Jour après jour On fait tout pour Oublier Qu'on vieillit Oublier Qu'on vieillit
Nuit après nuit La nuit raccourcit Et s'allonge L'ennui Et s'allonge L'ennui
Nous sommes en 2024. Comme deux ans plus tôt (voir Situation n°6), l’ordinateur que tu utilises pour enregistrer, arranger et mixer ta musique est en rade. Un sosie de Richard Stallman avait pourtant remplacé (après avoir essayé en vain de le réparer) ton défunt Power Mac G5 de 2005 par un superbe Mac Pro bien plus moderne, puisque datant de… 2009, excusez du peu. Mais voilà, après deux ans de bons et loyaux services, l’antiquité de luxe clignote au démarrage, et puis… plus rien. Comme il n’est pas dans tes moyens d’acquérir une bécane neuve (sans compter les logiciels et carte son), il va te falloir retourner vers le bidouilleur barbu, ce qui risque de prendre un certain temps…
Heureusement, avant le plantage, tu venais juste de terminer le mixage de « Jour après jour ». La ligne de basse vient d’une impro en répèt avec Crème Brûlée en décembre 20O7, période où le groupe venait juste de se reconstituer avec Alessandro V et Stéphane P, et où tu prenais parfois la basse en attendant d’avoir à nouveau un vrai bassiste dans le groupe. Cette ligne t’avait aussi servi sur scène en 2008, à La Condition Publique de Roubaix, à improviser un interlude avec le batteur de w[n]e, pendant que Loran, le guitariste (voir Situation N°10), changeait une corde de sa guitare cassée au beau milieu du concert.
Il fut un temps où l’échec me poursuivait, tenace. C’était l’époque où j’avais la poisse. Subjectif et imparfait, où que j’allasse, Mon point de vue se heurtait à l’angoisse,
Cette angoisse suscitée par l’adversité, Par l’hostilité imbécile de la réalité, Par le funeste sort manifestement contraire, Qui s’acharnait sur moi, qui s’acharnait sur moi, pauvre hère.
J’avais la poisse. J’avais la poisse. J’avais la poisse (et je l’ai encore).
Tous les dieux de la terre, des enfers et du ciel Rivalisaient de zèle pour se montrer cruels, Me freiner dans mon élan, me couper les ailes, Me tromper, m’isoler, et toujours me contrecarrer, Me rouler, m’empêcher à jamais de me libérer De la poisse, De la poisse.
J’avais la poisse. J’avais la poisse… (et je l’ai encore)
Nous sommes en 1996. Embarqué parce qu’il fallait bien gagner ta croûte dans une carrière de prof, tu persistes à vouloir faire de la musique en groupe, mais rien ne se passe jamais simplement et le sort semble s’acharner. Après deux demos enregistrées en studio avec Crème Brûlée et Les Vaches Folles, il ne reste plus qu’à écumer les bars et les salles de concert pour essayer de se produire sur scène. Mais voilà : Pierre, le bassiste de Crème Brûlée, décide de partir vivre en province, et le batteur, Erwann, en profite pour vous planter là, lui aussi, non sans débaucher Stéphane comme guitariste pour un autre groupe dans lequel il joue : Dorange. C’est un groupe qui semble bien plus pro que vous, et tu te retrouves un soir au Glazart’, salle où vous auriez rêvé de jouer, devant un groupe constitué de ton ex-batteur, avec ton pote Stéphane sur scène à la guitare et toi comme un con dans le public. Steph n’a pas parlé d’arrêter Crème Brûlée ou Les Vaches Folles, mais tu te dis que si Dorange se met à carburer, il n’aura plus guère de temps, à consacrer à vos groupes de losers.
