Décence commune

” (…) nous sommes victimes d’une illusion d’optique dans notre perception d’une évolution des moeurs qui procéderait d’une simple diffusion de celles-ci du haut vers le bas de la structure sociale. Idée commune : les élites inventent le libéralisme familial et sexuel, un nouvel individualisme ; la population ordinaire, autoritaire et puritaine par nature, subit et accepte sa rééducation spirituelle. L’histoire sociale des moeurs sur longue période nous dit tout autre chose. Jusqu’aux années 1920, la bourgeoisie, petite et grande, vivait dans une grande rigidité de moeurs, elle enfermait ses femmes et réprouvait l’homosexualité. Le prolétariat qu’elle exploitait était, lui, beaucoup plus détendu. La famille ouvrière était à dominante matriarcale et son organisation dans l’espace à dominante matrilocale. les ouvriers confiaient la gestion de leur paye à leur femme. Retournons à Zola. Qu’y trouve-t-on ? Des bourgeois névrosés, des femmes privées de droit et un monde populaire beaucoup plus libéral qui fait fantasmer les jeunes bourgeois. Le monde populaire ancien grouille d’enfants naturels, de familles recomposées et il tolère en gros l’homosexualité ainsi que l’a relevé Florence Tamagne dans un excellent livre (Histoire de l’homosexualité en Europe. Berlin, Londres, Paris 1919-1939, Paris, Seuil, 2000, p.392-393). Nous retrouvons, à sa place dans le temps, la véritable common decency d’Orwell (Orwell, cependant, était homophobe).”

Emmanuel Todd, Les luttes de classes en France au XXIe siècle, Seuil, 2020

Salaire à vie

“Le “salaire à vie”, c’est la rémunération inconditionnelle de tous, rémunération attachée non pas à quelque contribution assignable mais à la personne même, pour ainsi dire ontologiquement reconnue comme contributrice, indépendamment de toute contribution particulière. “Etre à la société” (comme on dit être au monde), c’est en soi apporter à la société, tel est le postulat onto-anthropologique du “salaire à vie”.

C’est une idée extrêmement forte, qui circonvient l’objection libérale par excellence : “payez-les sans contrepartie, ils ne feront rien”. Mais bien sûr que si, “ils” feront quelque chose. Ils feront quelque chose parce que “nulle chose n’existe sans que de sa nature ne s’ensuive quelque effet” (Spinoza, Ethique I, 36). C’est peut-être une accroche inattendue, et à certains égards baroque, que celle de l’ontologie spinoziste et des thèses de Friot, mais elle me semble on ne peut plus justifiée, ceci parce que le conatus est fondamentalement élan d’activité, élan de faire quelque chose, donc de produire des effets. Toute la discussion en réalité porte sur le “rien” de “ils ne feront rien”. Car, pour un un libéral-capitaliste, “rien” désigne cette sorte d’effets qui échappe à la grammaire de la valorisation du capital. Là contre, ce que dit l’anthropologie implicite de Friot, c’est qu’être à la vie sociale, c’est ipso facto nourrir la vie sociale : c’est contribuer à ses flux de conversation, de sociabilité, de créativité, de réalisation. Les gens ont envie de faire des choses — ça s’appelle le désir. Dans le flot d’activité de quiconque (évidemment dans le périmètre des actes légaux), il y a toujours quelque bénéfice pour la société. Et la contrepartie d’une rémunération est constituée. Le “salaire à vie”, c’est donc l’abolition du travail capitaliste et de son institution centrale : le marché de l’emploi.

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Marge

“Il n’y a pas plus de forme politique “pirate” qu’il n’y a de forme politique “forêt”, du moins à une échelle autre que locale. Et ceci même si “pirate” et “forêt” donnent beaucoup à penser. Pour s’accomplir politiquement cependant, la marge doit accepter de perdre son être-marge, c’est-à-dire de n’être que le lieu des devenir minoritaires et des anachorètes, des stylites et des stylistes. L’antinomie des virtuoses et du nombre, décidément ne nous lâche pas.”

