Situation n°19 : “La poisse”

Morceau diffusé sous licence Creative Commons BY-NC-SA
Répèt des Vaches Folles au Luna Rossa en 1996
Paroles & musique : Siegfried G
Musiciens :
Siegfried G : voix
, guitare
Benoît D : basse

Stéphane P : batterie
Illustration : Siegfried G
Paroles :

Il fut un temps où l’échec me poursuivait, tenace.
C’était l’époque où j’avais la poisse.
Subjectif et imparfait, où que j’allasse,
Mon point de vue se heurtait à l’angoisse,

Cette angoisse suscitée par l’adversité,
Par l’hostilité imbécile de la réalité,
Par le funeste sort manifestement contraire,
Qui s’acharnait sur moi, qui s’acharnait sur moi, pauvre hère.

J’avais la poisse.
J’avais la poisse.
J’avais la poisse
(et je l’ai encore).

Tous les dieux de la terre, des enfers et du ciel
Rivalisaient de zèle pour se montrer cruels,
Me freiner dans mon élan, me couper les ailes,
Me tromper, m’isoler, et toujours me contrecarrer,
Me rouler, m’empêcher à jamais de me libérer
De la poisse,
De la poisse.

J’avais la poisse.
J’avais la poisse…
(et je l’ai encore)

Nous sommes en 1996. Embarqué parce qu’il fallait bien gagner ta croûte dans une carrière de prof, tu persistes à vouloir faire de la musique en groupe, mais rien ne se passe jamais simplement et le sort semble s’acharner. Après deux demos enregistrées en studio avec Crème Brûlée et Les Vaches Folles, il ne reste plus qu’à écumer les bars et les salles de concert pour essayer de se produire sur scène. Mais voilà : Pierre, le bassiste de Crème Brûlée, décide de partir vivre en province, et le batteur, Erwann, en profite pour vous planter là, lui aussi, non sans débaucher Stéphane comme guitariste pour un autre groupe dans lequel il joue : Dorange. C’est un groupe qui semble bien plus pro que vous, et tu te retrouves un soir au Glazart’, salle où vous auriez rêvé de jouer, devant un groupe constitué de ton ex-batteur, avec ton pote Stéphane sur scène à la guitare et toi comme un con dans le public. Steph n’a pas parlé d’arrêter Crème Brûlée ou Les Vaches Folles, mais tu te dis que si Dorange se met à carburer, il n’aura plus guère de temps, à consacrer à vos groupes de losers.

La poisse, quoi.

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Situation n°12 : “Waiting for the man” (encore)

Extrait du Concert à l’IGN de 1995 des Vaches Folles
Paroles & musique : Lou Reed
Musiciens :
Siegfried G : voix
, guitare
Stéphane L “guitar hero” : guitare
Benoît D : basse
Stéphane P : batterie

Nous sommes en 1995. C’est reparti pour “Waiting for the man”. Ce morceau de Lou Reed te colle décidément à la peau. Tu le reprenais déjà avec les Black Noddles, il n’y a pas si longtemps, et tu remets le couvert, cette fois avec les Vaches Folles.

Drôle d’année que cette année 1995. A peine Chirac élu président (pour toi, Chirac, c’est à tout jamais l’affaire Boulin, “le bruit et l’odeur“, les morts d’Ouvéa, la mort de Malik Oussekine à 200m de toi lors de la manif du 6 décembre 1986… et tu rirais très fort si quelqu’un venu d’un futur improbable osait te dire que c’est pas le pire des tocards qu’on ait vu à l’Elysée), tu as terminé tes 20 mois d’objection de conscience, à bosser comme livreur de bouquins gauchistes dans les librairies parisiennes. Un bon souvenir, même si c’était relou d’être contrôlé tous les 500 mètres par les flics. La faute à ton air grunge juvénile dans ton pancho acheté dans une friperie à Prague lors d’un fameux road trip (dont le slogan final avait été : “le vin morave, le vin qui marave”) ? Ou à la 4L marron que t’avait confiée Blandine, la “patronne” de Dif’Pop pour qui tu bossais ? Faut dire qu’elle était cabossée et pas reluisante — la 4L, pas Blandine, même si c’était tout de même une ancienne mao spontex de la GOP (Gauche Ouvrière et Paysanne). Après le déménagement épique de toutes les assos du CICP (Centre International de Culture Populaire, dont Dif’Pop était membre) de la rue de Nanteuil vers la rue Voltaire (qui, par bonheur, est en pente, elle), tu avais appris à démarrer en seconde, le pied droit appuyant à la fois sur le frein et l’accélérateur en un savant dosage pour que la bagnole ne cale pas avant le feu en bas de la rue. Un coup à prendre. Une fois chauffée, normalement, c’était bon pour la journée. Sauf un jour où elle t’avait lâché au milieu du rond-point de la place de la Nation. Et puis bien sûr la fois où, dans un virage porte de Gentilly, le volant t’était tombé sur les genoux. C’était un peu la bagnole de Gaston Lagaffe, quoi, cette caisse. Alors forcément, pour les Longtarin du coin, ça éveillait des appétits. En même temps, c’est pas toi qui payais les PV, donc c’était plutôt drôle, finalement.

