Covid et capitalisme

“L’épidémie de Covid n’a évidemment pas été fabriquée pour réduire encore davantage les libertés publiques tout en favorisant l’emprise des Gafam, elle a été une opportunité de le faire. Dire que l’épidémie est fonctionnelle et nécessaire au capitalisme serait évidemment une erreur (…).”

Bernard Friot, in
Bernard Friot & Frédéric Lordon, En travail,
Conversations sur le communisme
, La dispute, 2021, p. 167

Communisme

“On ne va au communisme que par le communisme, par un “en bas” fait d’enrichissement des droits de la personne pour construire non pas le “je ferai” du candidat à la présidentielle, mais le “nous faisons” de travailleurs mobilisés pour décider effectivement du travail et de la production au niveau tant micro que macroéconomique. Avec des fonctions étatiques directement assumées par les citoyens-travailleurs, et avec des solidarités internationales au ras d’une humanité dont les zoonoses nous rappellent qu’elle est une et indissociable de tous les vivants dans leur métabolisme avec la nature. (…)

Dire “le communisme, c’est le régime général de sécurité sociale”, c’est — littéralement  — tomber des nues, revenir sur terre.”

Bernard Friot,
in Bernard Friot & Frédéric Lordon, En travail,
Conversations sur le communisme, La Dispute, 2021

Coalition antiraciste anticapitaliste

“Si donc, pour faire dans les grands mots, on devait formuler une éthique politique des luttes, ou de la coexistence des luttes, elle aurait pour premier principe de ne rien faire dans sa lutte qui puisse nuire aux autres luttes. A commencer par simplement s’abstenir de les débiner — comme inutiles distractions. Et aussi de passer par des lieux, des supports, ou des “alliés”, fussent-ils de rencontre, instrumentaux même, qui font objectivement du tort aux autres luttes. Par exemple : on ne va pas poursuivre la sortie de l’euro avec les racistes du RN (quand ils la poursuivraient…) ou les “souverainistes des deux bords” ; on n’entreprend pas de sauver le peuple de la classe ouvrière par la “Révolution nationale” ; on ne fait pas des procès pour racisme à des militants marxistes au seul motif de leur préférence pour la lutte des classes, etc. Moyennant quoi on laisse quelque chance à des petits miracles comme, par exemple, le mouvement Lesbians and Gays Support the Miners pendant les grèves de 1984 en Grand-Bretagne, ou encore, plus étonnant, ce rapprochement, en 1968, des Young Patriots, groupe de salariés blancs pauvres de Chicago, cochant à peu près toutes les cases du White trash (musique country, armes, drapeaux confédérés)… avec les Black Panthers, dont le leader dans l’Illinois décida de prêter moins d’attention à leurs boucles de ceinturon à pistolets croisés qu’à leur programme concret d’actions, vit qu’en réalité tout était réuni pour une alliance des luttes antiracistes et anticapitalistes, d’où naquit une improbable mais bien réelle Rainbow Coalition. L’idée étant qu’à, la fin ces rapprochements “miraculeux” deviennent un peu plus de l’ordre de l’ordinaire.”

Frédéric Lordon, Figures du communisme, p.246, La fabrique, 2021

Cucul

“Le “cucul”, c’est l’amour immodéré de la concorde, immodéré parce qu’il va au point de ne plus voir quand il y a de la discorde. Le signe indubitable de la “cuculerie” réside dans une passion si angoissée de l’harmonie sociale qu’elle ne peut pas supporter la moindre vision de conflit. D’où suit nécessairement l’évacuation de toute politique, ou plutôt sa dissolution caractéristique dans la morale — d’une part dans le partage entre la qualité morale des “cuculs” et la défectuosité des autres (qu’on ne sait pas comment qualifier), d’autre part dans la conversion de l’action politique en entreprise de redressement (des défectueux) et d’appels aux élans (de tous).”