Frédéric Lordon, Vivre sans ?
Institutions, police, travail, argent…, La fabrique, 2019, p.129

Institutions

“J’entends déjà les hauts cris : “nous sommes ingouvernables, nous voulons vivre hors normes”. “Sans norme”, “sans institutions”, “libres” quoi — la métaphysique libérale insinuée jusque dans les têtes qui se croient les plus antilibérales. Mais le social est normes et institutions. Il les secrète endogènement. Or le social est le milieu de la vie des hommes, et il l’est nécessairement.

Vouloir s’affranchir de ça, c’est poursuivre le rêve chimérique que la pensée de l’individualisme libéral a mis dans les têtes. Sur la question des normes et des institutions, l’espace du débat devrait être tout autre que le segment des polarités opposées : “avec” ou “sans”. Ce sont de tout autres questions qui devraient nous occuper : des normes — puisque nécessairement il y en aura — mais lesquelles ? conçues dans quel degré d’autonomie ou d’hétéronomie ? à quelle distance de nous ? avec quelles possibilités de révision ? inscrites dans quelle sorte d’agencement institutionnel ? pour quels effets sur nos puissances ? Selon les réponses pratiques données à ces questions, les configurations institutionnelles, et les formes de vie qu’elles déterminent, peuvent différer de toute l’étendue du ciel. Et cependant il n’y a jamais, il ne peut y avoir de sortie radicale de l’espace de la norme, parce qu’il est le social même. La revendication de vivre “hors des normes” est, à mes yeux, aussi absurde que celle de vivre “sans institutions” — en fait c’est la même. Mais enfin normalement on devrait pouvoir tenir ensemble et de faire droit à l’expérimentation, à l’invention de nouvelles formes de vie, à leur valeur intrinsèque, et de dégriser le discours qui comprend l’“émancipation” comme échappée radicale de l’ordre institutionnel des normes.””

Frédéric Lordon, Vivre sans ?
Institutions, police, travail, argent…, La fabrique, 2019, p.129

Autonomie

“(…) l’autonomie, qu’est-ce donc sinon pousser aussi loin que possible la maîtrise réflexive de sa propre praxis ? L’un des acquis sans doute les plus précieux de l’oeuvre de Bourdieu, c’est que tous les univers sociaux ont à se réfléchir, et aussi à être réfléchis — du dehors. Du dehors, parce que les forces de la complaisance sont de redoutables ennemies de celles de la lucidité, et que la réflexivité s’exerce toujours au risque du déplaisir de ne pas se voir exactement conforme à l’idée qu’on se fait de soi-même. Pour que les choses soient tout à fait claires à ce sujet, je précise que l’univers intellectuel, comme nous l’a montré Bourdieu, n’échappe pas plus qu’un autre à ce devoir de réflexivité, ni à ce risque du déplaisir — on se souvient combien Homo Academicus avait fait scandale : parce qu’il avait fait offense. L’objectivateur n’est donc exonéré de rien et, s’il est bourdieusien, il sait qu’il est exposé à tout moment à ce qu’on lui retourne ses propres procédés, ceci d’ailleurs le plus légitimement du monde. Moyennant quoi l’exercice de l’objectivation devrait, pour tout le monde, n’être regardé que comme une hygiène intellectuelle, parfois même politique, élémentaire, et n’être soumis qu’aux critères intrinsèques de la qualité intellectuelle de l’objectivation.”

