La LICRA, passerelle vers la droite ?

Le 20 décembre 2018, la LICRA (Ligue Internationale Contre le Racisme et l’Antisémitisme) publiait un communiqué attaquant violemment le député François Ruffin :

“Le plus grave est en effet intervenu lorsqu’il a exprimé, au sujet du référendum d’initiative citoyenne, des remerciements inattendus : « Oh, il n’a pas fleuri par hasard, il a fleuri parce que des hommes de conviction, nommons-les, Etienne Chouard et ses amis, ont semé, ont arrosé, depuis des années ». Puisque Monsieur Ruffin a choisi de nommer Etienne Chouard, nul ne doit ignorer l’idéologie d’un homme qui figure désormais au Panthéon des Insoumis sans que cela ne suscite, en dehors de Clémentine Autain, la moindre réprobation du parti de Jean-Luc Mélenchon.”

Mario Stasi, président de la LICRA

On conviendra avec Clémentine Autain que François Ruffin aurait pu s’abstenir de citer publiquement un personnage aussi sulfureux que Chouard, non seulement à cause de son confusionnisme, de son complotisme et de ses accointances avérées avec l’extrême-droite la plus ignoble, mais aussi parce que la manière dont Chouard fétichise le RIC risque non seulement de désarmer le mouvement social des Gilets Jaunes mais de nuire à la cause même du RIC. Pour autant, la façon dont Mario Stasi pointe cette erreur est elle-même problématique. En effet, si Ruffin accorde une reconnaissance au rôle de Chouard dans la popularisation du RIC (rôle qu’il serait objectivement difficile de nier, quoi qu’on pense de Chouard), il est totalement abusif d’affirmer que cet homme figurerait désormais “au Panthéon des Insoumis”. Plus loin, Stasi ajoute que Ruffin aurait pour devoir “de ne pas engager un dialogue cauteleux avec des ennemis de la République”, sous-entendant qu’en citant Chouard il ne respecterait pas ce devoir. Il parle même ensuite de “déclaration d’amour de François Ruffin à Etienne Chouard”. Or, on aura beau lire et relire la déclaration de Ruffin, on ne risque pas d’y trouver une “déclaration d’amour”, ni même l’amorce d’un dialogue complaisant avec Chouard. On y trouvera juste la reconnaissance factuelle du militantisme “de conviction” de Chouard en faveur du RIC. Bien qu’étant moi-même adversaire résolu du fétichisme chouardien, je suis bien obligé de reconnaître que Ruffin ne dit en l’occurence que l’exacte vérité. Mais si reconnaître de la conviction chez quelqu’un équivaut à une “déclaration d’amour”, il va falloir réviser sérieusement le concept même d’amour… ou peut-être tout simplement envisager l’hypothèse que Mario Stasi pratique ici une bien curieuse novlangue.

L’histoire ne manque pas de personnages sulfureux méritant bien l’opprobre qu’ils ont suscité, et qui ont pourtant contribué positivement à tel ou tel domaine. Ainsi, un Céline à l’antisémitisme abject a-t-il indéniablement apporté quelque chose à la littérature. Un Carl Schmitt nazi a bien apporté l’idée de primat du politique sur le droit qui a inspiré Chantal Mouffe (que nul ne songerait à accuser de sympathie nazie). Un Heidegger lui aussi largement compromis avec le nazisme a été un philosophe majeur du XXe siècle, inspirant Sartre ou Merleau-Ponty.

Le procès de Ruffin instruit par Stasi pour avoir reconnu l’apport de Chouard quant au RIC paraît donc très excessif, d’autant que la LICRA ne semble pas toujours si pointilleuse lorsqu’il s’agit par exemple d’analyser le racisme d’Etat. Mais il y a pire : d’entrée de jeu, Stasi s’aventure sur un terrain politique qui n’est plus du tout celui de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme :

“Il y a d’abord la tonalité générale de son discours qui emprunte à une violence et une logorrhée populiste opposant le peuple et les « élites » et qui n’augure rien de bon. Quand il déclare notamment « Honte à vous les politiciens qui vous goinfrez de petits fours, de salaires à vie, de vaisselle à 500 000 € (…) Honte à vous, l’élite qui traînez votre peuple dans la misère. », on peut légitimement s’interroger sur les effets de tels mots sur le sentiment démocratique et sur une opinion déjà installée dans une défiance mortifère à l’égard des élus et des institutions du pays.”

Par cette phrase, Stasi s’exprime non plus en président d’une association de lutte contre le racisme et l’antisémitisme mais en militant de droite, ne supportant pas le discours de gauche de Ruffin. Car ce que Stasi qualifie de “logorrhée populiste” (pour une réfutation de cette utilisation du terme “populiste”, on renverra à notre citation de l’ouvrage d’Ugo Palheta, La possibilité du fascisme) n’est ni plus ni moins qu’un discours de lutte des classes, ciblant la confiscation du pouvoir par une oligarchie prédatrice à la solde du Capital, confiscation qui est bien à l’origine de la “défiance mortifère à l’égard des élus et des institutions du pays”, encore que la défiance elle-même soit sans doute moins mortifère que ce qui la génère.
C’est bien le droit de Mario Stasi, soutien de Bayrou puis de Séguin, candidat UMP aux législatives de 2007, de défendre la monarchie républicaine et les privilèges de la classe dominante, et d’être par conséquent horrifié par le discours de gauche de Ruffin, mais est-ce le rôle du président de la LICRA ? Assurément non. Ainsi, de la même manière qu’on peut suspecter le confusionnisme de Chouard d’être une passerelle entre la gauche et l’extrême-droite, on peut se demander si cette prise de position politique de la LICRA ne constitue pas une passerelle entre l’antiracisme et la droite. Voilà qui peut profiter à la droite, toujours désireuse de mettre la gauche dans le même sac “populiste” que l’extrême-droite, mais cela ne risque pas de profiter à la lutte antiraciste de la LICRA, qui s’en retrouve brouillée si ce n’est disqualifiée.

Auteur/autrice : Serge Victor

Militant de gauche, écosocialiste, féministe, autogestionnaire

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