Cucul

« Le “cucul”, c’est l’amour immodéré de la concorde, immodéré parce qu’il va au point de ne plus voir quand il y a de la discorde. Le signe indubitable de la “cuculerie” réside dans une passion si angoissée de l’harmonie sociale qu’elle ne peut pas supporter la moindre vision de conflit. D’où suit nécessairement l’évacuation de toute politique, ou plutôt sa dissolution caractéristique dans la morale — d’une part dans le partage entre la qualité morale des “cuculs” et la défectuosité des autres (qu’on ne sait pas comment qualifier), d’autre part dans la conversion de l’action politique en entreprise de redressement (des défectueux) et d’appels aux élans (de tous). »

Frédéric Lordon, Figures du communisme, La Fabrique, 2021

Presse libre

« Que les capitalistes investissant dans la presse lâchent la rentabilité financière, ça n’était pas très difficile à comprendre : le pouvoir d’influence vaut bien quelques fonds perdus, il résulte que les propriétaires seront d’autant moins enclins à partager le pouvoir qu’il leur reste — le pouvoir de la ligne. Ou alors il faut aller très loin dans les hypothèses héroïques, et imaginer que “faire vivre la presse du monde libre” offre en soi une redorure symbolique autosuffisante, semblable à celle que d’autres tirent du mécénat d’art. »

Frédéric Lordon, Figures du communisme, La Fabrique, 2021

Fascisme

« Dire que le danger est à venir constitue une façon d’éviter de dire qu’il est déjà là. Or le fascisme est actuel, quotidien, banal. Il se décline au jour le jour, intervient et structure la société, dans les institutions et jusque dans nos propres luttes. Que dire d’un Etat dont la police — institution sur laquelle il s’appuie entre toutes — vote déjà majoritairement pour l’extrême-droite, assume une histoire coloniale et raciste, et abat de plus en plus de jeunes hommes dans les quartiers populaires ? Horheimer disait : “celui qui ne veut pas parler du capitalisme doit se taire à propos du fascisme.” A nous d’ajouter : “Celui qui ne veut pas parler du fascisme doit se taire à propos du capitalisme.” »

Antonin Bernanos, « Fascisme, police et contradiction »,
in Police, La Fabrique, 2020

Taudis

« Le XIXe siècle a promu jusqu’à la caricature le critère que l’on appellera, pour faire bref, les “résultats financiers” comme test permettant de déterminer si une politique doit être recommandée. Le destin personnel s’est transformé en une parodie du cauchemar d’un comptable. Au lieu d’utiliser leurs ressources techniques et matérielles, désormais beaucoup plus vastes, pour construire une cité idéale, les hommes du XIXe siècle construisirent des taudis ; et ils pensèrent que bâtir des taudis était la chose juste et recommandable, parce que les taudis, à l’aune de l’entreprise privée, “cela rapporte”, alors que la cité idéale aurait été, selon eux, un acte fou d’extravagance qui aurait dans le vocabulaire imbécile du monde financier, “hypothéqué” l’avenir. (…) C’est la même règle de calcul financier autodestructeur qui gouverne chaque domaine de notre quotidien. Nous détruisons la beauté des campagnes parce que les splendeurs inappropriées de la nature sont sans valeur économique. Nous serions capables d’éteindre le soleil et les étoiles parce qu’ils ne versent pas de dividendes… Ou encore, nous avons jusqu’à récemment considéré qu’il s’agissait d’un devoir moral de ruiner les cultivateurs de la terre et de détruire les traditions millénaires de l’art de l’élevage si cela nous permettait de payer la miche de pain un dixième de penny meilleur marché. Il n’y avait rien que nous ne jugions de notre devoir de sacrifier à ce Moloch et Mammon tout en un… (…) Car aussitôt que nous nous octroyons le droit de désobéir au critère du profit comptable, nous commençons à changer notre civilisation. C’est l’Etat plutôt que l’individu qui doit modifier son critère. C’est la conception du ministre des Finances en tant que président-directeur général d’une sorte de société cotée en Bourse qui doit être rejetée… »

John Maynard Keynes, cité par Paul Jorion in
François Ruffin, Leur folie, nos vies, Les liens qui libèrent, 2020

Décence commune

 » (…) nous sommes victimes d’une illusion d’optique dans notre perception d’une évolution des moeurs qui procéderait d’une simple diffusion de celles-ci du haut vers le bas de la structure sociale. Idée commune : les élites inventent le libéralisme familial et sexuel, un nouvel individualisme ; la population ordinaire, autoritaire et puritaine par nature, subit et accepte sa rééducation spirituelle. L’histoire sociale des moeurs sur longue période nous dit tout autre chose. Jusqu’aux années 1920, la bourgeoisie, petite et grande, vivait dans une grande rigidité de moeurs, elle enfermait ses femmes et réprouvait l’homosexualité. Le prolétariat qu’elle exploitait était, lui, beaucoup plus détendu. La famille ouvrière était à dominante matriarcale et son organisation dans l’espace à dominante matrilocale. les ouvriers confiaient la gestion de leur paye à leur femme. Retournons à Zola. Qu’y trouve-t-on ? Des bourgeois névrosés, des femmes privées de droit et un monde populaire beaucoup plus libéral qui fait fantasmer les jeunes bourgeois. Le monde populaire ancien grouille d’enfants naturels, de familles recomposées et il tolère en gros l’homosexualité ainsi que l’a relevé Florence Tamagne dans un excellent livre (Histoire de l’homosexualité en Europe. Berlin, Londres, Paris 1919-1939, Paris, Seuil, 2000, p.392-393). Nous retrouvons, à sa place dans le temps, la véritable common decency d’Orwell (Orwell, cependant, était homophobe). »

Emmanuel Todd, Les luttes de classes en France au XXIe siècle, Seuil, 2020

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