Frédéric Lordon, Vivre sans ?
Institutions, police, travail, argent
…, La fabrique, 2019, p.157

La peur de la bourgeoisie

“Il est incontestable que l’on peut faire n’importe quoi avec des mots comme “municipalité”, “communauté”, “assemblée” et “démocratie directe” ; en négligeant les différences de classe, d’éthique ou de sexe, on a réduit le sens de certaines notions comme celle de “peuple” au point d’en faire des abstractions vides de sens, voire obscurantistes. Il ne faut pas voir dans les assemblées de section de 1793 des structures unies qui auraient été forcées à entrer en conflit avec ces formations plus bourgeoises qu’étaient la Commune de Paris et la Convention nationale : ces assemblées de section constituaient elles-mêmes des terrains de lutte entre des couches possédantes et d’autres qui ne possédaient pas, entre royalistes et démocrates, entre modérés et radicaux. Il peut être tout aussi trompeur d’ancrer ces couches dans des intérêts exclusivement économiques que de ne tenir aucun compte des différences de classe et d’employer les mots de “fraternité”, de “liberté” et d’“égalité” comme s’ils ne représentaient souvent rien d’autre qu’une rhétorique creuse. Seulement, on a beaucoup écrit pour démythifier totalement les slogans humanistes des grandes révolutions “bourgeoises” ; on en a tellement fait, même, pour décrire ces slogans comme de simples réflexes étroits d’intérêts bourgeois que nous risquons surtout aujourd’hui de perdre entièrement de vue leur dimension populiste utopique. Après avoir tant analysé les conflits économiques internes qui divisèrent les révolutions anglaises, américaines ou françaises, les historiens de ces grands bouleversements nous rendraient un meilleur service à l’avenir en montrant la peur éprouvée par la bourgeoisie face à toutes les révolutions en montrant son conservatisme inné et son penchant naturel à traiter avec l’ordre établi.

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Etat démocratique

“L’Etat nouveau, l’Etat démocratique ne se réclame plus d’un principe traditionnel, il ne se réclame plus d’une consécration surnaturelle ou d’une légitimité historique ; il ne se légitime lui-même, il ne se justifie lui-même que par le droit des individus garanti par lui ; il se définit lui-même comme le contrat implicite des volontés libres et égales, cherchant dans sa souveraineté la garantie de leur libre développement.”

Jean Jaurès, Discours à la chambre des députés,
Séance du jeudi 3 mars 1904,
in L’Eglise et la laïcité, Spartacus, 1946

Laïcité

“C’est l’idée du droit que je veux invoquer mais non pas sous sa forme abstraite. Le droit ne peut être séparé du mouvement social, et je veux rechercher comment, depuis un siècle, depuis la Révolution, s’est noué le problème et comment nous pourrons et nous devrons le dénouer dans une démocratie républicaine où le socialisme grandit et où le christianisme, puissant encore, a droit comme croyance à l’absolue liberté.”

Jean Jaurès, Discours à la chambre des députés,
Séance du jeudi 3 mars 1904,
in L’Eglise et la laïcité, Spartacus, 1946

Enfer

“Il n’est pas nécessaire d’avoir passé beaucoup de temps dans les institutions-organisations pour s’apercevoir que les enjeux de pouvoir y perturbent sans cesse les enjeux fonctionnels, c’est même presque enfoncer une porte ouverte. Certains universitaires, on voit très vite lesquels, se prennent de passion pour une direction d’UFR, puis de département, puis le désir de la présidence d’université les saisit, enfin il faudra envisager des positions directoriales au ministère, et dans cette trajectoire qui a irréversiblement bifurqué, il n’est plus question de recherche : il n’est plus question que des manoeuvres propres à faire parvenir, quitte d’ailleurs à ce que, collatéralement, elles deviennent une nuisance pour la recherche. Ce qu’elles ne peuvent pas manquer de devenir en fait, puisqu’elles n’ont plus pour logique la recherche.

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Communautarisme

“Les ravages du chômage et la paupérisation des cités de banlieue ont aggravé le processus que Robert Castel a appelé la “désaffiliation”. […] Dans son livre sur l’antisémitisme, Anatole Leroy Beaulieu avait noté que “l’esprit de tribu” se réveille aujourd’hui chez les juifs parce que “l’antisémitisme les contraint, de nouveau, à se serrer les uns contre les autres. […] L’assimilation, qui était en train de s’opérer petit à petit, s’est trouvée arrêtée par ceux-là mêmes qui reprochent aux juifs ne ne pas s’assimiler”. Le repli communautaire constitue en effet une ressource pour ceux qui cherchent à échapper aux souffrances de l’anomie et de la stigmatisation. le même phénomène s’est reproduit pour les immigrants juifs pendant la crise des années 1930, et on le constate de nos jours dans une petite partie de la communauté musulmane.