Nous sommes en 2024. A l’approche de la fin de l’année 2023, tu t’étais promis de publier un billet de critique musicale pour faire le bilan des nouveautés de l’année. Tu avais dans l’idée d’évoquer avec un relatif dédain l’album Songs of surrender de U2, oubliable remake des titres phare du groupe en version épurée et en moins bien (même constat pour Before and after de Neil Young ou Dark side of the moon redux de Roger Waters ou pour l’affreux The Versions de Neneh Cherry), le déplorable C’est la vie de Madness, le sympathique mais sans plus Relentless des Pretenders, le très inutile For that beautiful feeling des Chemical Brothers (réutiliser exactement les mêmes sons qu’il y a 30 ans pour pondre des tracks moins percutants, était-ce vraiment nécessaire ?), le pas désagréable mais pompeux But here we are des Foo Fighters, le surprenant mais lassant sur la durée Los Angeles de Lol Tolhurst, Budgie et Jacknife Lee (respectivement ancien batteur puis claviériste de The Cure, ancien batteur de Siouxsie & the Banshees et des Creatures, et ancien producteur de REM, U2, etc.), le bien nommé End Of World de Public Image Limited (de l’ancien chanteur des Sex Pistols devenu trumpiste et candidat à l’Eurovision : oui, c’est parfois moche de vieillir), l’ennuyeux Seven Psalms de Paul Simon, les fonds de tiroir sans grand intérêt du pourtant très talentueux Andy Bell dans l’album Strange loops & outer psych (qui ne suffira pas à te faire patienter jusqu’à la sortie du prochain album de Ride), le rigolo mais un poil rugueux à l’oreille All the Kids Are Super Bummed Out de Luke Haines (tête pensante de The Auteurs et Black Box Recorder) & Peter Buck (guitariste de REM) dont on aurait pu attendre mieux (ce dernier joue d’ailleurs également sur le plaisant Grand Salami Time ! de The Baseball Project), le peu réjouissant In between sad de The Warlocks, le déjà vu Boom boom de Pascal Comelade & The Limiñanas (Lionel Limiñana étant plus convainquant sur Thatcher’s not dead, puissant hommage à la classe ouvrière britannique réalisé avec David Menke, Oliver Howlett et les autres Limiñanas), le Can We Do Tomorrow Another Day ? (dont tu regrettes de dire qu’il apporte une réponse plutôt négative à la question posée) de Galen & Paul (Paul n’étant autre que Paul Simonon, l’ancien bassiste de The Clash), le très décevant Council skies de Noel Gallagher’s High Flying Birds (l’autre frangin terrible d’Oasis, Liam Gallagher, semble s’en tirer beaucoup mieux avec ce que tu as déjà pu entendre de l’album à venir qu’il a réalisé avec John Squire, le guitariste des Stone Roses, dont on peut d’ailleurs déjà reconnaître les riffs sur la version de Champagne Supernova présente sur l’album live que le même Liam Gallagher a sorti aussi en 2023), l’inaudible Mercy de John Cale, le peu inspiré This stupid world des pourtant très inspirants Yo la tengo, le routinier Darkadelic de The Damned, le même jugement convenant tout à fait aussi à The future is your past de Brian Jonestown Massacre ou à Memento mori de Depeche Mode, ou encore les 3 ou 4 albums annuels de Guided By Voices auxquels tu pardonnes tout sans attendre la même mansuétude de la part de tes lecteurs ou lectrices, pour peu qu’il y en ait, sait-on jamais…
Paroles :
Est-ce l’ennui
Ou le manque d’appétit
Qui m’assomme
Et me vole
Mon énergie?
Est-ce la solitude
Fâcheuse habitude
Qui menace
De m’effa-
cer d’ici
A quoi bon être ici ou ailleurs
Si c’est toujours la même peur
Qui me tord
Les nerfs et qui me serre le coeur
Est-ce lassitude
Ou pure décrépitude
Que d’arriver à cet âge
Pour enrager davantage
Chaque jour
L’ironie du sort
Me donne tous les torts
Chaque soir je tourne autour
De l’abattoir et j’attends
Mon tour
A quoi bon être ici ou ailleurs
Si c’est toujours la même peur
Qui me tord
Les nerfs et qui me serre le coeur
Même la douleur qui m’envahit
Est fade sans saveur et sans vie
A l’heure où les plaisirs sont gris
Rien n’est plus précieux que l’oubli.