Frédéric Lordon, Figures du communisme, La Fabrique, 2021

Presse libre

“Que les capitalistes investissant dans la presse lâchent la rentabilité financière, ça n’était pas très difficile à comprendre : le pouvoir d’influence vaut bien quelques fonds perdus, il résulte que les propriétaires seront d’autant moins enclins à partager le pouvoir qu’il leur reste — le pouvoir de la ligne. Ou alors il faut aller très loin dans les hypothèses héroïques, et imaginer que “faire vivre la presse du monde libre” offre en soi une redorure symbolique autosuffisante, semblable à celle que d’autres tirent du mécénat d’art.”

Frédéric Lordon, Figures du communisme, La Fabrique, 2021

Salaire à vie

“Le “salaire à vie”, c’est la rémunération inconditionnelle de tous, rémunération attachée non pas à quelque contribution assignable mais à la personne même, pour ainsi dire ontologiquement reconnue comme contributrice, indépendamment de toute contribution particulière. “Etre à la société” (comme on dit être au monde), c’est en soi apporter à la société, tel est le postulat onto-anthropologique du “salaire à vie”.

C’est une idée extrêmement forte, qui circonvient l’objection libérale par excellence : “payez-les sans contrepartie, ils ne feront rien”. Mais bien sûr que si, “ils” feront quelque chose. Ils feront quelque chose parce que “nulle chose n’existe sans que de sa nature ne s’ensuive quelque effet” (Spinoza, Ethique I, 36). C’est peut-être une accroche inattendue, et à certains égards baroque, que celle de l’ontologie spinoziste et des thèses de Friot, mais elle me semble on ne peut plus justifiée, ceci parce que le conatus est fondamentalement élan d’activité, élan de faire quelque chose, donc de produire des effets. Toute la discussion en réalité porte sur le “rien” de “ils ne feront rien”. Car, pour un un libéral-capitaliste, “rien” désigne cette sorte d’effets qui échappe à la grammaire de la valorisation du capital. Là contre, ce que dit l’anthropologie implicite de Friot, c’est qu’être à la vie sociale, c’est ipso facto nourrir la vie sociale : c’est contribuer à ses flux de conversation, de sociabilité, de créativité, de réalisation. Les gens ont envie de faire des choses — ça s’appelle le désir. Dans le flot d’activité de quiconque (évidemment dans le périmètre des actes légaux), il y a toujours quelque bénéfice pour la société. Et la contrepartie d’une rémunération est constituée. Le “salaire à vie”, c’est donc l’abolition du travail capitaliste et de son institution centrale : le marché de l’emploi.

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Marge

“Il n’y a pas plus de forme politique “pirate” qu’il n’y a de forme politique “forêt”, du moins à une échelle autre que locale. Et ceci même si “pirate” et “forêt” donnent beaucoup à penser. Pour s’accomplir politiquement cependant, la marge doit accepter de perdre son être-marge, c’est-à-dire de n’être que le lieu des devenir minoritaires et des anachorètes, des stylites et des stylistes. L’antinomie des virtuoses et du nombre, décidément ne nous lâche pas.”

Frédéric Lordon, Vivre sans ?
Institutions, police, travail, argent…, La fabrique, 2019, p.129

Institutions

“J’entends déjà les hauts cris : “nous sommes ingouvernables, nous voulons vivre hors normes”. “Sans norme”, “sans institutions”, “libres” quoi — la métaphysique libérale insinuée jusque dans les têtes qui se croient les plus antilibérales. Mais le social est normes et institutions. Il les secrète endogènement. Or le social est le milieu de la vie des hommes, et il l’est nécessairement.