La principale différence tient au fait que les précédentes crises n’ont pas duré très longtemps car elles ont débouché à chaque fois sur une guerre mondiale, alors que la paupérisation des villes les plus déshéritées de nos banlieues dure depuis plus de quarante ans. On est donc passé d’une situation conjoncturelle à une situation structurelle. C’est ce nouveau contexte qu’un petit nombre d’activistes se réclamant de l’Islam tentent d’exploiter à leur profit.”

Gérard Noiriel, Le venin dans la plume,
Edouard Drumont, Eric Zemmour et la part sombre de la République,
La Découverte, 2019

Le “problème de l’immigration”

“Sur le plan politique, ce qu’il faut surtout retenir des mutations qui se sont produites depuis les années 1980, c’est le décalage croissant entre la mondialisation des échanges économiques, culturels, sportifs et l’ancrage toujours national de l’espace politique, en dépit de l’intégration européenne. La compétition qui oppose les politiciens entre eux pour la conquête du pouvoir d’Etat les oblige tous à parler au nom des Français, en prenant leur défense contre les menaces extérieures censées peser sur eux.

C’est parce que l’Etat national est toujours le cadre fondamental de notre vie politique que le “problème de l’immigration”, né à la fin du XIXe siècle, est resté un argument majeur de la droite et de l’extrême-droite. Ce qui frappe l’historien qui s’est penché sérieusement sur cette question, c’est le caractère répétitif de ces débats, même si le vocabulaire et les groupes montrés du doigt ont changé, en fonction de l’actualité. L’antisémitisme ayant débouché sur le génocide des juifs, au moment du nazisme, il ne pouvait plus être un argument efficace pour alimenter le fonds de commerce de la droite nationaliste. Avec l’effondrement du communisme, il fut de plus en plus difficile de faire croire aux Français que la nation était menacée par des Bolcheviks obéissant aux ordres du Kremlin.

En 1978-1979, la révolution iranienne inaugura une ère nouvelle qui permit aux nationalistes de remplacer le communisme par l’islamisme. les attentats perpétrés par des terroristes se réclamant de l’islam contribuèrent fortement à accréditer leurs discours dans l’opinion. Cette tendance fut confortée par le fait que, dans les cités de banlieue, les formes anciennes d’encadrement des classes populaires s’effondrèrent, ne laissant souvent aux musulmans que la religion comme planche de salut.”

Gérard Noiriel, Le venin dans la plume,
Edouard Drumont, Eric Zemmour et la part sombre de la République
,
La Découverte, 2019

Virus

“Le virus de l’information à outrance nous a pénétrés jusqu’aux os et nous sommes comme des alcooliques qui dépérissent dès qu’on leur supprime le poison qui tue.”

Préface d’Emile Zola, à Charles Chincholle,
Mémoires de Paris, Librairie moderne, 1889

Antisémitisme et islamophobie

“J’utilise les termes “antisémitisme” et “islamophobie” dans un sens neutre. Ils désignent les discours qui généralisent à toute une communauté religieuse des propos ou des comportements qui ne concernent qu’une infime minorité de leurs membres. Cela n’empêche pas que l’on puisse porter un regard critique sur les dogmes religieux, les politiques qui s’en réclament ou les comportements des personnes qui s’identifient comme “juif” ou “musulman”.

Gérard Noiriel, préface de Le venin dans la plume,
Edouard Drumont, Eric Zemmour et la part sombre de la République,
La Découverte, 2019.

