Des nouvelles pas fraîches

Nous mettons en ligne un recueil de nouvelles datant du début des années 1990, Débris et ratures, par Siegfried G. De l’absurde, un peu de mélancolie, de la guerre, de l’humour noir, et un refus de parvenir qui, bien que datant déjà du siècle dernier, reste finalement peut-être d’actualité.

Sommaire :

Et personne ne créa… Declan O’Connor

1. La genèse fragmentée de Declan O’Connor

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à l’intérieur. Pourquoi donc avait-il fermé à clefs un coffre qui ne contenait rien ? C’était incompréhensible. Les papiers les plus secrets de Bruno – notamment ceux qui concernaient sa double-vie – étaient, eux, facilement accessibles. Ce coffre clos avait-il une signification ? Etait-ce un message, un indice laissé là ostensiblement ?

    Elle se laissa choir dans le large fauteuil qui trônait contre le bureau. A côté du cendrier où se trouvaient encore quelques mégots de cigarettes sans filtre était posée une vieille photographie encadrée. Renée connaissait bien cette photo (elle possédait la même, abandonnée depuis longtemps au fond de son sac à main), une photo de vacances prise à Venise quinze ans plus tôt. Elle était encore jeune à l’époque, et Mathilde n’était qu’une enfant. Oui, c’était l’été de ses onze ans, l’été à la fin duquel elle s’était cassé la jambe en tombant d’un arbre. Mathilde était un vrai garçon manqué, toujours à vouloir faire comme son père. Nous l’adorions toutes les deux, et lui aussi nous aimait. Il nous appelait toujours ” les filles “. Je devais avoir à peine trente ans…

    Les trois personnages de la photo lui souriaient de leurs sourires bronzés. Bruno avait passé un bras autour des épaules de Renée (cette souriante jeune femme d’une trentaine d’années), et son autre main était posée sur la nuque de la petite Mathilde qui faisait une grimace en direction de l’objectif, c’est-à-dire du touriste anglais qui avait gentiment accepté de jouer le photographe pour que toute la famille puisse apparaître sur la photo. Une famille unie. Soudée par le personnage central, cet homme d’âge mûr aux tempes précocement grisonnantes.

    Qui était-il ? Un bon père et un bon mari, auraient dit tous les amis de la famille. C’est aussi ce qu’auraient dit Mathilde et Renée, avant sa disparition incompréhensible, la veille de ses cinquante-cinq ans.

    Le bruit criard de la sonnette sortit brusquement Renée de ses pensées. Elle descendit ouvrir la porte d’entrée et se trouva face à face avec Mathilde, qui lui dit gravement : ” C’est moi “.

– Entre vite, dit Renée, tu vas prendre froid. J’allais me faire du café. Tu en veux ?

– Oui merci, Maman. Mais je ne fais que passer. Il faut que j’aille chercher Denis chez la nourrice, répondit Mathilde en ôtant son écharpe et son manteau.

    Puis, elle alla s’asseoir devant la petite table basse du salon. Elle alluma une fine cigarette démesurément longue à l’aide d’un extravagant briquet zoomorphe, avant de s’apercevoir qu’il n’y avait pas de cendrier sur la table.

– Mais où est donc le cendrier de Papa ? s’écria-t-elle.

– Celui en terre cuite ? demanda Renée, gênée, en revenant de la cuisine. Je ne sais pas. J’ai dû le ranger quelque part.

– Mais…

    Mathilde ne trouva rien à ajouter. Qu’aurait-elle pu dire ? Il lui semblait sacrilège de déplacer une des marques les plus familières de l’existence de son père, acte qui revenait précisément selon elle à nier, à effacer cette existence.

– Où puis-je en trouver un ? demanda-t-elle en laissant percer dans le ton de sa voix toute sa désapprobation.

– Là-bas, sur le buffet, je crois qu’il y en a un petit, en verre, répondit Renée.

    Un silence gêné s’instaura tandis qu’elles buvaient leur café. Enfin, Mathilde se décida à aborder le sujet qui la tracassait.

– Toujours aucune nouvelle ? demanda-t-elle.

– Non, toujours rien.

– Et Tonton Albert ?

– Il fait tout ce qu’il peut, le pauvre homme. Il m’a appelée ce matin, de Toulouse. Il a fouillé tous les hôtels mais n’a trouvé aucune trace de ton père. Je pense que Bruno… enfin, je crois qu’il ne veut pas être retrouvé. La piste s’arrêtera certainement à Toulouse.

– Mais Maman, comment peux-tu dire ça ? Il faut le retrouver… cela ne fait que deux semaines. Il donnera bientôt signe de vie. Il a dû avoir un problème, être obligé… il ne peut pas être parti comme ça, sans raison. Nicolas a pensé que, peut-être, c’était l’âge… tu sais… qu’à cinquante-cinq ans, il avait eu envie d’être un peu seul. Etre marié depuis si longtemps, pour un homme…

– Je ne pense pas que le problème soit là, répliqua Renée, sèchement, mais au fond d’elle-même, elle pensait : et si c’était vrai ? Peut-être qu’il en a eu assez de moi, que je suis devenue trop vieille et qu’il m’a quittée pour une autre, plus jeune

    Pourtant, elle n’avait rien trouvé dans les papiers de Bruno qui puisse laisser envisager une telle éventualité. Elle lui avait bien découvert une double-vie, mais la face cachée de cette existence ne révélait justement rien de ce genre. Ce qui était choquant, blessant, c’était que sa propre fille pût y avoir pensé. Que savait-elle, d’abord, du couple que formaient ses parents et de leur intimité ? De quel droit osait-elle lui attribuer une responsabilité dans le départ de Bruno ?