Vouloir s’affranchir de ça, c’est poursuivre le rêve chimérique que la pensée de l’individualisme libéral a mis dans les têtes. Sur la question des normes et des institutions, l’espace du débat devrait être tout autre que le segment des polarités opposées : “avec” ou “sans”. Ce sont de tout autres questions qui devraient nous occuper : des normes — puisque nécessairement il y en aura — mais lesquelles ? conçues dans quel degré d’autonomie ou d’hétéronomie ? à quelle distance de nous ? avec quelles possibilités de révision ? inscrites dans quelle sorte d’agencement institutionnel ? pour quels effets sur nos puissances ? Selon les réponses pratiques données à ces questions, les configurations institutionnelles, et les formes de vie qu’elles déterminent, peuvent différer de toute l’étendue du ciel. Et cependant il n’y a jamais, il ne peut y avoir de sortie radicale de l’espace de la norme, parce qu’il est le social même. La revendication de vivre “hors des normes” est, à mes yeux, aussi absurde que celle de vivre “sans institutions” — en fait c’est la même. Mais enfin normalement on devrait pouvoir tenir ensemble et de faire droit à l’expérimentation, à l’invention de nouvelles formes de vie, à leur valeur intrinsèque, et de dégriser le discours qui comprend l’“émancipation” comme échappée radicale de l’ordre institutionnel des normes.””

Frédéric Lordon, Vivre sans ?
Institutions, police, travail, argent…, La fabrique, 2019, p.129

Autonomie

“(…) l’autonomie, qu’est-ce donc sinon pousser aussi loin que possible la maîtrise réflexive de sa propre praxis ? L’un des acquis sans doute les plus précieux de l’oeuvre de Bourdieu, c’est que tous les univers sociaux ont à se réfléchir, et aussi à être réfléchis — du dehors. Du dehors, parce que les forces de la complaisance sont de redoutables ennemies de celles de la lucidité, et que la réflexivité s’exerce toujours au risque du déplaisir de ne pas se voir exactement conforme à l’idée qu’on se fait de soi-même. Pour que les choses soient tout à fait claires à ce sujet, je précise que l’univers intellectuel, comme nous l’a montré Bourdieu, n’échappe pas plus qu’un autre à ce devoir de réflexivité, ni à ce risque du déplaisir — on se souvient combien Homo Academicus avait fait scandale : parce qu’il avait fait offense. L’objectivateur n’est donc exonéré de rien et, s’il est bourdieusien, il sait qu’il est exposé à tout moment à ce qu’on lui retourne ses propres procédés, ceci d’ailleurs le plus légitimement du monde. Moyennant quoi l’exercice de l’objectivation devrait, pour tout le monde, n’être regardé que comme une hygiène intellectuelle, parfois même politique, élémentaire, et n’être soumis qu’aux critères intrinsèques de la qualité intellectuelle de l’objectivation.”

Frédéric Lordon, Vivre sans ?
Institutions, police, travail, argent
…, La fabrique, 2019, p.157

Enfer

“Il n’est pas nécessaire d’avoir passé beaucoup de temps dans les institutions-organisations pour s’apercevoir que les enjeux de pouvoir y perturbent sans cesse les enjeux fonctionnels, c’est même presque enfoncer une porte ouverte. Certains universitaires, on voit très vite lesquels, se prennent de passion pour une direction d’UFR, puis de département, puis le désir de la présidence d’université les saisit, enfin il faudra envisager des positions directoriales au ministère, et dans cette trajectoire qui a irréversiblement bifurqué, il n’est plus question de recherche : il n’est plus question que des manoeuvres propres à faire parvenir, quitte d’ailleurs à ce que, collatéralement, elles deviennent une nuisance pour la recherche. Ce qu’elles ne peuvent pas manquer de devenir en fait, puisqu’elles n’ont plus pour logique la recherche.