Nous sommes en 2023, mais aussi en 2022, mais aussi en 1997, ou peut-être 1996 voire 1995.
Nous sommes en 2023. Tu publies le titre « Ici ou ailleurs« , terminé en 2022 mais mis en attente de publication pour laisser couler « Le Titanic » qui ne fut terminé qu’en 2023, comme tu l’as raconté dans l’épisode 15 de ces « Situations ». Pour des raisons obscures, tu pensais en effet que « Le Titanic » devait être mis avant « Ici ou ailleurs » sur l’album évolutif « Not dead » qui rassemble depuis 2011 différents titres, le plus souvent inédits, conçus à l’origine pour le groupe Crème Brûlée (ou groupes antérieurs), d’où le sous-titre “Crème Brûlée hors-série n°3”. Tous les albums que tu as sortis en solo sous le nom de Siegfried G portent d’ailleurs la mention « Crème Brûlée hors-série », sauf l’album « Particules » de 2005, qui, pourtant, comportait deux morceaux que tu jouais sur scène avec Crème Brûlée (« Du haut de la roche Tarpéienne » et « Jim« ). Mais en 2005, Crème Brûlée n’existait plus et tu n’avais plus à présenter tes expérimentations solo comme une excroissance du groupe. En 2011, quand tu as commencé le projet « Not dead », le groupe était bien mort, malgré une éphémère résurrection entre 2007 et 2010, mais y faire référence te permettait d’exorciser le sentiment d’inachevé que t’avait laissé l’expérience, et tu as conservé cette mention bien qu’il n’y ait plus vraiment de chances que le groupe se reconstitue un jour, tant les liens se sont distendus. Et si tu te décidais à appeler Stéphane ? Mais la dernière fois que tu lui as laissé un message, après plusieurs années sans se voir ni se donner de nouvelle, il ne t’a jamais rappelé, donc peut-être qu’il t’en veut de ne pas avoir appelé avant, ou peut-être que vous n’avez plus grand chose à vous dire, une fois sortis des anciennes beuveries et de l’atmosphère de chambrée virile qui te pesait parfois dans le groupe. On se complique la vie comme on peut.
Paroles :
J’avais pris pour partir quelques précautions d’usage.
Des décoctions saphir devaient m’ouvrir le passage,
m’envoyer d’un seul tir au but suprême : les nuages.
J’avais pris pour finir plusieurs poignées sans bagages.
C’était assez pour m’irriter les mains sans ambages,
et m’éviter de dire que je frôlais le naufrage.
On m’avait vu pâlir sous les effets de la rage.
On m’avait vu souffrir de cette erreur d’arbitrage.
Nul n’aurait pu prédire quels en seraient les ravages.
On s’attendait au pire et de funestes présages
me vouaient au martyr inéluctable de l’âge :
condamné à croupir sur une vile voie de garage.
Nous sommes en 2005. Tu n’as plus de groupe depuis la séparation de Crème Brûlée en 2001. Quand tu y repenses, tu es partagé : les concerts te manquent, mais pas la galère du transport du matériel avec les bagnoles chargées de fûts de batterie et d’amplis, sans compter les joies de la location de sono (pourrie, forcément pourrie), les balances à faire dans des conditions parfois frustrantes (soit parce que vous devez les faire vous-mêmes, soit parce que l’ingé son s’occupe du groupe principal et que vous, première partie, n’êtes que des pièces rapportées qui devront se contenter de poser leur matos et de laisser la place aux vrais musiciens), le public parfois clairsemé, les patrons de bar acariâtres… Les répétitions aussi étaient devenues une corvée, dans les derniers temps : Jérôme, le bassiste, était de moins en moins disponible et de moins en moins motivé, Benoît, son prédécesseur, n’était plus disponible non plus ; à la batterie, Franck avait montré des qualités de jeu que tu jugeais avec le recul sous-estimées en leur temps, mais la construction laborieuse d’arrangements avec lui avaient fini par vous user, Stéphane et toi. Quant à la perspective de devoir auditionner à nouveau des bassistes et des batteurs, comme durant l’année terrible de 1997, vous n’en aviez plus le courage. Et puis, après avoir passé la décennie précédente à regarder avec horreur les copains qui fondaient des familles avec enfants (les pauvres vous semblaient aussitôt perdus pour la société), vous en étiez venus vous-mêmes dans les années 2000 à découvrir les joies de la paternité, peu compatibles avec l’enchainement des répétitions et des concerts.
