait même pas osé aborder tant il la trouvait gracieuse (donc inaccessible), qui rejoindra le temps d’une nuit le vieux garçon dans son lit.

Moralité, sous formes de clichés :

  • si tu es un homme timide, gras du bide, et que tu perds tes cheveux, que tu en chies avec les gonzesses, c’est pas grave, tu gardes quand même une chance de te taper un jour de la chair fraîche ; ne t’abaisse même pas à soigner ton apparence et à peigner ton cheveu, la greluche finira bien par succomber à ta beauté intérieure ; ne cherche pas à lui expliquer qu’une telle différence d’âge n’est pas saine, que tu pourrais être son père, ça risque de l’exciter encore plus ; tu n’y peux rien, c’est son destin ;
  • si tu es une femme de plus de quarante ans, tu peux te lever un beauf à condition de t’habiller en pute, et de te comporter en nunuche frivole ; mais ne rêve pas, c’est par défaut qu’il se rabattra sur toi et, comme tu sais au fond de toi-même que tu ne mérites pas mieux, puisque tu as déjà fait ton temps, tu dois fuir le bonheur (qui n’est pas pour toi, fût-il incarné par un petit gros aux cheveux clairsemés), tu dois tomber toujours dans le même piège (être la proie d’hommes qui veulent juste tirer un coup) ; tu te consoleras ensuite en te disant par exemple que s’ils ne restent pas, c’est parce que l’amour leur fait peur ; tu n’y peux rien, c’est ton destin ;
  • si tu es une fille d’environ 18 ou 20 ans et que tu as un physique avenant, ouvre de grands yeux de biche et prends l’air un peu perdu ; cultive le mystère, affiche une profondeur intérieure (c’est-à-dire : fais un peu la gueule, ne ris jamais, sauf peut-être aux plaisanteries des hommes plus âgés et au physique pas évident — en tout cas, ce n’est surtout pas à toi de faire rire les autres) ; pleure (c’est émouvant) mais pas trop (c’est relou), et jette-toi au cou d’hommes bien plus vieux et plus moches que toi, même et surtout s’ils n’ont pas réussi à se taper des plus vieilles que toi ; parce que c’est comme ça que tu deviendras une vraie femme qui, dès l’âge de quarante ans, ne vaudra plus rien sur le marché ; tu n’y peux rien, c’est ton destin.

Oui, il faut prendre le titre du film de Guillaume Brac à la lettre. Le monde d’aujourd’hui, qui, malgré la révolution sexuelle, l’affaiblissement du modèle patriarcal, l’égalité des droits, la parité, est plus que jamais le monde de la putification, est bien un monde sans femmes, un monde dont les femmes sont absentes en tant que sujets, un monde dans lequel les femmes sont, encore et toujours, des objets.

Mais imaginons un scenario alternatif pour ce film :

Un père célibataire (vieux beau bon vivant) et son fils (beau jeune homme athlétique et un peu ténébreux) passent des vacances en bord de mer. Leur propriétaire est une femme d’une quarantaine d’années, un peu grosse, un peu négligée, le cheveu pas bien propre. Elle en pince un peu pour le vieux beau, mais n’ose pas lui faire d’avances. Sur la plage, le vieux beau et son fils se font draguer par des jeunes filles délurées, mais le vieux beau embrasse son fils sur la bouche pour faire croire qu’ils sont pédés et échapper ainsi à la drague lourdingue des jeunes filles. Le vieux beau raconte à la grosse qu’il a eu pas mal d’aventures, mais que les femmes ne restent pas longtemps avec lui. On le sent un peu amer, un peu blessé, derrière son apparente joie de vivre. Il semble attendri par la mocheté qui se tortille devant lui mais qui n’ose rien faire. Au moins, elle est douce et gentille. Il pourrait se passer quelque chose… et puis non. Un peu plus tard, le vieux beau tombe sans grande résistance sous le charme d’une vraie croqueuse d’hommes affamée, en boîte de nuit. La petite grosse assiste à la scène et part en pleurant. Mais dans la nuit, le beau jeune homme, qui n’avait pas jeté un regard aux filles de son âge sur la plage ni en boîte, vient la rejoindre chez elle et, la larme à l’oeil, la prend dans ses bras et hume avec tendresse ses cheveux gras, prélude à un doux baiser. Il la soulève ensuite dans ses bras puissants, malgré son quintal (il a fait de la muscu avec son papa), et l’emmène vers le lit où il passeront une nuit d’amour sur laquelle nous jetterons un voile pudique. Au petit matin, il part rejoindre son père. Les vacances sont finies. Dans le car, le père et le fils ne se parlent pas, mais leurs yeux restent pleins de la riche expérience humaine qu’ils viennent de vivre. Chez elle, la petite grosse respire dans l’oreiller l’odeur musquée de son amant d’un soir.