    Mais Mathilde insista :

– Pourquoi en es-tu si sûre ?

– Parce que j’ai lu ses papiers, et ce que j’ai appris m’incite à croire qu’il y a une autre raison, mais je ne sais pas laquelle, dit Renée en regrettant aussitôt ses paroles (elle avait cédé à une impulsion d’orgueil pour faire taire les insinuations de sa fille, mais elle se reprochait déjà de lui avoir ainsi révélé qu’elle avait découvert quelque chose).

– Tu as fouillé dans son bureau ? s’indigna Mathilde.

– Ne sois pas sotte, ma fille, répondit Renée avec exaspération. Pour essayer de le retrouver, il fallait bien que je cherche s’il n’avait pas laissé quelque chose qui puisse m’éclairer, me donner une piste.

    A ces mots, Mathilde se mit à pleurer, en balbutiant : ” Oh ! Papa ! Pauvre Papa ! “

    Renée ne fit pas un geste vers sa fille. Elle ressentait comme du dégoût en se rappelant la photo sur le bureau de Bruno. Une famille unie. Bruno, Renée et Mathilde : bonheur et amour, sourires, regards pétillants… Tout cela n’avait-il été qu’une illusion, qu’une photo posée sur un bureau ? Quel rapport y avait-il entre cette image et cette grande jeune femme au visage humide qui à présent l’accusait : ” tu… tu es si froide. C’est à croire que tu es contente que Papa soit parti ! “

    Il y eut un mouvement dans l’air, suivi d’un claquement. Mathilde se frotta la joue gauche, soudainement devenue rouge. Ses larmes redoublèrent. Elle se moucha et dit en reniflant : ” Oh ! Excuse-moi, Maman. Je suis si inquiète, tu comprends. Je ne sais plus ce que je dis. C’est pour ça que je n’arrête pas de fumer. Je le devrais, pourtant, je sais. Quand on est enceinte de

***

vous crois, Albert, et je sais que vous avez fait l’impossible. Je vous assure que vous n’avez rien à vous reprocher.

– Mais je ne comprends vraiment pas pourquoi il a fait ça. Pourquoi il vous a fait ça. Quand-même, une fausse identité ! Il n’avait aucune raison… Comment retrouver sa trace, maintenant ? Oh ! Renée, je suis tellement désolé.

– Je sais, Albert. Vous n’y pouvez rien.

– Ma pauvre Renée ! Je ne reconnais plus mon frère. C’est monstrueux de vous faire ça. Lui qui était si stable, qui aimait tellement son travail et sa famille… J’ai cherché partout… partout, je vous assure. J’ai même fait passer une annonce dans les journaux de Toulouse…

– Je vous suis très reconnaissante pour tout le mal que vous vous êtes donné, Albert. Vous ne pouvez rien faire de plus, à présent.

– Oui, peut-être. Mais si je peux vous aider en quoi que ce soit, n’hésitez pas à m’appeler.

– Ne vous inquiétez pas, je tiendrai le coup. Tout s’éclaircira un jour.

– Espérons-le ! Mais si vous avez besoin de quelque chose, n’hésitez…

– C’est promis, Albert, c’est promis.

– Bien, alors je vous laisse. Mais vous êtes sûre que…?

– Oui, oui, rassurez-vous. J’ai ma fille pour me soutenir. Au revoir, Albert.

– Au revoir, Renée. Je passerai vous voir dès que je le pourrai.

– D’accord, et merci pour tout. Au revoir.

    Elle raccrocha avec un ” ouf ! ” de soulagement. Le taxi l’attendait déjà devant le pavillon. Elle enfila son manteau, prit sa valise, et après avoir jeté un dernier coup d’œil dans la maison, elle sortit.

CHAPITRE VI

    Le taxi l’emporta jusqu’à la gare. Là, elle prit un train en direction de D***. Que diraient Mathilde et Nicolas lorsqu’ils s’apercevraient qu’elle était partie, elle aussi ? Elle ne put s’empêcher de sourire en songeant à la surprise que son départ causerait. Bruno avait-il ressenti le même sentiment d’amusement ?

    Elle le savait, à présent, il était impossible de chercher à comprendre les motivations de son mari. Pour quelle raison un homme de cinquante-cinq ans, marié, père de famille, déjà grand-père, disparaît-il du jour au lendemain ? A quoi bon chercher une explication plausible à une telle décision ? Etait-ce même une décision ? Ne plus rien décider, se laisser emporter par le flot tumultueux des événements, sous la pression d’obscures pulsions, sans offrir de résistance… Comme si la conscience n’était en fin de compte qu’un petit bouchon de liège flottant difficilement, ballotté, noyé, traversé de toutes parts par les courants, comme si la seule réalité n’était pas ce ridicule bouchon affolé mais uniquement le flux qui le tourmente.

    Renée sursauta. La métaphore du bouchon ne lui était pas venue par hasard. C’était la seule notion claire qu’elle eût jamais pu tirer d’un livre que Bruno avait écrit quelques années auparavant, ouvrage confidentiel accueilli platement par les spécialistes et ignoré du commun des mortels, à tel point que l’éditeur avait du le mettre au pilon.