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Symboles

“Un pouvoir ne signale pas seulement sa fragilité quand il fait donner ses nervis, depuis les préfets galonnés jusqu’aux troupiers bottés, mais aussi quand il commence à avoir peur des signes. Or, on notera que les points de fixation de cet acte 23 ont surtout à voir avec des signes : des mots (le fameux slogan anti-flic), des images, ou plutôt non : la simple possibilité d’images, accompagnée d’un doigt fourré. Plus que tout, ce pouvoir, entouré de ses laquais, redoute, non plus seulement d’être montré dans sa réalité, mais les atteintes symboliques dont il devient l’objet : il s’est enflammé au moment des parodies de guillotine, il s’enflamme quant sont décrochés les portraits du roitelet en mairie, de simples mots le dégondent. Ecorché nu, tout oripeau de légitimité envolé, la moindre atteinte de cette nature lui est insupportable. Alors, dans une fureur aveugle, qui dit son état de nerf, il poursuit tout ce qu’il peut poursuivre (et même ce qu’il ne peut pas) – on annonce que la justice est lâchée contre ceux qui ont crié le “suicidez-vous”. Evidemment ça n’est là qu’une course à l’abîme puisque, ce faisant, il ne cesse d’approfondir les causes qui alimentent son discrédit. Disons-le lui au cas où il ne le saurait pas : un pouvoir dans un tel état de retranchement, un pouvoir à ce degré d’écorchure symbolique, est un pouvoir perdu.”

Frédéric Lordon, “A PROPOS DES « VERMINES » (ET EN SOUTIEN À GASPARD GLANZ)”, lundimatin 188, 23 avril 2019

Posturalisme

“Comme son nom l’indique, le posturalisme a pour unique ressort la recherche des postures – avantageuses il va sans dire, et si possible bon marché, car le posturalisme est aussi régi par un robuste principe d’économie, et cherche la maximisation des bénéfices symboliques par la minimisation de l’effort intellectuel. Il s’ensuit que, de même que l’existentialisme était un humanisme, le posturalisme est un illettrisme – il ne sait pas lire : on peut lui mettre sous le nez autant qu’on veut des textes, des arguments, des mises au point, ça ne passe pas la barrière de la posture. Pour le coup no pasaran ! Mais ce ne sont pas les fascistes qui ne passent pas – avec de pareils opposants, ceux-là ont les meilleures chances de passer, et comme dans du beurre. Non, ce qui ne passe pas, c’est la moindre intelligence dialectique, et le moindre effort d’échapper à une désolante stéréotypie.”

Frédéric Lordon, Leçons de Grèce à l’usage d’un internationalisme imaginaire (et en vue d’un internationalisme réel), 2015

Lettre ouverte à Dominique Vidal au sujet de Mélenchon, de la Syrie et de quelques calomnies émises à mon sujet

Cher Dominique Vidal,

Je vous ai souvent lu avec intérêt dans les colonnes du Monde Diplomatique, journal qui n’a pas été pour rien dans mon éducation politique. Je vous ai écouté très régulièrement aussi dans l’émission Là-bas si j’y suis de Daniel Mermet, qui n’a pas peu joué non plus dans ma formation.
J’ai donc d’abord accueilli avec un a priori plus que favorable vos interventions sur un groupe Facebook que je co-administre et sur ma propre page de ce réseau antisocial, dont je n’use qu’à des fins politiques, un de mes champs d’activité bien éloigné de votre spécialité (le Moyen-Orient) étant la lutte contre les stratégies confusionnistes d’extrême-droite. Autant le dire tout de suite, même si je n’ai pas eu l’occasion d’en parler avec vous, ces activités m’ont conduit bien souvent sur divers supports (dont vous ignorez sans doute l’existence) à contrer la propagande poutinienne, le conspirationnisme antisémite pro-chiite et autres biais par lesquels la fachosphère (FN, mais aussi nazis dieudo-soraliens et autres rouges-bruns, etc.) cherche à empoisonner la gauche radicale (dont le campisme anti-américain forme hélas une zone de porosité certaine avec les lubies de l’extrême-droite). Continuer la lecture de « Lettre ouverte à Dominique Vidal au sujet de Mélenchon, de la Syrie et de quelques calomnies émises à mon sujet »