Si un tel scenario était tourné, il n’est pas certain que les critiques le dépeindraient comme une « chronique douce-amère » (Les Inrocks), une « comédie mélancolique » (Télérama), un « marivaudage moderne » (Première) ou un « bijou fragile » (20 minutes). Un tel film serait plutôt rangé dans la catégorie des comédies surréalistes, voire des farces grotesques, et son scenario qualifié d’étrange ou insolite, voire dérangeant.

Car il n’y a décidément pas de symétrie dans ce monde sans femmes.

De la putification (4)

Voici deux informations qui n’ont guère eu d’échos en France en dehors des pages « people » ou « santé » de la presse de caniveau, l’ex-presse « sérieuse » préférant sans doute, comme Marianne, dans son édition du 6 août 2011, se poser des questions politiques essentielles telles que : « Royal-Hollande, et s’ils se réconciliaient… » Cut the crap !

La première information (répercutée entre autres par des torchons comme 20 minutes, France-Soir, Le Figaro…) nous apprend qu’une gamine de 10 ans a fait des photos « glamour » dans le magazine Vogue. Notons que c’est surtout une photo en particulier qui a scandalisé le monde anglo-saxon. On y voit l’enfant en « mannequin sur-maquillée, au regard provocateur, assise nonchalamment au milieu de coussins en léopard ». Ce petit scandale permet de s’interroger sur la « mode de l’hypersexualisation des enfants ». Car si la mère de cette victime de la putification est elle-même une habituée de la télé-poubelle, ce phénomène n’est pas pour autant circonscrit au monde débile des people. Il suffit de taper le nom de la fillette dans un moteur de recherche pour tomber sur des dizaines de photographies, où celle-ci apparaît systématiquement comme un objet affublé des atours, des poses et des mimiques de l’esthétique putifiée en vigueur depuis plusieurs années dans le monde de la mode et du show biz. Et même la presse de caniveau britannique, experte en putification, souligne que ce cas n’est pas isolé. Par exemple, les marques Marc Jacobs et Miu Miu ont chacune leur égérie pré-adolescente posant en femme fatale. Aujourd’hui, les vêtements pour enfants, surtout lorsqu’ils sont bon marché, portent l’empreinte de la putification la plus vulgaire, au point qu’il devient impossible à une famille modeste d’habiller une petite fille autrement qu’en mini-pute. Bientôt, les vraies prostituées devront-elles porter la burqa pour se distinguer des femmes ordinaires et aguicher les Caubère peut-être déjà blasés par une hypersexualisation devenue norme ?

Certes, en 1976 déjà, Alan Parker faisait jouer des rôles d’adultes à des enfants dans le film Bugsy Malone. Mais il s’agissait plutôt de créer ainsi un effet comique, et le contexte n’était pas celui d’une esthétique universellement putifiée. On ne vendait pas de strings aux petites filles, à qui on n’apprenait pas qu’une femme ne peut réussir socialement qu’en se servant de son corps ou en épousant un homme riche. Au contraire, c’était l’époque de la conquête du droit des femmes à disposer de leur corps, et du combat féministe qui traquait les phallocrates jusqu’au sein des mouvements contestataires eux-mêmes.

