Salaire à vie

“Le “salaire à vie”, c’est la rémunération inconditionnelle de tous, rémunération attachée non pas à quelque contribution assignable mais à la personne même, pour ainsi dire ontologiquement reconnue comme contributrice, indépendamment de toute contribution particulière. “Etre à la société” (comme on dit être au monde), c’est en soi apporter à la société, tel est le postulat onto-anthropologique du “salaire à vie”.

C’est une idée extrêmement forte, qui circonvient l’objection libérale par excellence : “payez-les sans contrepartie, ils ne feront rien”. Mais bien sûr que si, “ils” feront quelque chose. Ils feront quelque chose parce que “nulle chose n’existe sans que de sa nature ne s’ensuive quelque effet” (Spinoza, Ethique I, 36). C’est peut-être une accroche inattendue, et à certains égards baroque, que celle de l’ontologie spinoziste et des thèses de Friot, mais elle me semble on ne peut plus justifiée, ceci parce que le conatus est fondamentalement élan d’activité, élan de faire quelque chose, donc de produire des effets. Toute la discussion en réalité porte sur le “rien” de “ils ne feront rien”. Car, pour un un libéral-capitaliste, “rien” désigne cette sorte d’effets qui échappe à la grammaire de la valorisation du capital. Là contre, ce que dit l’anthropologie implicite de Friot, c’est qu’être à la vie sociale, c’est ipso facto nourrir la vie sociale : c’est contribuer à ses flux de conversation, de sociabilité, de créativité, de réalisation. Les gens ont envie de faire des choses — ça s’appelle le désir. Dans le flot d’activité de quiconque (évidemment dans le périmètre des actes légaux), il y a toujours quelque bénéfice pour la société. Et la contrepartie d’une rémunération est constituée. Le “salaire à vie”, c’est donc l’abolition du travail capitaliste et de son institution centrale : le marché de l’emploi.

Faut-il le dire, la proposition de Friot est une proposition institutionnelle. Mais presque trivialement. D’abord du fait de revêtir une portée macroscopique. Mais aussi parce que, je le redis, des rapports sociaux sont nécessairement instanciés dans des institutions et même, conceptuellement, sont des institutions. Or tel est bien le fond de sa proposition : de nouveaux rapports sociaux pour soutenir la reproduction matérielle collective. Ce qui me frappe spécialement, c’est qu’il ne cache en rien que l’une des fonctions de sa configuration institutionnelle a à voir avec la régulation de la violence, cette violence qui inévitablement tournoie autour des biens matériels. (…) En tout cas, Friot sait qu’il y a la violence, qu’on ne l’éradique pas, et qu’on n’a le choix qu’entre de plus ou moins bonnes solutions de régulation. Aussi — et dans ce registre de la proposition radicale qui généralement soit suppose l’harmonie, soit prétend la réaliser, c’est suffisamment rare pour être noté — aussi Friot indique-t-il lui même les lieux de sa structure institutionnelle où la violence économique se concentrera, et où elle aura à être accommodée. Deux essentiellement. D’abord ce qu’il appelle les “institutions de la qualification”. Chacun reçoit inconditionnellement un salaire à vie, mais dont le montant s’étage sur quatre niveaux (et dans un rapport de un à quatre entre le minimum et le maximum), chaque niveau de salaire étant attaché à un niveau de qualification, et chaque niveau de qualification étant attaché à la réussite d’un examen de qualification, bien sûr en un sens tout sauf scolaire, où le candidat fait valoir, et reconnaître socialement, comme “qualification”, sanctionnée donc par un niveau de rémunération sociale, ses expériences, ses compétences acquises, ses apprentissages et ses projets futurs. Il n’en demeure pas moins que ce sont les épreuves organisées au sein de ces institutions de la qualification qui arbitreront les inégalités et les affects envieux qu’elles feront naître.

Les tensions seront peut-être plus vives encore autour de la “caisse d’investissement”. Dans le système de Friot, la totalité du produit est socialisée pour être reversée à ses différents emplois au travers de caisses spécifiques : la “caisse salariale” qui, comme son nom l’indique, verse les salaires, la “caisse sociale” qui pourvoit à toutes les prestations gratuites (protection et services publics), la “caisse d’investissement” enfin, qui se substitue au système bancaire privé pour allouer des ressources financières aux différents porteurs de projets. la caisse d’investissement, c’est le lieu de possibilité pour “faire quelque chose”. Quelqu’un (quelques uns) veut faire quelque chose dont il n’a pas les moyens : il soumissionne à la caisse d’investissement de son département/canton/région. Les ressources des caisses sont limitées, donc objectivement, les projets sont en concurrence. Rivaux. On peut anticiper que la violence rivalitaire pour la ressource financière sera d’autant plus grande que la courbe très plate des niveaux salariaux, la faible ouverture des inégalités seront l’élément symbolique, politique et moral central de la norme, de l’habitude (au sens de Spinoza, consuetudo) constitutive de la société du “salaire à vie”, par conséquent le moins exposé à la contestation, ne laissant dans ces conditions aux luttes de distinction que la solution expressive des “projets”. Si les solutions d’accomplissement ne passent plus par le revenu ostentatoire, elles passeront par les “faire”. De là le relèvement des enjeux passionnels attachés à l’accès aux ressources financières : c’est que le “faire”, c’est le désir même. Ici la contestation est une éventualité impossible à écarter. Comparaison suspicieuse des “retenus” et des “recalés”, récriminations en injustice dans l’appréciation des mérites, procès en copinage peut-être : évidemment, il y aura ça — la violence. Le système institutionnel fera au mieux…

Comme tout système institutionnel. Avec cependant, pour celui-ci, la propriété extraordinaire de mettre fin à la vie prise en otage, puisque c’est bien ainsi que le capitalisme procède pour enrôler : en mettant en balance la soumission et la survie. On parvient à peine à imaginer l’extension de liberté, ou plutôt de liberté-égalité, d’égaliberté comme dirait Balibar, qui suivrait de ce desserrement.”

Frédéric Lordon, Vivre sans ?
Institutions, police, travail, argent…, La fabrique, 2019

Auteur/autrice : Serge Victor

Militant de gauche, écosocialiste, féministe, autogestionnaire

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