    Cette métaphore était-elle la clef du comportement de Bruno ? Pour espérer le retrouver, il faudrait suivre le même chemin que lui, un chemin peut-être entièrement aléatoire. Démarche impossible, songea Renée. Mais que faire d’autre ?

    Declan O’Connor : quel drôle de nom ! C’était le nom inscrit sur les quittances qu’elle avait trouvées dans les papiers de Bruno. Elle y avait aussi découvert tous ces autres documents : relevés de compte, factures, faux-papiers, à divers noms, tous plus exotiques les uns que les autres : Samuel Bishop, Kurt Vander, Antonio Ramirez Cisteron, Pavel Klansky… et même un étrange Yukio Fujikawa. Mais celui qui revenait le plus fréquemment était Declan O’Connor.

    Si Mathilde avait pu voir tous ces papiers, elle en aurait conclu que son père était en réalité un agent secret qui avait été contraint de quitter précipitamment sa couverture, probablement pour ne pas mettre sa famille en danger. C’eût été pour la jeune femme une raison supplémentaire d’admirer son père. Peut-être même avait-elle toujours espéré quelque chose de ce genre. Son père, ce demi-dieu, devait bien être, au bout du compte, autre chose que ce simple petit bonhomme sympathique et inoffensif perpétuellement plongé dans ses livres.

    Renée, elle, n’avait pas un seul instant envisagé cette possibilité. Bruno ne pouvait être autre chose que ce qu’il avait toujours paru être. Il avait seulement dû renoncer à l’effort, à l’illusion de la cohérence… toutes ces fausses identités n’avaient pas de consistance, elles n’étaient qu’un jeu sans fondement, sauf peut-être – mais pourquoi ? – celle correspondant au nom de Declan O’Connor.

    La même chose aurait peut-être pu m’arriver, songea Renée avec étonnement.

    Le train arriva en gare. Elle prit de nouveau un taxi et indiqua au chauffeur l’adresse qu’elle avait vu associée au nom de Declan O’Connor. Le taxi s’arrêta dans un quartier situé à la lisière de la ville, juste avant la campagne, devant un minuscule pavillon un peu délabré. A l’entrée, une petite grille rouillée donnait sur un jardinet sauvage. Renée sortit de son sac-à-main le trousseau de clés qu’elle avait trouvé dans le bureau de Bruno. Elle les essaya une par une, avec appréhension, et finalement, la grille s’ouvrit. Puis, après avoir effectué la même opération sur la porte du pavillon, elle pénétra dans une pièce sombre. Elle chercha du doigt l’interrupteur, et lorqu’enfin la pièce fut éclairée, elle observa attentivement, cherchant du regard quelque détail familier.

    Elle n’eut pas à chercher longtemps : sur chaque meuble ou à même le sol se trouvaient quantité de cendriers, tous plus baroques les uns que les autres ( c’étaient parfois de simples boîtes de conserve en fer blanc) et remplis jusqu’à ras-bord de mégots. Certains de ces cendriers ne lui étaient d’ailleurs pas inconnus, pour la bonne et simple raison qu’elle les avait elle-même offerts à Bruno en diverses occasions : Noëls, anniversaires de mariage ou autres petits événements quelconques et anodins qui rythment le temps lancinant d’une vie de famille.

    C’est alors qu’elle prit conscience de l’effroyable odeur de tabac froid qui imprégnait toute la pièce. Cela la rassura un peu. D’ordinaire, c’était elle qui passait son temps à vider les cendriers de Bruno. Ici, visiblement, personne ne l’avait fait.

    Ainsi, il avait bien habité ce pavillon, sous le nom de Declan O’Connor. Avait-il laissé d’autres traces de lui ? Combien de temps avait-il séjourné ici ? Qu’y avait-il fait ?

    Renée se laissa choir sur un vieux canapé élimé. Tout ce qu’elle voyait, les cendriers, l’arrangement des meubles, leur style, tout coïncidait. Ce Declan O’Connor était bien son Bruno, un Bruno qu’elle n’avait jamais vu, mais qui, elle en était certaine, était vraiment le Bruno qu’elle connaissait, inchangé, tel qu’en lui-même. Cette vie secrète ne cachait donc rien. Elle était seulement secrète, voilà tout. Qui n’a jamais eu envie de s’isoler, de se prélasser, seul, en un lieu ignoré de tous ?

    Il ne restait plus maintenant qu’à explorer les autres pièces de la maison. Renée se leva et ouvrit les fenêtres et les volets, puis vida tous les cendriers dans le jardinet (les cendres du tabac consumé, de même que les doutes de Renée, y seraient poétiquement éparpillées par le vent pour se fondre dans l’immensité sans fin du monde). Enfin, elle monta au premier étage avec l’excitation émue d’une mère qui visiterait en cachette la chambre – tout un univers – de son enfant. Elle y trouva une petite chambre avec un grand lit défait – cette manie de Bruno de semer partout le désordre ! – une table de chevet et quelques cendriers pleins. Aucune trace de présence féminine. Elle en fut vraiment soulagée car les insinuations perfides de Mathilde l’avaient, malgré tout, perturbée. Elle se laissa tomber mollement sur le lit et huma l’

***

rien dire. Je continuai à lui poser des questions, toujours en vain. Je me demandai même s’il n’était pas muet. Le pauvre petit était vêtu de haillons. Il m’observait craintivement. Je lui dis de ne pas bouger et allai lui chercher un verre de lait (c’est tout ce que j’avais à lui offrir), mais, quand je revins, il avait disparu. Je me demande bien d’où venait cet enfant. Depuis combien de temps vit-il ainsi, dans cet état de crasse et de misère. Pourquoi ne parle-t-il pas ?