De nos jours, les petites filles sont gavées d’histoires de princesses stupides et ont pour modèles les stars putifiées de la télé-réalité ou les mannequins de mode. Ce qui nous amène à cette deuxième information selon laquelle les cas d’anorexie d’enfants se multiplient, particulièrement en Angleterre (pays qui a depuis l’époque Thatcher gardé une longueur d’avance dans la déliquescence). Selon l’organe de propagande nationale-sarkozyste qui s’est fait l’écho d’une enquête publiée outre-Manche, « pour les experts britanniques, la multiplication de ces cas d’anorexie précoce serait en partie, comme chez les adolescents et les jeunes adultes, liée à la pression sociale et aux images idéalisées des mannequins et célébrités à la limite de la maigreur qui font la une des médias. » Des médecins français, quant à eux, ont relevé des cas de petites filles qui commencent des régimes dès l’âge de 9 ou 10 ans. Ce n’est sans doute pas par désir de suivre la voie de Gisèle Halimi ou Simone de Beauvoir.

La connerie souriante des émoticonnes

Dans un entretien publié le 28 juillet 2011 sur le site Atlantico (lien retweeté par @PartiPirate — merci de la trouvaille), le sociologue Vincenzo Susca prétend que « le smiley fait exploser les codes bourgeois de l’écriture ».

Alors, t’es gentil, camarade (puisqu’on fait exploser les codes bourgeois, je me permets de t’appeler « camarade », tu permets ?), mais l’écriture sans smiley à la con, c’est pas un « code bourgeois », c’est une mise en forme du λόγος (logos) qui s’est développée des siècles avant que le premier bourgeois n’ait accaparé sa première plus-value. Tout au plus pourrait-on dire que l’usage des smileys (ou émoticônes) s’apparente à un retour (très relatif) au logogramme, favorisé par l’émergence d’internet, véritable tour de Babel où la rationalisation alphabétique se heurte à la multitude des langues. On le voit bien aussi avec l’usage fréquent de l’esperluette (« & ») et de l’arobase (« @ ») devenus des signes universels.  Mais si vraiment la mondialisation numérique des échanges écrits devait entraîner un abandon progressif du système alphabétique au profit des idéogrammes et pictogrammes, on peut se demander si l’humanité ne gagnerait pas à se convertir plutôt aux sinogrammes déjà utilisés par environ un quart des habitants de la planète. Les quelque 3000 signes mémorisés par un Chinois ou un Japonais pour lire et écrire le langage courant sont à mettre en parallèle avec la soixantaine de smileys hideux intégrés dans la dernière version d’Unicode (et dont moins d’une dizaine sont couramment utilisés). Autrement dit, si les internautes utilisent les smileys plutôt que les sinogrammes, c’est vraiment, pour le coup, parce qu’ils n’ont rien de complexe à signifier (poil au nez).

Du coup, on peut se demander si le camarade Susca, du haut de son statut d’éminent chercheur et maître de conférence en sociologie de l’imaginaire, n’est pas en train de nous faire tout simplement l’apologie de la bêtise du monde tel qu’il est, participant ainsi, peut-être inconsciemment, à « la fabrication du consentement » (pour reprendre l’expression de Noam Chomsky et Edward Herman), ou à « la propagande du quotidien » (pour reprendre celle d’Eric Hazan). Décortiquons :

Le smiley est l’une des formes élémentaires de l’écriture numérique, l’élément grammatical de base. On ne peut pas s’en passer. C’est le visage, l’émotion de celui qui l’écrit.

Aurons-nous la cruauté de révéler au camarade Susca que quelques internautes, néanmoins, persistent à s’en passer le plus souvent ? Nous ne sommes sans doute pas majoritaires, certes, et peut-être même sommes-nous en voie d’extinction, mais avec l’augmentation de l’espérance de vie dans les pays développés, il est à craindre que nous sévissions encore quelque temps. Et puis, si deux points soulignés d’un demi-cercle à l’intérieur d’un rond jaune sont « le visage, l’émotion de celui qui l’écrit », on peut se demander si le robot qui s’exprime ainsi sait réellement quelque chose des émotions dont la complexité et les nuances ne sauraient être exprimées par une dizaine de petits dessins.