A propos des gros cons : Mélenchon versus Lordon

La finesse d’analyse de Frédéric Lordon, sa radicalité, son ironie, sa précision, son style, tant dans ses ouvrages que dans ses articles du Monde Diplomatique ou du blog “La pompe à phynance“, en ont fait un penseur incontournable de la gauche, sur le plan économique mais aussi sur le plan philosophico-politique. Dans un article du 2 mai 2012, il revient sur le résultat obtenu par le Front National au premier tour des élections présidentielles. Moquant d’abord la stupeur de “la volaille éditocratique”, il affirme ensuite que :

“(…) sans discontinuer depuis 1995, le corps social, quoique se dispersant entre des offres politiques variées, n’a pas cessé de manifester son désaccord profond avec le néolibéralisme de la mondialisation et de l’Europe Maastricht-Lisbonne ; et avec la même constance, le duopole de gouvernement, solidement d’accord, par delà ses différences secondes, sur le maintien de ce parti fondamental, n’a pas cessé d’opposer une fin de non-recevoir à ce dissentiment populaire. La montée du FN n’est pas autre chose que le cumul en longue période de ces échecs répétés de la représentation, le produit endogène des alternances sans alternative qui pousse, assez logiquement, les électeurs à aller chercher autre chose, et même quoi que ce soit, au risque que ce soit n’importe quoi.”

Et Lordon de prophétiser in fine qu’en 2017, “les mêmes causes” risquent bien de produire “les mêmes effets” qu’en 1995, 2002 ou 2012 (l’exception de 2007 étant due à l’habileté du bonimenteur Sarkozy, qui avait réussi, lui le candidat des marchés destiné à devenir “le président des riches” — selon le titre de l’ouvrage des sociologues Pinçon-Charlot — à se faire passer pour le “candidat du pouvoir d’achat”).

Mais Frédéric Lordon  s’aventure aussi en dehors du terrain de l’observation et de l’analyse pour aborder celui de l’action proprement dite. Que faire face à ce phénomène du FN ? Après avoir rappelé à juste titre que le Front de Gauche, seule force à disputer à l’extrême-droite le monopole de la critique des politiques néolibérales, n’existe que depuis 3 ans, et qu’il n’avait donc guère de chances, malgré les espoirs suscités par la candidature de Mélenchon, d’accéder si tôt au pouvoir, il affirme que :

“(…) la gauche (la vraie gauche) commence à donner des signes de fatigue intellectuelle. En témoignent les refus exaspérés d’entendre seulement dire “la France qui souffre”. Assez de la souffrance sociale ! et retour aux explications simples et vraies : ce sont des salauds de racistes. Dans une parfaite symétrie formelle avec la droite qui, en matière de délinquance, refuse les “excuses sociologiques” (…) voilà qu’une partie de la (vraie) gauche, en matière de vote FN, ne veut plus de “l’alibi” de la souffrance sociale. Cette commune erreur, qui consiste à ne pas faire la différence entre deux opérations intellectuelles aussi hétérogènes que expliquer et justifier (et par suite “excuser”), finit inévitablement en le même catastrophique lieu de l’imputation d’essence, seul énoncé demeurant disponible quand on s’est privé de toute analyse par les causes. Les délinquants seront alors la simple figure du mal, n’appelant par conséquent d’autre réponse que la répression. Quant aux électeurs de l’extrême droite, ils sont donc “des salauds”, appelant… quoi d’ailleurs ? La colonie lunaire ? Au déplaisir général sans doute, il faudra pourtant faire avec eux.”