Cocotte-minute

“Nous vivons, pour la première fois, dans une société où l’immense majorité des enfants qui viennent au monde sont des enfants désirés. Cela entraîne un renversement radical : jadis, la famille “faisait des enfants”, aujourd’hui, c’est l’enfant qui fait la famille. En venant combler notre désir, l’enfant a changé de statut et est devenu notre maître : nous ne pouvons rien lui refuser, au risque de devenir de “mauvais parents”…

Ce phénomène a été enrôlé par le libéralisme marchand : la société de consommation met, en effet, à notre disposition une infinité de gadgets que nous n’avons qu’à acheter pour satisfaire les caprices de notre progéniture.

Cette conjonction entre un phénomène démographique et l’émergence du caprice mondialisé, dans une économie qui fait de la pulsion d’achat la matrice du comportement humain, ébranle les configurations traditionnelles du système scolaire. (…)

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Nature

“Nous sommes la nature qu’on défonce.
Nous sommes la Terre qui coule, juste avant qu’elle s’enfonce.
Nous sommes le cancer de l’air et des eaux, des sols, des sèves et des sangs.
Nous sommes la pire chose qui soit arrivée au vivant. Ok. Et maintenant ?
Maintenant, la seule croissance que nous supporterons
Sera celle des arbres et des enfants.
Maintenant nous serons la nature qui se défend.”

Alain Damasio, Les Furtifs, La Volte, 2019

Simplification

“A la sous-préfecture de Dunkerque, il n’y a plus aucun agent à l’accueil. Trois volontaires du service civique — qui, ensemble, coûtent le même prix qu’un seul fonctionnaire d’Etat — passent (…) leurs journées à aiguiller les usagers vers un ordinateur placé à l’accueil. CAF, Pôle emploi, services sociaux : tous sont en transition vers la société sans contact. L’Etat avance l’argument de la simplification, mais, quand il s’agit du renouvellement d’un titre de séjour, le labyrinthe numérique oblige à se demander si les difficultés rencontrées – comme sur le site recueillant les signatures en faveur d’un référendum contre la privatisation d’Aéroports de Paris — ne font pas partie du processus de tri. Il est devenu encore plus facile de compliquer les démarches pour dissuader les usagers de s’y engager.”

Julien Brygo, “Peut-on encore vivre sans Internet ?” ,
Le Monde diplomatique, août 2019

Capitalocène

“Qu’ils adressent des suppliques aux puissants sous les dorures de leurs palais ou qu’ils se replient en communautés spiritualistes, les “effondristes” partagent une même vision du monde, arrimée à l’opposition abstraite entre deux catégories, “la nature” et “l’humanité”, pour en déduire que nous vivrions à l’anthropocène — l’époque de l’histoire de la Terre à partir de laquelle les activités humaines ont transformé négativement l’écosystème. “Je suis très inquiet de la capacité qu’a ce concept d’anthropocène de renforcer cette vieille farce bourgeoise selon laquelle la responsabilité des problèmes émanant du capitalisme reviendrait à l’humanité tout entière”, observe Jason W. Moore, professeur à l’université de Binghampton (Etat de New York) et coordinateur du Réseau de recherche sur l’écologie-monde (World-Ecology Research Network). A la notion d’anthropocène il substitue celle de capitalocène : le rérèglement climatique provient d’un régime économique reposant sur l’extraction de matières premières et l’appropriation d’énergie non payée, une prédation longtemps considérée comme allant de soi. C’est cette stratégie d’utilisation peu coûteuse des ressources non renouvelables, sur laquelle repose l’accumulation illimitée, qui touche à sa fin, et non l’humanité. “Nous sommes en train de vivre l’effondrement du capitalisme, considère-t-il. C’est la position la plus optimiste que l’on puisse embrasser. Il ne faut pas craindre l’effondrement. Il faut l’accepter. Ce n’est pas l’effondrement des gens et des bâtiments, mais des relations de pouvoir qui ont transformé les humains et le reste de la nature en objets mis au travail gratuitement pour le capitalisme.”

Un autre effondrement est possible.”

Jean-Baptiste Malet, “La fin du monde n’aura pas lieu“,
Le Monde diplomatique, août 2019.