Il faut dire que le web est l’endroit où l’on voit de plus en plus la rencontre des corps. Dans le web, le corps est le message. Ce n’est pas un hasard si l’érotisme ou la pornographie y sont privilégiées.

C’est marrant, moi à vue de nez, j’aurais plutôt dit que « l’érotisme ou la pornographie » sur internet étaient surtout une conséquence des frustrations qui découlent de la domination masculine, du poids persistant de la morale religieuse (judéo-chrétienne, islamique ou autre), de la putification capitaliste, de l’atomisation des individus privés de leurs liens de classe, de l’aliénation par le travail qui prive les hommes et les femmes de temps libre et de disponibilité affective et sexuelle, mais aussi de l’appauvrissement généralisé du langage, dont les causes sont multiples, mais dont les conséquences sont l’incommunicabilité entre les individus (ce qui n’aide pas à baiser). Dans ton cul le smiley !

(…) On peut donc résumer en disant que le smiley est le degré zéro de l’écriture car il s’agit de l’expression des corps, en tant que sensibilité. Mieux encore, je dirais qu’il s’agit là de l’inversion de la hierarchie entre le verbe et la chair. Le smiley est l’écriture de la chair, le langage de l’émotion publique et non de l’opinion publique héritée par la culture bourgeoise et moderne.

Tu t’emballes, camarade ! Que le smiley soit le degré zéro de l’écriture, c’est incontestable, mais de là à en faire une « expression des corps », une « écriture de la chair », alors là, non ! Aucun corps, aucune chair, ne ressemble à ça, ni ne s’exprime comme ça. Tu aurais fait l’analogie avec les masques archétypaux du théâtre antique, là je dis pas. Ça pouvait se tenir, à la rigueur, encore que ces masques permettaient surtout d’identifier de loin des personnages (et d’amplifier la voix des acteurs), à charge pour le public de se concentrer ensuite sur leur discours oral et gestuel. Quant à l’opposition entre « émotion publique » et « opinion publique héritée par la culture bourgeoise et moderne », elle oublie carrément la δόξα (doxa) grecque, par exemple, bien antérieure à l’essor de la « culture bourgeoise ». Et puis pourquoi négliger aussi la possibilité d’une opinion publique populaire, critique du modèle bourgeois, et s’appuyant néanmoins sur la rationalité et l’intellect ? Le langage complexe, au vocabulaire riche, structuré par une grammaire, une syntaxe et une orthographe rationnelles, produits d’une histoire longue, serait l’apanage de la bourgeoisie ? Et le populo, lui, devrait se contenter de petits Mickeys clignotant pour faire causer sa « chair » (parce que son cerveau, hein, ça doit pas lui servir beaucoup pour obéir au patron ou pointer au chômage) ? N’y aurait-il pas en fait chez notre universitaire s’extasiant devant le « degré zéro de l’écriture » un certain mépris de classe ? Je vous le demande.

Plus loin, l’interviewer pose pourtant une bonne question :

Comment analyser l’évolution historique du smiley ? Né dans le monde de l’entreprise dans les années 1960, il avait pour but d’améliorer le moral des employés. Puis, il a été remis au goût du jour par le mouvement techno, trente ans plus tard : on pouvait le voir sur certaines pilules d’ecstasy, par exemple…

Mais la réponse du camarade Susca est affligeante :

C’est intéressant. Cela montre bien les détournements effectués par la culture électronique. La communauté, via les rapports sociaux électroniques, ont [sic] détourné le smiley pour le changer en moyen d’expression d’une sensibilité ludique et festive. Elle a détourné les instruments de travail, de production et de pédagogie pour les transformer en spectacle, en forme d’amusement afin de célébrer un « nous » joyeux. Il s’agit donc du détournement du travail vers la fête.

Bien entendu, le fait que cela soit aussi lié à l’univers de l’extase – je pense ici à l’ecstasy – montre une certaine forme d’excès. Cela renvoie finalement au carnaval, au dédoublement des sens, à quelque chose de très joyeux, mais aussi de dangereux puisque l’individu se perd dans quelque chose de plus grand que lui.