Paroles :
Panique à bord du Titanic
Les enfants pleurent on coule à pic
Dites bonjour aux poissons
Qui nous verront
Sombrer
Le capitaine seul maître à bord
Voudrait nous voir tous crever d’abord
Admirez tous ces cons
Qui lui lèchent
Les pieds
Vous auriez dû
Vous méfier
Car nul n’ira
Vous regretter
Au fond du gouffre les poissons irradiés
Doivent ricaner de nous voir trépasser
Ils sont peut-être
Devenus
Carnassiers
Les culs-bénits font leur prière
Ils supplient encore dieu le père
Mais rien n’les empêchera
De couler
Comme des pierres
Vous auriez dû
Vous méfier
Car nul n’ira
Vous regretter
La mer est calme j’avais dû rêver
Tout compte fait il n’est rien arrivé
Tant pis j’ai tout mon temps
Je ne n’suis pas
Pressé
J’ai tout mon temps je n’suis pas pressé
Oui il ne s’est jamais rien passé
Mais j’aurais bien aimé
Les voir tous
Crever
Oh ! j’aurais dû
Me méfier
J’ai tant de choses
A regretter
Oh ! j’aurais dû
Me méfier
Car nul n’ira
Me regretter
Nous sommes en 2023. Mais aussi un peu en 1993, en 1995, voire en 2000, 2002, 2003, 2004, 2022 (si l’on regarde les différentes dates de sauvegarde de tes sessions de travail sur « Le Titanic »). En effet, c’est sans doute vers 1993 que tu as commencé à faire tourner la ligne de guitare minimaliste (tu ne savais jouer à peu près que les accords de la majeur et mi majeur) de ce qui allait devenir « le Titanic ». Tu te souviens notamment d’une longue après-midi d’impros chez Stéphane P, avec Eric C qui avait essayé par-dessus ta grille rythmique une gamme orientalisante qui sortait de son style habituel. Il reste peut-être trace de cela sur une des multiples cassettes que tu enregistrais à l’époque sur un vieux magnétophone. Par la suite, tu avais imaginé des paroles sur le thème du Titanic, métaphore d’une fin du monde que tu prophétisais à l’époque plus par névrose que par conscience aiguë de l’urgence climatique. Le fait d’être né pendant la guerre froide avait peut-être aussi planté dans ton esprit des images d’apocalypse nucléaire. Tu te doutais néanmoins que la métaphore pourrait s’appliquer à de nombreuses situations de naufrage prévisible. La fin du texte cultivait d’ailleurs l’ambiguïté, le passage à la première personne pouvant désigner le point de vue du narrateur embarqué ou du capitaine du paquebot lui-même.
Paroles :
Les abeilles butinent les fleurs
Et ainsi font du miel
Mais cela fait le bonheur…
De l’ours !
La nature est cruelle.