– Le 13 mai.

    L’enfant n’est pas revenu. Cette histoire m’intrigue mais il me faut rentrer dès ce soir. Peut-être pourrai-je tirer tout cela au clair lorsque je reviendrai ici. Je ne sais pas quand, d’ailleurs. Il me faut encore être prudent. Je ne voudrais pas que cet endroit soit découvert. Pas encore…

– Le 30 juin.

    Je n’ai que quelques heures devant moi. J’aurais aimé passer plus de temps ici, mais j’ai encore beaucoup à faire, tant de choses à préparer. Je pense que je ne pourrai pas revenir avant le mois d’octobre”.

    Suivaient quelques pages blanches, recouvertes ça et là de petits gribouillis, et de quelques citations et bouts de phrases incompréhensibles, tels que : ” quand seras-tu, mon âme, simple et nue ? “, ” le robinet fuit “, ” toutes les questions raffinées et subtiles sur l’identité personnelle ne peuvent sans doute être tranchées et doivent être regardées comme des difficultés grammaticales plutôt que comme des difficultés philosophiques “, ” poète et non honnête homme “, ” des rebonds, toujours des rebonds “, ” des Rimbauds, toujours des Rimbauds “…

    Renée reconnaissait bien là le désordre brouillon de Bruno. Il avait toujours eu la manie d’écrire tout et n’importe quoi sur des petits bouts de papier. Ces carnets en étaient vraiment l’illustration, d’autant plus qu’ils ne révélaient apparemment rien sur ses motivations. Plus Renée avançait dans sa lecture, plus la situation lui paraissait confuse. Seules quelques petites anecdotes coïncidaient avec ses souvenirs, notamment des week-ends durant lesquels Bruno s’était absenté, prétendument pour chercher un ouvrage rare dans une bibliothèque méconnue et éloignée. Il était impossible, cependant, de reconstituer tout à fait la vie secrète de Bruno. Mais, à vrai dire, cela lui importait peu. Elle désirait seulement plonger au cœur du mystère, non l’élucider. Elle ressentait comme un

***

dit-elle. Mais l’enfant ne bougea pas. Il brandissait le grand couteau de manière toujours aussi menaçante.

– Je t’en prie, pose ça, tu vois bien que tu n’as rien à craindre de moi, mon petit, sois

***

au fond de la grotte l’avait bouleversée. Tous ces petits trésors dérisoires amassés par cet enfant sauvage étaient le reflet de sa personnalité confuse.

    Mais ce qui la troublait le plus, c’était bien sûr cette phrase écrite à la peinture rouge sur un mur de la grotte. Depuis le début, elle avait cru que Bruno était parti à jamais, en prenant bien soin d’effacer ses traces. Elle comprenait à présent qu’au contraire, il avait ostensiblement laissé derrière lui certains indices. Mais pour qui ? A qui cette phrase était-elle adressée ? A elle-même ? Se pouvait-il que Bruno eût prévu qu’elle découvrirait le pavillon et les carnets ? Si c’était le cas, quel était donc son but, où voulait-il la mener ?

CHAPITRE IX

    De retour au pavillon, Renée parcourut encore une fois les carnets de Bruno, à la recherche d’une phrase qui aurait pu lui échapper, de quelque chose qui pût la mettre sur la voie. Elle ne pouvait écarter cette idée : Bruno la manipulait. Rien de ce qu’il avait fait n’était innocent. En un sens, elle s’en réjouissait, car cela signifiait qu’elle faisait partie de ses projets. Mais tout cela trahissait un tel machiavélisme ! Se pouvait-il vraiment que le paisible Bruno, homme si désordonné, fût si calculateur ? A moins qu’il n’ait agi par amour ? Qu’il n’ait pas pu se résoudre à partir, à l’abandonner, sans lui avoir fait partager un peu de sa vie de Declan O’Connor ?

    A présent, Renée se rendait compte qu’elle n’avait peut-être jamais aimé Bruno, du moins au sens romantique du terme. Il n’y avait jamais rien eu de passionnel, rien de démesuré dans son amour pour lui. Il avait seulement été son mari, le père de sa fille, l’homme avec lequel elle vivait, qu’elle admirait et dont elle était aussi un peu la mère. Allait-elle tomber follement amoureuse de Declan O’Connor ? Peut-on encore tomber amoureuse à quarante-six ans ? L’amour n’est-il pas un ridicule petit symptôme de l’immaturité ?

    Renée s’était toujours imaginée vieillissant paisiblement auprès de Bruno. D’ailleurs, ils avaient de tout temps constitué, d’une certaine manière, un ” vieux couple “. Elle se voyait désormais courant le restant de sa vie après un fantôme, tandis que ses cheveux deviendraient blancs (certains l’étaient déjà) et que les rides creuseraient de plus en plus profondément son visage. Non, elle n’avait jamais rêvé d’une telle vie ! A l’automne de son existence, elle ne pouvait concevoir d’en passer tout l’hiver dans la solitude et l’errance. Mais avait-elle le choix ? Bruno, de toute façon, l’avait quittée. Il ne lui restait plus que Mathilde.