Eh oui ! Notre sympathique chercheur tombe ici dans le panneau de « l’inversion concrète de la vie » par quoi Guy Debord définissait justement le « Spectacle » : il croit (ou veut nous faire croire) que le smiley caractérise un « détournement du travail vers la fête » par la « culture électronique », alors que précisément, le smiley caractérise l’inverse : un « détournement de la fête vers le travail » par intériorisation des seuls modes de communication autorisés par la société spectaculaire-marchande. La sous-culture électronique du smiley (créé à l’origine par « le monde de l’entreprise ») est ce que le capitalisme laisse au peuple afin qu’il puisse « s’amuser » avec son instrument de travail, c’est-à-dire afin qu’il soit encore d’une certaine manière dans le travail même lorsqu’il fait la « fête », fête qui perd ainsi tout aspect libératoire. Il faut que le peuple, qui a toutes les raisons objectives d’être malheureux, soit absolument « joyeux » (on lui vendra les drogues nécessaires à ce bonheur factice, même si cela montre « une certaine forme d’excès », revers de cette souriante médaille). Il faut que le peuple, qu’on exploite jusqu’au trognon, ne puisse plus inventer de formes vraiment « ludiques » d’expression comme la grève, la manifestation, la séquestration de patron, l’occupation d’usine, l’insurrection, la révolution… parce que c’est un petit peu vieux jeu, sans doute, comme « amusement », (et assurément trop dangereux pour l’ordre établi). Il ne faut plus que le peuple puisse exprimer son malaise, sa dépression, son désespoir, sa fatigue (un ecsta et ça repart ! — et de nos jours, c’est plutôt la cocaïne qui se démocratise, d’ailleurs). C’est sûr qu’avec une dizaine de smileys dans ton disque dur, tu vas avoir du mal à faire autre chose que célébrer ce « nous joyeux » qui remplit le camarade Susca d’extase. Sauf que ce « nous joyeux », c’est pas vraiment un « nous » : essaie d’organiser une vraie action collective avec des zombies défoncés à l’ecsta ou à la coke et ne sachant s’exprimer que par onomatopées (à l’oral) ou par smileys (à l’écrit) ! Et puis, ce « nous », il est pas vraiment si « joyeux » que ça, même s’il n’a plus les outils pour exprimer autre chose qu’un bonheur forcé, ce qui fait que nombre d’individus risquent de « se perdre dans quelque chose de plus grand » qu’eux, doux euphémisme pour dire qu’ils finissent carrément à la rue, à l’asile ou à la morgue. Ô joie ludique et festive !

Nouvelle bonne question :

Ne marque-t-il pas aussi la fin de l’ironie dans les échanges par écrit, un manque de subtilité ?

La réponse vaut son pesant du pillules qui font danser :

On se fourvoie en disant que les cultures contemporaines sont « débiles », si vous me passez l’expression. En réalité, derrière chaque smiley, il y a une histoire. Derrière chaque forme de communication ponctuée par un smiley, il existe du secret, du mystère, des subtilités que seuls les membres de la « tribu » concernée peuvent comprendre.

Là, on se dit qu’il a dû prendre des trucs vachement forts et carrément hallucinogènes, le Vincenzo. Gare à la descente !

Il y a de la récréation et de la recréation qui se joue là-dedans, notamment au sein des jeunes générations qui arrivent à communiquer avec cinq personnes à la fois tout en jouant à un jeu vidéo et en faisant leurs devoirs en même temps. Les générations plus âgées sont incapables de faire cela.