Spéciale dédicace à tous ceux dont l’intégrité
S’intègre avec audace aux lois du marché
Pour qui la musique libre
Sous prétexte d’entraide
Est un robinet d’eau tiède
Servant à abreuver leurs ambitions laides
De petits boutiquiers du Web 2.0
Laisse-moi rire
Vous avez décidé de vendre
De la gratuité
Cela ne vaut pas d’esclandre
Ni de publicité
Mais à qui veut l’entendre
Je dis seulement ceci :
Il ne faut pas s’attendre
A autre chose ici
Capitalisme 2.0
Capitalisme 2.0
Capitalisme 2.0
Capitalisme 2.0
Nous sommes en 2007. Au cours de tes pérégrinations dans le petit monde de la musique libre l’année précédente, tu es tombé sur le site BnFlower, qui promeut le partage de musique via des blogs. Tu as trouvé intéressant le concept en apparence coopératif développé par Ignazio Lo Faro : des « Bees » (webmasters) installent sur leurs sites ou blogs un lecteur mp3 (tout en Flash, le plug-in dernier cri) qui diffuse la musique de « Flowers », créateurs de musique. Les Bees peuvent sélectionner les morceaux qui leur plaisent et qui agrémenteront le player sur leurs sites ou blogs. Les Flowers peuvent ainsi voir leur musique diffusée et être écoutée sans passer par les circuits commerciaux de l’industrie musicale qui sont de plus en plus fermés aux indépendants. Le fondateur appelle cela de la « diffusion prescriptive » :
Nous sommes en 2023. Cela fait désormais plus de deux ans que tu t’es immergé dans tes souvenirs, à cheval sur deux siècles (rien que ça), au gré d’une dérive aléatoire parmi diverses situations créatives. Un aphorisme d’Oscar Wilde te revient approximativement en mémoire : « je ne fréquente que de mauvais poètes, parce qu’ils mettent dans leur vie le talent qu’ils n’ont pas dans leur art. » Sans doute l’exercice t’a-t-il déjà rendu très fréquentable…
Mais tu ne cherches pas vraiment à être un artiste. Fonctionnaire, tu n’as pas besoin de la reconnaissance du public pour manger et te loger. Ton registre est plutôt celui de l’artisanat en amateur, du bricolage, musical surtout, textuel ou visuel un peu. Certains bâtissent des tours Eiffel en allumette. Toi, tu construis un labyrinthe principalement sonore. Entrée et sortie libres. Aucun risque de bousculade.
Et voici donc qu’à la faveur d’un détour par 1993 ou 1995 dans le dédale de ces souvenirs, tu t’es replongé dans deux versions très différentes de « Waiting for the man », reprise du Velvet Underground que tu jouais à l’époque avec les Black Noddles puis Les Vaches Folles. Et tout naturellement, tu t’es demandé ce que cela donnerait si tu rejouais le morceau aujourd’hui, une trentaine d’années plus tard — tu avais écrit d’abord « une vingtaine d’années plus tard », mais en recomptant sur tes doigts, tu as corrigé : dix ans de plus ou de moins, de toutes façons, pour toi, c’est comme si c’était hier, n’est-ce pas ? La preuve en est que tu te dis régulièrement que tu vas rappeler les copains de Crème Brûlée pour leur proposer de rejouer ensemble après cette petite pause que vous avez prise… depuis 2010. Peut-être devrais-tu te décider à les appeler avant la fin du monde, tout de même.
Nous sommes en 1995. C’est reparti pour « Waiting for the man ». Ce morceau de Lou Reed te colle décidément à la peau. Tu le reprenais déjà avec les Black Noddles, il n’y a pas si longtemps, et tu remets le couvert, cette fois avec les Vaches Folles.
Drôle d’année que cette année 1995. A peine Chirac élu président (pour toi, Chirac, c’est à tout jamais l’affaire Boulin, « le bruit et l’odeur« , les morts d’Ouvéa, la mort de Malik Oussekine à 200m de toi lors de la manif du 6 décembre 1986… et tu rirais très fort si quelqu’un venu d’un futur improbable osait te dire que c’est pas le pire des tocards qu’on ait vu à l’Elysée), tu as terminé tes 20 mois d’objection de conscience, à bosser comme livreur de bouquins gauchistes dans les librairies parisiennes. Un bon souvenir, même si c’était relou d’être contrôlé tous les 500 mètres par les flics. La faute à ton air grunge juvénile dans ton pancho acheté dans une friperie à Prague lors d’un fameux road trip (dont le slogan final avait été : « le vin morave, le vin qui marave ») ? Ou à la 4L marron que t’avait confiée Blandine, la « patronne » de Dif’Pop pour qui tu bossais ? Faut dire qu’elle était cabossée et pas reluisante — la 4L, pas Blandine, même si c’était tout de même une ancienne mao spontex de la GOP (Gauche Ouvrière et Paysanne). Après le déménagement épique de toutes les assos du CICP (Centre International de Culture Populaire, dont Dif’Pop était membre) de la rue de Nanteuil vers la rue Voltaire (qui, par bonheur, est en pente, elle), tu avais appris à démarrer en seconde, le pied droit appuyant à la fois sur le frein et l’accélérateur en un savant dosage pour que la bagnole ne cale pas avant le feu en bas de la rue. Un coup à prendre. Une fois chauffée, normalement, c’était bon pour la journée. Sauf un jour où elle t’avait lâché au milieu du rond-point de la place de la Nation. Et puis bien sûr la fois où, dans un virage porte de Gentilly, le volant t’était tombé sur les genoux. C’était un peu la bagnole de Gaston Lagaffe, quoi, cette caisse. Alors forcément, pour les Longtarin du coin, ça éveillait des appétits. En même temps, c’est pas toi qui payais les PV, donc c’était plutôt drôle, finalement.