    Dans certains pays, songea-t-elle, les gens font des enfants pour assurer leurs vieux jours. C’est une forme d’assurance-vieillesse, de cotisation pour la retraite. Un jour, les parents sont à la charge des enfants qu’ils ont élevés et qui s’acquittent ainsi d’une vieille dette…

    Cette perspective lui paraissait un peu répugnante. Ma fille ne m’appartient pas, ni mon petit-fils, ni ce bébé qui attend de naître, se dit-elle. Elle ne me doit rien et je ne lui dois rien. Lui donner naissance, c’était en faire une étrangère, la rejeter au loin, comme on lance une bouteille à la mer. Qu’elle vogue où bon lui semble.

    Tout en se faisant ces réflexions, Renée tournait machinalement les pages d’un des carnets de Bruno. Soudain, elle eut comme une révélation : quelque chose avait frappé son esprit. Elle revint quelques pages en arrière et lut ceci :

    “La plupart des gens vivent en état de mobilité minimale, suivant un mouvement qui décroît constamment jusqu’à l’inertie finale. Or, la vie est mouvement. C’est pourquoi je conçois ma vie antérieure comme l’expression d’une tension. Oui, j’ai vécu en dormant sur une catapulte. Le moment approche, à présent, où Declan sera lancé à travers le monde. Il ne fera que passer et son mouvement ne s’arrêtera qu’à l’heure de l’écrasement, après qu’il se sera laissé rebondir au gré de son élan”.

    Renée referma le carnet et réfléchit à ce qu’elle venait de lire. Etait-ce là l’explication du comportement de Bruno ? Elle en était presque certaine ; mais en quoi était-elle impliquée dans ce projet ?

    Le lendemain, elle décida d’aller faire un tour en ville. Puisque Bruno avait souvent séjourné dans le petit pavillon, quelqu’un devait bien l’avoir vu. En se renseignant discrètement, elle finirait peut-être par apprendre quelque chose.

    Elle se rendit donc à pied au centre-ville. C’était une petite bourgade provinciale comme il en existe beaucoup, avec son église, son château, sa mairie, ses petits commerces et, à la périphérie, les supermarchés et petites industries qui sont le lot de la modernité.

    Les jours suivants, elle renouvela l’opération, sans oublier de saluer au passage les habitants de la rue où se trouvait le pavillon. Elle devait procéder en douceur (de toute façon, elle n’était pas pressée). Les gens sont curieux : tôt ou tard, on lui poserait des questions ; il serait facile, alors, d’en poser à son tour. Elle se ferait passer pour une lointaine parente du précédent occupant du pavillon, et prétendrait s’être fait prêter la maison pendant l’absence de celui-ci. Ainsi, elle pourrait faire semblant de ne le connaître que très vaguement et poser des questions à son sujet sans éveiller les soupçons.

    Au bout de trois semaines

***

vraiment que je sois aussi stupide ? Allons, allons, chère madame O’Connor (puisque c’est ainsi que vous vous faîtes appeler), je ne suis pas né de la dernière pluie. Cessez de me raconter n’importe quoi. Je suis certain que vous êtes mêlée à cette affaire. Il serait plus simple pour vous de me dire tout de suite où se trouve l’argent.

    Une lueur de brutalité jouait toujours dans son regard. Il s’approcha encore un peu plus de Renée et lui posa une main de géant sur l’épaule.

– Je pourrais me montrer très persuasif, dit-il. Je connais certains moyens… disons : efficaces…

Il la serrait très fort, à présent, et commençait à lui faire mal.

– D’accord, dit alors Renée. Je vais vous le dire. Mais lâchez-moi, voulez-vous.

– Bien, bien. J’aime mieux ça, fit-il. Et il relâcha son emprise. Alors ?

– Voilà : c’est une grotte, dans la campagne, tout près d’ici.

– Vous voyez, quand vous voulez être gentille… Maintenant, vous allez m’accompagner, pour m’indiquer le chemin, et si vous êtes bien raisonnable, tout se passera très bien. Sinon… (il se passa un doigt sur la gorge en émettant un ” couic ! ” évocateur).

– Si vous me touchez, je ne vous dirai plus rien, dit Renée, d’un air qui se voulait menaçant.

– Oh ! Oh ! Petite madame ! Si on ne peut plus plaisanter !

    Il se mit à sourire et brusquement, la plaqua violemment contre le mur. Puis il chuchota méchamment : ” je crois que vous n’êtes pas en position de négocier, alors ne vous montrez pas trop insolente, je vous prie “. Il fit jouer un moment le reflet dans la pénombre de la lame d’un couteau à cran d’arrêt qu’il semblait avoir fait surgir de nulle part. Puis il recula en refermant le couteau et dit : ” maintenant, allons-y “.

    “C’est ici ” dit Renée lorsqu’ils arrivèrent devant la grotte. L’entrée obscure était dissimulée par des buissons épais, mais Renée connaissait un passage à travers les branchages, le passage que lui avait dévoilé l’enfant sauvage. Elle guida Constanza qui se mit à regarder avec méfiance autour de lui, à la lueur de son briquet.

– Et maintenant ? demanda-t-il. Il faut encore aller jusqu’au fond de la grotte, répondit Renée. L’argent est là-bas.

– Bien, je vous suis.

    Ils marchèrent alors un court moment avant d’arriver à un cul-de-sac.

– Qu’est-ce que c’est que tout ce bazar ? demanda Constanza à la vue des sièges de voiture, des marchandises, des chandeliers, des statuettes et des crucifix. Je vous ai posé une question, insista-t-il avec un peu de nervosité dans la voix.