Ruines

« Pour les églises, quatre solutions différentes ont été avancées, et reconnues défendables jusqu’au jugement par l’expérimentation, qui fera triompher promptement la meilleure :

G.-E. Debord se déclare partisan de la destruction totale des édifices religieux de toutes confessions. (Qu’il n’en reste aucune trace, et qu’on utilise l’espace.)

Gil J Wolman propose de garder les églises, en les vidant de tout concept religieux. De les traiter comme des bâtiments ordinaires. D’y laisser jouer les enfants.

Michèle Bernstein demande que l’on détruise partiellement les églises, de façon que les ruines subsistantes ne décèlent plus leur destination première (la Tour Jacques, boulevard de Sébastopol, en serait un exemple accidentel). La solution parfaite serait de raser complètement l’église et de reconstruire des ruines à la place. La solution proposée en premier est uniquement choisie pour des raisons d’économie.

Jacques Fillon, enfin, veut transformer les églises en maisons à faire peur. (Utiliser leur ambiance actuelle, en accentuant ses effets paniques.)

Tous s’accordent à repousser l’objection esthétique, à faire taire les admirateurs du portail de Chartres. La beauté, quand elle n’est pas une promesse de bonheur, doit être détruite. Et qu’est-ce qui représente mieux le malheur que cette sorte de monument élevé à tout ce qui n’est pas encore dominé dans le monde, à la grande marge inhumaine de la vie ? »

Internationale Lettriste, Potlatch n°23, 1955

Jacobinisme

“Le “gouvernement révolutionnaire” mène une guerre intérieure et extérieure, prenant des mesures que les contemporains appellent “révolutionnaires” — fonder la République “n’est point un jeu d’enfant” rappelle Robespierre —, ce qui n’en fait pas pour autant une “dictature”. Le récit standard de la Révolution française a longtemps représenté le Comité de Salut public comme une sorte de gouvernement omnipotent confondu avec le pouvoir exécutif. Or cette guerre est l’une des rares dans l’histoire de France à ne pas avoir été conduite dans le secret du pouvoir exécutif mais au contraire par le pouvoir législatif dont les actes, y compris la répression, sont mis en visibilité dans l’espace public. Les membres du Comité de Salut public, qui est un organe de l’Assemblée, donc du pouvoir législatif, doivent tous les mois rendre des comptes et être réinvestis par la Convention. La “centralité législative” exercée par la Convention est au coeur du dispositif, mais celle-ci n’a rien de commun avec une centralisation administrative sous contrôle du pouvoir exécutif telle que nous la comprenons aujourd’hui. le lieu commun désignant un “jacobinisme centralisateur” qui serait dans la continuité de la centralisation monarchique et préfigurerait la napoléonienne est donc un contresens. Le Comité de Salut public n’est pas un ministère. Lorsque certains conventionnels envisagent cette possibilité, leur proposition est immédiatement contestée et mise en minorité. En revanche, la loi du 14 frimaire qui institue le gouvernement révolutionnaire attribue l’exécution des lois révolutionnaires, en particulier celles qui concernent le contrôle de l’économie — la loi dite du “maximum” qui fixe un prix maximum pour les denrées et les matières premières —, aux comités révolutionnaires (ou de surveillance) élus localement et aux municipalités, donc à l’échelon administratif le plus proche de la population et non à une administration centralisée. On notera enfin que les Comités de Salut public et de Sûreté générale ont été créés sous la Convention girondine, le 6 avril 1793 pour le premier, afin de faire face aux défaites militaires, et le 2 octobre 1792 pour le second, qui est en fait l’héritier du Comité des recherches de la Constituante. Le Tribunal révolutionnaire n’est pas plus un produit du gouvernement révolutionnaire puisqu’il est institué le 10 mars 1793, également sous la Convention girondine. Ces institutions fonctionnent donc avant et continueront à fonctionner après ce que les “thermidoriens” appelleront “la Terreur”.”

Marc Belissa et Yannick Bosc, Le Directoire,
La République sans la démocratie
, La Fabrique, 2018

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