Et puis il y avait de sacrées rigolades à Nanteuil puis Voltaire, avec Gilbert, autre « objo » (objecteur de conscience) fan de reggae et de Guy Debord, avec ton acolyte Eric, des Black Noddles, qui s’était casé lui aussi comme objo à l’AMFP (Association Médicale Franco-Palestinienne), ton pote Stéphane P, des Vaches Folles, Nonante What etc., objo au CEDIDELP (Centre de Documentation Internationale pour le Développement, les Libertés et la Paix), et bien sûr l’indispensable Monsieur Douze (on l’appelait comme ça parce que c’était marqué en toute lettre sur son interphone, et que le proprio de sa chambre de bonne lui avait interdit de mettre son nom à la place), objo lui aussi à Réflexes, groupe antifa. Dans cette pépinière gauchiste, on croisait aussi Kader, qui faisait la bouffe et le thé à la menthe, Tarek et Nordine, du comité contre la Double-peine puis du MIB (Mouvement de l’Immigration et des Banlieues), et l’inévitable Gus Massiah, du CEDETIM (Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale). C’était mieux que de ramper dans la boue pendant 10 mois, non ? Grâce au stock de bouquins des éditions Acratie ou Spartacus entreposé à Dif’Pop, tu avais pu parfaire ta culture révolutionnaire et lire Chomsky, Lafargue, Dommanget, Rosa Luxembourg, Victor Serge, Fontenis…
Nous sommes en 1993. Le groupe que tu as formé avec Eric C deux ans auparavant commence à se stabiliser. Après différents noms (Catherine et les Raouls, les Globules, CWI), vous êtes désormais les Black Noddles. Tout le monde comprend « les nouilles noires », mais ça veut plutôt dire « les caboches noires ». Et bien sûr, tu pensais aux « gueules noires » quand tu as proposé le nom. Avec Eric, vous vous êtes rencontrés en Khâgne : lui repiquait son année quand tu faisais ta première tentative. Il ambitionnait d’être géographe quand, de ton côté, tu ambitionnais surtout de ne rien ambitionner, prenant très au sérieux le mot d’ordre de Guy Debord : « Ne travaillez jamais ».
Si tu avais atterri en classe prépa, ce n’était pas franchement par envie de rejoindre l’élite, mais plutôt parce que cela retardait l’obligation de choisir un métier et aussi de faire cette saleté de service militaire obligatoire. Vous détonniez un peu par rapport au khâgneux moyen. Pendant les épreuves blanches qui duraient des heures, vous arriviez avec du pinard et du calendos. Eric avait une passion pour les fromages qui puent. Et bien sûr celui qu’il apportait durant les épreuves fouettait particulièrement. Les autres élèves vous jetaient des regards indignés, mais cela faisait plutôt marrer les profs. Bien sûr, vous n’avez pas réussi le concours de Normale sup, et tu as vivoté quelque temps entre la fac et les petits boulots, puis l’objection de conscience (plutôt crever que de faire l’armée ou même de simuler la folie pour se faire réformer).