    Mais Renée restait muette. Elle avait perçu un mouvement dans la pénombre, derrière Constanza. Elle recula subitement et se réfugia derrière un siège d’autobus, puis, au moment où l’homme s’avançait vers elle avec une mine menaçante, elle cria : ” tue-le ! tue-le ! “

    Constanza se retourna juste à temps pour esquiver une petite silhouette qui lui tombait dessus. Dans la mêlée qui suivit, il perdit son briquet et Renée ne distingua plus que la lueur de deux lames. Le combat dura peut-être quelques minutes durant lesquelles

***

jamais. C’est pourquoi

***

avec Constanza dans la nature.

    Elle s’assura que tous les volets étaient fermés et la porte close. Elle ne savait combien de temps elle pourrait tenir ainsi, cloîtrée. Mais elle n’avait plus le choix. Constanza, s’il était encore en état de mener une poursuite, ne penserait certainement pas à la chercher dans un endroit aussi évident, surtout après qu’elle eut simulé de façon aussi bruyante un départ précipité. Si Constanza revenait, il aurait rapidement vent du scandale qu’elle venait de provoquer.

    Mais elle était loin, pour autant, d’être rassurée. Le seul souvenir du visage de cet homme la terrorisait encore. Du moins, pour pénible qu’eût été cette histoire, elle en avait appris beaucoup sur Declan O’Connor, notamment sur la façon dont il avait financé son départ.

    Soudain, des petits bruits sourds retentirent : deux coups rapides suivis de trois autres plus espacés, frappés sur le bois de la petite porte de la cuisine qui donnait sur un chemin de terre derrière la maison. C’était le signe convenu. Renée déverrouilla la porte et fit entrer rapidement l’enfant. Celui-ci lui fit comprendre par signes que Constanza était introuvable. S’était-il enfui ? Avait-il renoncé ? Mais elle ne put s’interroger plus longtemps : une voiture venait de s’arrêter devant le pavillon et déjà, des bruits de pas s’approchaient de la grille. Bientôt, celle-ci s’ouvrit, puis la porte d’entrée du pavillon. Quelqu’un d’autre en avait donc les clefs ! Elle entendit alors une toux familière, la toux d’un homme aux poumons encrassés par le tabac. Elle faillit pousser un cri, mais l’enfant sauvage lui mit un doigt devant les lèvres et lui fit signe de ne pas bouger.

    C’était lui. Il était là, tout près, mais elle ne pouvait pas le voir, car la porte donnant sur l’autre pièce était fermée. Declan ! Il fallait qu’elle le voie. Enfin, elle l’avait retrouvé. Peut-être la laisserait-il l’accompagner, ou alors, ils resteraient vivre tous les deux dans ce pavillon, loin de tous les importuns. Elle cria : ” Bruno ! ” et se précipita hors de la cuisine, ralentie par l’enfant qui tentait de la retenir. Mais il n’y avait plus personne. Dans la rue, une voiture venait de démarrer. Elle était déjà loin lorsque Renée fut dehors.

    Declan O’Connor lui avait échappé. Savait-il, en venant, qu’elle serait là ? Avait-il minuté cette rencontre fantôme avec la complicité de l’enfant ? Une immense lassitude l’envahit. Elle revint dans le pavillon et se laissa tomber sur le canapé. Des larmes, enfin, se mirent à couler sur ses joues, sous le regard attentif de l’enfant sauvage. Par terre, devant le canapé, se trouvait une mallette ouverte, remplie de liasses de billets. ” Ma catapulte ! ” songea Renée avec dépit.

    Oui, avant de disparaître, Declan avait voulu qu’elle aussi soit lancée comme un projectile à travers le monde. Elle se souvint d’une phrase qu’elle avait lue dans les carnets de Declan : “Et leurs chemins se croisèrent et chacun, en cet instant de bonheur, prit appui sur l’autre pour s’élancer au loin”.

    Qu’allait-elle faire à présent ? Devenir elle aussi une sorte de Declan ? Rester où elle était, avec cet enfant sauvage et muet, ou bien rentrer au bercail, retrouver son petit univers : Mathilde, Nicolas, Denis et cet autre petit-enfant qui ne tarderait pas à naître ? Elle envisagea les trois possibilités, l’une après l’autre, sous le regard de l’enfant. Enfin, elle se décida. Le choix, en fin de compte, n’était pas difficile. Elle se leva, arborant une mine résolue, et

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Le lave-vaisselle


Dimanche.

Dimanche dernier, le lave-vaisselle est tombé en panne. Papa tient absolument à le réparer lui-même parce que lui, il répare toujours tout sans avoir besoin de personne. Et puis, chez nous, on n’aime pas les plombiers, c’est Papa qui le dit. Maman, elle, je crois qu’elle aime bien les plombiers, parce qu’elle aime bien les gens. Pas comme Papa. De toute façon, il ne faut pas qu’un plombier vienne ici parce que l’installation électrique, c’est Papa qui l’a faite lui-même et si un électricien voyait ça, il nous interdirait d’habiter ici. Et ” les plombiers, c’est comme les électriciens ” a dit Papa qui n’aime pas non plus les garagistes. D’ailleurs il les appelle tous des plombiers. Comme les électriciens et les réparateurs de télévision. Alors Maman a dit à Papa : ” On voit bien que c’est pas toi qui faisait la vaisselle quand on n’avait pas de lave-vaisselle “. Et c’est vrai : on n’avait pas de lave-vaisselle autrefois. Mais Papa a répondu : ” je ne peux pas tout faire. Moi je répare déjà le lave-vaisselle. Tu ne voudrais pas qu’en plus je fasse la vaisselle, non ? “. Alors Maman a dit qu’elle attendait de voir, en faisant la même tête que Pouppy quand on lui donne une croquette mais lui, c’est le gros os qu’il voulait, celui qu’on ne lui donne jamais parce que sinon il vomit partout une fois qu’il l’a mangé et c’est Maman qui nettoie le vomi, car si c’est moi, ça me fait vomir. Elle aussi des fois, mais moins que moi.