On pourrait objecter avec ironie à Frédéric Lordon qu’une colonie lunaire dotée d’un certain confort (pavillons avec pelouse bien délimitée et télévision branchée sur TF1) pourrait bien faire le bonheur de certains des électeurs du FN, pourvu qu’aucun musulman arabe ou noir, ni peut-être aucun juif, et à coup sûr aucun Rom, ne fasse partie du voyage. Demander la lune pourrait donc être bénéfique pour toutes les parties concernées : “salauds de racistes”, “vraie gauche”, humanistes, victimes du racisme… On pourrait aussi lui dire qu’à défaut d’une destination extra-terrestre, la Corée du Nord pourrait être une destination suffisamment éloignée de toute menace islamiste pour que les “salauds de racistes” puissent y trouver un asile sûr et y assouvir enfin leur goût de l’ordre et leur amour du “vrai travail”. Il s’agit là bien sûr d’une plaisanterie, mais il ne faut peut-être pas renoncer si vite aux vertus de la peur des Rouges. Même si en réalité, nul militant du Front de Gauche, bien que voué par les défenseurs du libéralisme au culte de Staline ou Pol-Pot, n’ira proposer pour de vrai la déportation massive des “salauds de racistes” vers quelque Goulag, il peut être bénéfique de laisser entendre à ces derniers que certains propos et certains actes peuvent tout de même être source pour eux de graves ennuis.

Plus sérieusement, autant Lordon frappe juste en évoquant le “racisme social” des élites conforté par le vote d’électeurs décidément “affreux, sales et méchants”, autant il va trop loin en affirmant que la proposition « les électeurs du FN sont des gros cons » est exactement symétrique à la proposition « les arabes sont trop nombreux ». Invoquant même Spinoza, il accuse les tenants de l’appellation “gros cons” (dont nous sommes) de privilégier par fatigue intellectuelle la catégorisation morale sur la compréhension des causes. Ce faisant, il nous somme finalement de choisir entre l’affect et l’intellect. Mais cette distinction n’est-elle pas abusive et artificielle ? En effet, on peut fort bien poser une injonction morale dans le cadre d’une stratégie politique en expliquant aux électeurs que voter pour le FN les range sans appel dans la catégorie des “gros cons” (ce qui n’a aucun caractère définitif), mais aussi, dans le même temps, chercher à comprendre les causes de ce vote et proposer les mesures politiques, sociales et économiques susceptibles de les éradiquer. Citons ici les propos de Mélenchon au micro d’Europe 1 le 2 mai 2012 :

“La souffrance ne justifie pas ni la délinquance ni la stupidité. Et par conséquent je n’irai pas dire “je vous comprends parce que vous souffrez”. Il n’y a pas plus de problèmes aujourd’hui avec les Musulmans et les Arabes qu’il n’y en avait avec les Juifs avant-guerre. Et ça n’a aucun sens de faire preuve de compréhension. Je dis donc les yeux dans les yeux aux gens qui votent Front National : “vous faites du mal à votre pays et vous nous emmenez nulle part. Mme Lepen ne fait rien qu’à distiller du poison dans notre pays”.”

Si Mélenchon ne disait que cela aux “gros cons”, effectivement ce serait peut-être un peu court. Mais il se trouve que lui (avec l’ensemble des forces du Front de Gauche) propose très clairement de rompre avec la soumission à la mondialisation néo-libérale et de remédier aux causes de la souffrance sociale. S’il refuse de faire preuve du type de “compréhension” prôné par ceux qui cherchent à capter les voix du FN, il ne renonce pas pour autant à analyser les causes objectives de l’extrémisation de la droite.

On peut aussi objecter à Lordon que l’analyse du phénomène et une action sur les causes, bien qu’évidemment nécessaires, ne sont pas forcément suffisantes. A ce titre, l’analogie qu’il fait lui-même avec la délinquance peut lui être retournée. S’il est bien vrai que la droite répressive se montre parfaitement crétine, voire criminelle, en refusant aux délinquants toute “excuse sociologique”, il serait bien naïf d’imaginer qu’une meilleure justice sociale et un accent mis sur la prévention des causes de la délinquance permettraient à la société de faire l’économie de la sanction mais aussi de la catégorisation morale de la délinquance. Désigner l’électeur du Front National comme gros con, beauf ou facho, c’est lui signifier clairement — au cas pas si improbable où il ne le saurait pas déjà — qu’il est un délinquant de l’idéal humaniste républicain. Après la dédiabolisation médiatique du FN réussie par l’héritière du vieux tortionnaire, la stigmatisation systématique de l’électorat du FN est nécessaire pour rétablir au moins en partie ce que nous avions nommé un “surmoi civique” dans notre précédent article. Paradoxalement, Frédéric Lordon lui-même a d’ailleurs bien remarqué que :