Le problème, c’est que les « jeunes générations », pas plus que les « générations plus âgées », ne sont vraiment capables « de faire cela », en réalité. Parce que : 1) elles jouent à des jeux vidéos à la place de faire leurs devoirs et non en même temps (il y a d’ailleurs sans doute déjà des huiles au ministère de l’ex-Education nationale qui réfléchissent à comment transformer les cours en jeux vidéos « ludiques » aimablement sponsorisés par qui de droit) ; 2) elles ne communiquent pas avec 5 personnes à la fois, elles échangent des smileys et des borborygmes avec 5 personnes à la fois, ce que les « générations plus âgées » sont parfaitement à même de faire aussi pour peu qu’elles renoncent justement à communiquer avec le langage des êtres humains et à énoncer des messages complexes. Si tumkroipa c kta r1 piG 🙂 MDR !!! D’ailleurs, en cherchant bien, on peut trouver des vieux qui ne savent pas écrire (beaucoup de cadres, de chefs d’entreprise…) mais aussi des jeunes qui s’expriment par phrases complexes, même à l’écrit. J’en ai même déjà vu qui savaient accorder un participe passé avec le complément d’objet direct lorsque celui-ci est situé avant l’auxiliaire avoir et qui n’avaient que mépris pour les smileys et autres kikoo, lol

Ce n’est pas fini :

Auparavant, le travail et le politique étaient les moteurs de la société. Désormais, c’est l’inverse : ce sont les rapports sociétaux de base qui développent des formes culturelles, qui se propagent ensuite dans les sphères du travail ou du politique. Le smiley est donc l’un des éléments du feu sacré du quotidien.

Pourtant, l’interwiever avait bien rappelé plus haut que le smiley venait du « monde de l’entreprise », ce qui montre exactement l’inverse de la plaisante inversion qu’a cru dénicher Susca. Ces « formes culturelles » sont bien venues des « sphères du travail » pour modeler les « rapports sociétaux » de manière à en extirper toute dimension « politique ». Quant au « feu sacré du quotidien », « tu sais où tu peux te le mettre ? » te diront sans doute les victimes de la folie économique non contenue par le politique (avec un bon gros bras d’honneur en guise de smiley).

On constate ainsi que le travail et le politique essayent de résister, de survivre malgré leur obsolescence en martyrisant les formes de communication sensibles issues du réseau numérique.

graffiti
Graffiti de Guy Debord (1953)

C’est vrai, ne martyrisons plus les gentils smileys ! Plus sérieusement, « l’obsolescence » du politique est un vœu pieu, camarade. Les révolutions arabes et le mouvement des Indignés montrent au contraire un retour du politique qui, cette fois, il est vrai, a su « détourner » les instruments de communication modernes à son profit.
Quant à « l’obsolescence » du travail, on y travaille, merci.

Question :

Le smiley serait donc le symbole du combat qui oppose Internet au pouvoir politique ?

Réponse hilarante :

Absolument. Mais ce n’est pas un combat révolutionnaire. Ce combat se joue sur un mode ludique, sur le mode de la fête. Ce n’est pas une guerre. Internet est alternatif au pouvoir politique, bien-sûr. Mais son but n’est pas de s’opposer à celui-ci. Il s’agit d’un monde qui n’a pas besoin de s’opposer au système pour exister, mais dessine des formes d’autonomie douées de mythes, dieux et émotions propres, ainsi que de ses propres formes de pouvoir (…).

Mais si, il y a une guerre, sur internet, comme ailleurs. C’est une guerre sociale menée par l’oligarchie capitaliste contre l’ensemble de la planète. Internet n’est pas « alternatif au pouvoir politique ». La seule alternative à un pouvoir politique, c’est un autre pouvoir politique (par exemple un pouvoir qui appartiendrait vraiment au peuple). Internet n’est pas un pouvoir, c’est juste un moyen (ou un espace) de communication, mais les forces qui s’affrontent peuvent s’en servir, et cela fait déjà longtemps que le pouvoir économique (bien plus que le pouvoir politique qui n’est plus que son valet) réalise le cauchemar d’Orwell en utilisant les armes de la connerie publicitaire, du nivellement par le bas, de l’appauvrissement du langage, de la putification par le biais, notamment, d’internet, afin d’endormir le peuple et de lui ôter jusqu’à l’idée même de révolte politique et sociale. Il est temps justement de mener un vrai « combat révolutionnaire » contre un système qui nous empêche d’exister. Cela peut se faire aussi grâce à internet, toutes générations confondues. On en perçoit déjà les frémissements. Et pendant ce temps-là, camarade Susca, vas-tu continuer à applaudir en souriant devant 3 smileys ludiques et apolitiques ?

Cut the crap !

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