Dimanche.

Dimanche dernier, Papa a essayé de déplacer le lave-vaisselle pour aller le trifouiller par-derrière. Il a fait un gros ” han ! ” comme moi quand je pousse très fort aux waters parce que rien ne vient. D’ailleurs rien n’est venu. A part le voisin du dessous. Celui à qui on ne dit jamais bonjour quand on le croise dans l’escalier parce qu’il ne nous dit jamais bonjour non plus, tout ça depuis que Pouppy a fait caca un jour sur son paillasson. Quand j’ai ouvert la porte, Pouppy est allé se punir tout seul dans sa niniche en donnant sa papatte dans le vide parce que personne ne lui avait demandé de la donner, sa papatte. C’est fou comme il a de la mémoire, Pouppy ! Il doit encore se souvenir de l’histoire du caca sur le paillasson. Le voisin aussi, mais lui, il ne venait pas pour ça. Il voulait seulement savoir si ça allait durer longtemps, ces bruits de sauvage. Je crois qu’il voulait parler des gros mots que Papa avait hurlés en donnant de grands coups de pieds dans le lave-vaisselle qui ne voulait pas bouger, avec un “s” à “pied” parce qu’il en a deux. Des pieds. Dans ces moments-là, il ne devrait pas monter, le voisin, parce que quand Papa cogne sur les lave-vaisselle, c’est qu’il est très colère. Justement, il était très colère et il a mis une grande baffe sur le nez du voisin. Alors, Pouppy s’est mis à aboyer. Lui, il l’aime bien, finalement, le voisin.

Dimanche.

Dimanche dernier, Papa a réussi à dégager le lave-vaisselle. Il était très fier, mon Papa. Pourtant, Maman n’est pas contente car depuis dimanche dernier, elle doit grimper sur le lave-vaisselle et redescendre de l’autre côté pour aller faire la vaisselle dans l’évier. On a une cuisine très étroite, il faut dire.

Dimanche.

Dimanche dernier, Papa a éventré le lave-vaisselle. A l’intérieur, c’est tout plein de trucs compliqués, de poussière et de gras. Moi, je n’aime pas le gras. En plus, j’ai pris une taloche parce que je regardais, et Papa, ça l’énerve quand je le regarde réparer quelque chose, même si ce n’est pas moi qui l’ai cassée, la chose. Je ne sais plus si j’ai pleuré, mais c’est possible, parce que c’est agréable de pleurer quand on se prend une taloche, et puis quand je pleure, souvent, on arrête de me taper parce que je pleure déjà, alors ce n’est plus la peine. C’est pour ça que je m’entraîne à pleurer avant de recevoir des taloches, mais c’est dur parce que c’est surtout les taloches qui me font pleurer. Des fois, si je pleure, Maman vient me consoler et elle dit à Papa : ” Arrête de martyriser mon fils “. Alors ils se disputent. J’aime bien quand ils se disputent à cause de moi. Ça fait plein de bruit et pendant ce temps-là, je peux tirer la queue de Pouppy. Il fait ” kaï kaï ! ” mais Papa et Maman n’entendent pas parce qu’ils crient très fort. Plus fort que les ” kaï kaï “. Le voisin du dessous non plus, il n’entend rien. Je crois que la baffe de Papa, l’autre fois, ça l’a rendu un peu sourd. La preuve : il ne répond toujours pas quand on ne lui dit pas bonjour dans l’escalier. Mais dimanche dernier, Maman n’est pas venue me consoler quand j’ai pris une taloche. Au contraire, elle m’a grondé parce que je dérangeais mon père et qu’elle en avait assez de devoir passer par-dessus le lave-vaisselle pour aller faire la vaisselle. Elle m’a enfermé dans ma chambre avec interdiction d’en sortir. Moi, j’aime bien quand on m’enferme dans ma chambre. Comme ça, je suis dans ma chambre. Sinon, quand je suis dans ma chambre sans y être enfermé, il y a toujours quelqu’un qui vient me demander ce que je fais et regarder si je suis sage. Où quelqu’un qui vient chercher quelque chose parce que, dans ma chambre, il y a plein de choses qui ne sont pas à moi. Alors je n’ai pas vraiment l’impression d’être dans ma chambre mais plutôt dans la chambre de tout le monde. Finalement, je ne suis vraiment dans ma chambre à moi que quand on m’interdit d’en sortir. Cette fois, j’étais donc vraiment dans ma mienne, de chambre, quand j’ai entendu un grand ” aïe ! ” avec plein de gros mots autour, et la lumière s’est éteinte. Depuis, on s’éclaire à la bougie, en attendant que Papa répare l’électricité qui a sauté.

Dimanche.