“(…) la présence pérenne du FN a eu le temps de produire ces pires effets d’incrustation, aussi bien, dans les classes populaires, la conversion partielle des colères sociales en haines xénophobes, que, dans les classes bourgeoises (petites, et parfois grandes), la libération d’un racisme longtemps tenu à l’isolement par les conventions sociales et la menace de l’indignité, mais jouissant de nouvelles licences quand 15 % à 20 % de la population rejoignent ouvertement l’extrême droite — et qu’il est désormais permis de vivre sa “foi” à l’air libre.”

Pour que le peuple décidément allergique à la dictature des marchés et à la mondialisation néo-libérale se tourne vers la “vraie gauche” — celle qui sert vraiment les intérêts du peuple — plutôt que vers la droite et l’extrême-droite décomplexées, il faut justement que les gros cons de fachos ne puissent plus vivre leur sinistre foi à l’air libre. Nous n’en voudrons pas plus que cela à Frédéric Lordon d’avoir quelque répugnance à se salir les mains. Tout en reconnaissant lui-même que Mélenchon et le Front de Gauche donnaient une consistance nouvelle à la gauche (la “vraie”, selon ses propres critères), il n’est pas allé jusqu’à prendre parti, au sens littéral, et garde donc une position d’observateur engagé qui n’est pas une position de militant. Quant à nous, nous lirons encore avec profit les thèses de Lordon, bien sûr, mais dans l’action présente, nous avons choisi d’agir aux côtés de Mélenchon, et nous ne nous priverons pas d’appeler un chat un chat : oui, un facho est un gros con.

 

Les futurs retraités : exploités comme des prolos, mais exploiteurs comme des bourgeois

Avant la manif du 6 novembre, voici de quoi mieux comprendre les vrais enjeux de la contre-réforme nationale-sarkozyste des retraites, avec quelques morceaux choisis d’un excellent article de Frédéric Lordon en date du 23 octobre dernier.

Lordon démontre de façon implacable que cette contre-réforme a pour objectif de satisfaire “la finance” (et les agences de notation).

Ainsi par un monstrueux dérèglement dont aucun des habituels curés de la « démocratie » ne semble s’être aperçu, nous assistons à cette situation proprement ahurissante dans laquelle un gouvernement prétendument légitime tente de s’adresser simultanément à deux communautés parfaitement hétérogènes et dont les intérêts sont radicalement antagonistes, à savoir la communauté politique nationale des citoyens et la communauté extra-politique (quoique politique elle le soit mais à sa manière bien à elle) et extra-nationale des créanciers internationaux, le comble du dérèglement venant de ce que, de plus en plus, les arbitrages des politiques publiques sont rendus en faveur de la seconde de ces communautés et contre la première.

L’autre objectif réel de cette contre-réforme, que nous avions déjà évoqué ici-même, est d’ouvrir la voie à la capitalisation (par les fonds de pension), qu’on rendra “inévitable” par la prophétie autoréalisatrice de l’effondrement du système par répartition.

Désormais bien établie, la stratégie de la paupérisation préalable et délibérée des services publics (lato sensu) se montre autrement plus efficace puisqu’il n’est en effet pas de plus sûr moyen de jeter les usagers dans les bras des opérateurs privés que d’avoir auparavant méthodiquement dégradé les prestations des opérateurs publics. Après le service de l’emploi, le transport ferroviaire, la poste, bientôt l’éducation et puis la santé, la retraite n’échappe pas à cette unité de vue stratégique. (…) Et en effet : pourquoi risquer de braquer inutilement la population avec des mots qui blessent, comme « capitalisation », quand il est possible tout en jurant la mission de « sauver la répartition », de la faire tomber comme un fruit mûr par de toutes simples mesures d’âge qui instituent la décote comme règle et le taux plein comme exception.