Mais surtout, il y avait la musique. Le soir, tu trainais souvent dans le Quartier Latin : avec l’ami Stéphane P, vous alliez au Pot d’Etain, où il y avait un piano, ce qui permettait de se faire offrir des bières en enchainant les blues et les boogie à 4 mains ; mais tu retrouvais aussi une bande de musiciens du métro au Carabin, où ils venaient dépenser les pièces qu’ils avaient gagnées dans la journée (des fois, tu accompagnais Freddy, un guitariste, pour faire la manche dans le métro, et comme tu ne pouvais pas y emmener un piano, tu t’étais mis à l’harmonica). Et le week-end, vous vous retrouviez chez tes parents avec Eric, lui à la guitare, toi au piano ou à l’harmo. Le registre était plutôt jazzy blues, et c’est là que tu as composé des morceaux comme « Libidineux blues », « Le blues du travelo », « Les p’tits boulots« … Eric était un puits de science en matière de blues, et il avait aussi une passion pour Pink Floyd. Cela constituait un bon terrain d’entente, et c’est sur cette base que vous avez constitué un groupe avec des copains d’Eric (Philippe à la batterie, et Pierre à la guitare) ainsi que Catherine, une copine de Khâgne, à la basse (d’où le premier nom du groupe : Catherine et les Raouls, que vous avez gardé même après que Catherine a cessé de venir au bout de deux répèts au fin fond de l’Essonne, où Eric et ses potes avaient leurs quartiers). Passant une annonce pour trouver un bassiste, vous aviez vu bientôt débarquer Stéphane L, qui avait annoncé d’emblée qu’il aimait le blues, le rock et les Floyd. Il correspondait donc au profil, à ce détail près : il n’était pas du tout bassiste mais guitariste. Comme Pierre ne venait plus qu’occasionnellement, Steph fut aussitôt intégré comme deuxième guitariste et baptisé « guitar hero ». Un certain Sylvain vint tâter un peu de la basse avant d’être remplacé par un autre Philippe : Philippe & Philippe comme section rythmique, ça ne pouvait que fonctionner.
Dans la grange où vous répétiez après des métalleux velus qui vous chauffaient passablement la place, il n’y avait pas de piano, mais un vieux Farfisa, qui te servit pas mal avant de rendre l’âme et de t’obliger à investir (avec une bienvenue subvention familiale) dans un Roland JW 50 qui allait en voir des vertes et des pas mûres. Le répertoire du groupe était essentiellement constitué de standards blues et rhythm & blues (« Sweet Home Chicago », « Stormy Monday », « You don’t love me », « Mary had a little lamb », « What’d I say », « In the midnight hour », « Sitting on the dock of the bay », « She caught the Katy »…), de Jimmy Hendrix (« Little Wing »), de Chuck Berry (« Johnny B. Goode »), des Rolling Stones (« Brown sugar », « Sympathy for the devil »), de James Brown (« Sex Machine ») et de Pink Floyd (« Time », « If », « Echoes », « Wish you were here », sans compter les impros de trois plombes « à la manière de »).
Karine, une copine d’Eric, était ensuite venue compléter l’ensemble au sax et aux choeurs, et puis était arrivée Silvia, copine de la meuf de Stéphane « guitar hero », aux choeurs. Aux choeurs oui, mais d’emblée, elle vous avait tous scotchés par sa puissance vocale, et sans oser le dire à Eric, tout le monde pensait qu’elle aurait dû prendre sa place au chant principal. Il faut dire qu’Eric est facilement à cran si le contrôle des opérations lui échappe. Tu as vite compris qu’il n’avait pas envie de jouer tes compos dans « son » groupe. Ce n’est qu’après avoir composé lui-même « Gamblin’ woman » qu’il acceptera que le groupe essaie une de tes compos, « I can’t’, puis plus tard « Le droit à la paresse ». Qu’à cela ne tienne, tu formes alors un autre groupe, Les Gniards, avec l’ami Stéphane P, pour jouer des compos… mais Eric s’y incruste au début, plus pour faire du sabotage qu’autre chose, finalement, avant de lâcher l’affaire. Pas simple.