Paroles :
Il fut un temps où l’échec me poursuivait, tenace.
C’était l’époque où j’avais la poisse.
Subjectif et imparfait, où que j’allasse,
Mon point de vue se heurtait à l’angoisse,
Cette angoisse suscitée par l’adversité,
Par l’hostilité imbécile de la réalité,
Par le funeste sort manifestement contraire,
Qui s’acharnait sur moi, qui s’acharnait sur moi, pauvre hère.
J’avais la poisse.
J’avais la poisse.
J’avais la poisse
(et je l’ai encore).
Tous les dieux de la terre, des enfers et du ciel
Rivalisaient de zèle pour se montrer cruels,
Me freiner dans mon élan, me couper les ailes,
Me tromper, m’isoler, et toujours me contrecarrer,
Me rouler, m’empêcher à jamais de me libérer
De la poisse,
De la poisse.
J’avais la poisse.
J’avais la poisse…
(et je l’ai encore)
Nous sommes en 1996. Embarqué parce qu’il fallait bien gagner ta croûte dans une carrière de prof, tu persistes à vouloir faire de la musique en groupe, mais rien ne se passe jamais simplement et le sort semble s’acharner. Après deux demos enregistrées en studio avec Crème Brûlée et Les Vaches Folles, il ne reste plus qu’à écumer les bars et les salles de concert pour essayer de se produire sur scène. Mais voilà : Pierre, le bassiste de Crème Brûlée, décide de partir vivre en province, et le batteur, Erwann, en profite pour vous planter là, lui aussi, non sans débaucher Stéphane comme guitariste pour un autre groupe dans lequel il joue : Dorange. C’est un groupe qui semble bien plus pro que vous, et tu te retrouves un soir au Glazart’, salle où vous auriez rêvé de jouer, devant un groupe constitué de ton ex-batteur, avec ton pote Stéphane sur scène à la guitare et toi comme un con dans le public. Steph n’a pas parlé d’arrêter Crème Brûlée ou Les Vaches Folles, mais tu te dis que si Dorange se met à carburer, il n’aura plus guère de temps, à consacrer à vos groupes de losers.
La poisse, quoi.
Sans compter que sur le plan sentimental, ta vie n’est pas au top : tu es en train à nouveau de laisser une relation s’étioler avec celle que tu avais tant rêvé de retrouver pendant des années, sans comprendre vraiment pourquoi (ni pourquoi tu étais resté fixé sur cette ancienne relation ni pourquoi tu la laisses filer à présent que tu l’as retrouvée). Tu te doutes bien qu’il y a plus là-dedans un noeud de névroses qu’une fatalité, mais tu as l’impression de ne pas maîtriser le cours des choses qui t’échappe complètement, de suivre une voie tracée implacablement vers l’échec sans rien pouvoir faire pour dévier la trajectoire.
La poisse, quoi.
Tu n’es pas superstitieux, ni croyant. Tu sais que tu as parfois eu de la chance, aussi (par exemple quand tu as passé le concours pour être prof, on peut dire que c’était vraiment un concours de circonstance). Mais là, tu broies du noir. Heureusement qu’il y a la musique pour exorciser ces mauvaises pensées. C’est ainsi qu’en faisant tourner un début de rythmique de guitare te viennent les paroles et la mélodie de « La poisse », morceau qui, au lieu d’être lugubre, contrebalance par l’ironie et une mélodie relativement enjouée le sort qui semble s’acharner sur toi, pauvre hère.
Puisque Crème Brûlée est en panne, faute de bassiste et de batteur, c’est aux Vaches Folles que tu présentes le morceau, lors d’une répèt’ au Luna Rossa. Par chance, Stéphane n’est pas encore en tournée mondiale dans le monde et se colle à la batterie (c’est le fonctionnement des Vaches Folles : avec Stéphane, vous alternez à la batterie ou à la guitare, en fonction de celui des deux qui prend le chant principal), et Benoît chope assez vite la ligne de basse. Il y a dans le morceau une séquence d’accords qui pourrait constituer un refrain, mais tu n’as pas mis de paroles dessus, et tu te dis que ça pourrait rester instrumental. Quand il arrivera à la répèt’, l’autre guitariste (et autre Stéphane) du groupe, Stéphane L « guitar hero » pourra tenter de coller un solo dessus. Tu enregistres quand-même le morceau tel quel avec « Roger et ses couteaux », c’est comme ça que tu as surnommé l’antique magnétophone à cassette que tu utilises pour garder une trace des répèts, des fois qu’il y aurait des idées à exploiter dans des impros ou des essais de morceaux. Les couteaux, c’est pour caler les touches « play » et « record » du magnéto qui sont pétées. Roger immortalise donc cette première version de La poisse en attendant l’arrivée de Steph « Guitar Hero »… qui n’arrivera jamais. Tu le sentais venir depuis un moment, mais il est de moins en moins disponible et de moins en moins motivé, pris lui aussi par un autre groupe (Clamantis) et par ses enfants (quelle drôle d’idée de faire des enfants, songez-vous avec l’autre Stéphane). Il n’y aura pas d’autre répèt’ des Vaches Folles.
La poisse.
Tu te promets alors de ne jamais jouer au loto ni à des jeux de hasard à la con ni de candidater pour des tirages au sort. Et tu partages un peu de ta poisse avec le groupe Dorange qui ne durera pas plus de quelques mois. Sans rancune, les gars.