Si les pensions issues de la répartition deviennent trop modestes et trop tardives, les futurs retraités n’auront plus qu’à se tourner vers des retraites complémentaires (pour la plus grande joie du groupe Malakoff-Médéric et de son secrétaire général Guillaume Sarkozy).

Autrement dit :

Organiser délibérément l’attrition de la répartition (sous couleur bien entendu de ne penser qu’à la sauver) pour mieux renvoyer les cotisants vers des formules complémentaires de capitalisation privée, en d’autres termes créer artificiellement le problème (du public) pour mieux y apporter la solution déjà prête (du privé), et par là mettre en place toutes les incitations à une substitution de long terme parfaitement silencieuse mais qui aboutira inexorablement à faire transiter une part croissante du financement des pensions par la sphère des marchés, le tout alors que ladite finance des marchés n’en finit pas de démontrer à grand spectacle l’ampleur des destructions de valeur dont elle est capable, voilà une manœuvre qui en dit assez long sur l’aveuglement idéologique du gouvernement présent, ou bien sur son degré de commission aux intérêts de l’industrie financière.

Lordon expose ensuite la conséquence peut-être la plus funeste de la capitalisation rampante : en tant que futurs retraités pensionnaires, les salariés victimes de la dictature des marchés en deviennent les complices, et même les commanditaires.

Ce printemps n’a-t-il pas vu l’opinion britannique s’insurger des pénalités dont le gouvernement étasunien a menacé BP ? C’est qu’en effet le cumul des amendes anticipées et des coûts de nettoyage du Golfe du Mexique a divisé par deux le cours de l’action BP… à la très grande fureur des retraités anglais loin des flaques de mazout – car BP est un poids lourd de l’indice Footsie et l’un des plus importants supports des pensions britanniques ! Sous le prétexte bien fondé des retraites capitalisées, les entreprises n’ont donc plus guère de mouron à se faire : elles peuvent exploiter tout leur saoul, polluer autant qu’elles veulent et pactiser avec n’importe quelle junte sans plus avoir besoin de payer un rapport de Bernard Kouchner.

Grâce à la boucle perverse de la capitalisation, les victimes deviennent leur propre bourreau. En termes marxistes, cela revient à dire que le prolétaire (le salarié qui ne possède que sa force de travail) deviendra bourgeois dès lors qu’il sera retraité (il touchera une pension en tant que propriétaire des moyens de production, par l’intermédiaire de son fond de pension). Le prolétaire n’est donc qu’un futur bourgeois. S’il défend les intérêts de sa classe (le prolétariat) contre la bourgeoisie rentière, il nuit à ses intérêts de futur retraité (rentier). Le capitalisme financier réussit ainsi à rendre les travailleurs schizophrènes, donc inoffensifs.

Collectivement opprimés à leur frais comme salariés alors qu’ils essayent tous de défendre individuellement leurs intérêts comme pensionnés !

Collectivement impuissants et dociles, les travailleurs deviennent individuellement bourreaux de l’intérêt général et donc, en fin de compte, de leur propre intérêt individuel.

Le pouvoir financier, dont Sarkozy est le dévoué laquais, se pose en “modeste intermédiaire” de ce système dans lequel les travailleurs s’asservissent eux-mêmes. Mais bien évidemment, C’est le modeste intermédiaire qui continue à se goinfrer et qui mène, seul, le jeu. Pour finir, Lordon cite la préface de Gérard Mordillat à une réédition du Capital de Marx :

La France n’a pas besoin de réformes, elle a besoin d’une révolution.

Bibliographie :

Frédéric Lordon, “Le point de fusion des retraites“, La pompe à Phynance, Les blogs du Diplo, 2010.
Karl Marx, Qu’est-ce que le capitalisme. Volume 1 : les mystères de la plus-value, préface de Gérard Mordillat, Demopolis, 2010.
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