Et puis il y avait de sacrées rigolades à Nanteuil puis Voltaire, avec Gilbert, autre “objo” (objecteur de conscience) fan de reggae et de Guy Debord, avec ton acolyte Eric, des Black Noddles, qui s’était casé lui aussi comme objo à l’AMFP (Association Médicale Franco-Palestinienne), ton pote Stéphane P, des Vaches Folles, Nonante What etc., objo au CEDIDELP (Centre de Documentation Internationale pour le Développement, les Libertés et la Paix), et bien sûr l’indispensable Monsieur Douze (on l’appelait comme ça parce que c’était marqué en toute lettre sur son interphone, et que le proprio de sa chambre de bonne lui avait interdit de mettre son nom à la place), objo lui aussi à Réflexes, groupe antifa. Dans cette pépinière gauchiste, on croisait aussi Kader, qui faisait la bouffe et le thé à la menthe, Tarek et Nordine, du comité contre la Double-peine puis du MIB (Mouvement de l’Immigration et des Banlieues), et l’inévitable Gus Massiah, du CEDETIM (Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale). C’était mieux que de ramper dans la boue pendant 10 mois, non ? Grâce au stock de bouquins des éditions Acratie ou Spartacus entreposé à Dif’Pop, tu avais pu parfaire ta culture révolutionnaire et lire Chomsky, Lafargue, Dommanget, Rosa Luxembourg, Victor Serge, Fontenis…

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Situation n°8 : “Paranoïa”

Morceau diffusé sous licence Creative Commons BY-NC-SA
Extrait de la Demo 1996 des Vaches Folles
Paroles & musique : Stéphane P
Musiciens :

Stéphane P : voix, guitare
Siegfried G : batterie, piano, voix

Stéphane L : guitare
Benoît D : basse
Illustration : Siegfried G
Paroles :

Ma paranoïa
Rôde autour de moi
Prête à bondir sur sa proie
Elle rôde autour de moi
Je sais que l’univers cherche à me nuire
Même les oiseaux sur leur fil c’est sûr conspirent

Je sens les regards
Arrimés à mon corps
Rivés sur mes avatars
A l’affût de mes torts
Est-ce là l’effet de l’imaginaire ?
Mais les fellows ont des airs de porte de frigo

Ma paranoïa
Rôde autour de moi
Prête à bondir sur sa proie
Elle rôde autour de moi
Je sais que l’univers cherche à me nuire
Même les oiseaux sur leur fil c’est sûr conspirent

C’est l’hypocrisie
L’apparat simili
Qui fait que je me méfie
Même de toi Léonie
Derrière les sourires et les mots agréables
Se cachent des pensées obscures c’est intolérable.

Nous sommes en 1996. Avec les deux Stéphane et Benoît, tu débarques aux Frigos du 91 quai de la gare à Paris. Tu y as déjà répété quelques années avec les Black Noddles ou Les Gniards, dans les studios du Luna Rossa, qui a vu défiler depuis les années 80 des groupes comme Bérurier Noir, Ludwig von 88, Molodoï… C’est toujours impressionnant de parcourir ce quartier de friche industrielle, près de la toute nouvelle bibliothèque François Mitterrand, et de la fameuse rue Watt naguère chantée par Philippe Clay sur un texte de Boris Vian :

“C’est une rue couverte
C’est une rue ouverte
C’est une rue déserte
Qui remonte aux deux bouts
Des chats décolorés
Filent en prise directe
Sans jamais s’arrêter
Parce qu’il y pleut jamais
Le jour c’est moins joli
Alors on va la nuit
Pour traîner ses savates
Le long de la rue Watt”

Boris Vian

Les frigos sont un grand squatt officialisé, bardé de graffiti, où les musiciens venus répéter croisent des artistes résidant dans les étages de béton délabré. Le Luna Rossa est en train de déménager rue du Chevaleret, à quelques centaines de mètres de là, dans un ancien entrepôt, mais il reste encore un studio d’enregistrement aux Frigos.

Vue générale du site des Frigos en 2003, photo de Pierre Laugier, CC BY-SA 3.0

“C’est nous qu’on est les Vaches Folles”, proclamez-vous à l’ingénieur du son qui vous ouvre son studio aménagé dans un des anciens frigos du lieu. Tronche du gars, qui vous a vu quelques jours plus tôt, Stéphane P et toi, venir enregistrer avec deux autres musiciens (Pierre et Erwan) sous le nom de Crème Brûlée. Le gars ne s’attendait pas à revoir vos pommes quelques jours plus tard. Il ne sait pas qu’il s’en est fallu de peu, d’ailleurs, pour que tu reviennes avec deux autres groupes, les Black Noddles et Nonante What, qui viennent juste de splitter. Il faut dire que travaillant à Tours depuis septembre 1995, les répèts à Paname avec 4 groupes, ça devenait tendax, même si tu rentrais tous les week-ends. Et puis tu as beau avoir un salaire de prof, à présent, payer des séances d’enregistrement en rafale, c’est au-dessus de tes moyens. Déjà, deux de suite, tu le sens passer…

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