Dimanche dernier, Papa et Maman se sont disputés parce que Papa n’avait plus de chemise propre. Moi non plus, mais ça ne me dérange pas. Au moins, on ne me gronde plus quand je me salis. Alors Maman a dit que les chemises de Papa seraient propres quand elle pourrait utiliser le lave-linge, c’est-à-dire quand Papa aurait réparé l’électricité et peut-être aussi le lave-vaisselle. Moi, j’ai demandé si le lave-vaisselle était contagieux, comme quand j’avais eu la varicelle, sauf que quand j’avais eu la varicelle, c’était moi qui étais contagieux et non le lave-vaisselle. Mais Maman m’a mis une claque. Je crois que Papa aurait bien aimé me la donner aussi, cette claque, mais Maman avait été plus rapide que lui. Tant mieux. Je préfère les claques de Maman, elles font moins mal. J’ai pleuré quand-même, au cas où Papa aurait voulu participer. On ne sait jamais, je les sens très colère depuis quelque temps. C’est drôle, quand Maman me donne une claque, Papa s’en fiche de savoir qui me la donne, de lui ou d’elle, et ils ne se disputent pas. Alors que Maman n’aime que les claques qu’elle me donne elle-même ou bien celles qu’elle commande à Papa pour moi, quand elle n’est pas assez près pour m’en donner elle-même ou quand elle veut que j’en reçoive une vraiment très forte, plus forte que la plus forte de ses claques à elle. Pendant que je pleurais, ils ont continué à se disputer et Papa a dit que si c’était comme ça, il allait prendre sa voiture pour ne jamais revenir. Il a dû oublier que la voiture est déjà partie sans lui, sur la grosse camionnette d’un plombier pour voitures, après l’accident qu’on a eu l’autre jour en revenant de la boutique des plombiers pour télés. C’est fou ce qu’on peut leur prêter à tous ces plombiers !

Dimanche.

Dimanche dernier, Maman a crié que ça ne pouvait plus durer et qu’elle en avait assez de faire la vaisselle à la main et à l’eau froide. Car il n’y a plus d’eau chaude depuis qu’il n’y a plus de lumière. Et si la vaisselle est comme moi, elle ne doit pas aimer se laver à l’eau froide. Je ne l’ai dit à personne, mais je suis toujours sûr que le lave-vaisselle est contagieux. La preuve : Papa n’y touche plus. Il doit avoir peur d’attraper la même maladie que lui. En tout cas, j’ai bien fait de ne pas en reparler parce que Maman est déjà très colère. Elle a dit plein de gros mots, mais moins gros que ceux de Papa. Et puis elle a jeté toute la vaisselle par terre en disant que puisque c’était comme ça, elle allait tout casser pour de bon et qu’elle n’aurait plus jamais besoin de faire la vaisselle et même qu’elle allait retourner chez sa mère qui est aussi ma grand-mère. Moi, je ne peux pas retourner chez ma mère parce que je suis déjà chez elle. Papa, lui, n’a pas dit qu’il allait retourner chez sa mère qui est aussi ma grand-mère mais pas la même. Il n’a rien dit. Il s’est baissé et a commencé à ramasser les bouts d’assiette et de verre, pour être gentil. Et puis il s’est coupé et alors il s’est énervé. Tout le monde a crié. Même Pouppy et moi. C’est Pouppy qui a gagné. Il fait beaucoup de bruit quand il veut. Pourtant, je ne suis pas mauvais non plus.

Dimanche.

Dimanche dernier, Papa s’est mis à creuser dans les murs pour sortir les fils électriques parce que, quand il a installé l’électricité à la maison, il a bien camouflé tous les fils dans du plâtre pour que ça fasse plus joli et qu’aucun plombier ne puisse voir ce qu’il avait fait et copier sur lui. Il n’a pas arrêté de se faire mal et il s’est mis plein de pansements partout qui ne tiennent pas bien. Car ce n’est pas facile de se mettre des pansements dans le noir. Il faut dire qu’il y a beaucoup de courants d’air depuis que Papa a cassé une vitre du salon en lançant un marteau avec lequel il venait de se taper sur les doigts. Alors bien sûr, on ne peut plus allumer de bougies parce que les courants d’air les éteignent tout de suite.

Dimanche.

Dimanche dernier, Pouppy a mangé tout plein de bouts de fils électriques et de pansements qui traînaient par terre, et il a vomi partout. Dans le noir, Papa a marché dedans et il a glissé. Il est tombé en avant, le nez dans le vomi et il a vomi, lui aussi. Alors, il est allé mettre un grand coup de marteau sur la tête de Pouppy et ça a fait un petit bruit bizarre. Quand elle a vu ça, Maman a beaucoup ri. Ça faisait longtemps qu’elle n’avait pas ri comme ça. L’ennui, c’est qu’elle ne s’est plus arrêtée de rire. Ça devient énervant. Ce qui m’énerve aussi, c’est que quand je tire la queue de Pouppy, il ne fait plus ” kaï kaï “. Je crois que le coup de marteau l’a rendu sourd de la queue.

Dimanche.

Dimanche dernier, j’ai essayé de jouer à cache-cache avec Maman. Comme elle n’arrêtait pas de rire, je me suis dit qu’elle voulait peut-être s’amuser. Et justement, cache-cache, c’est rigolo, dans le noir. Mais j’ai entendu Papa lui dire d’arrêter de rire comme ça. Il avait une très grosse voix. Peut-être qu’il voulait jouer à lui faire peur. En tout cas, ça a marché. J’ai entendu un petit gargouillis et puis plus rien. Maman a arrêté de rire. Alors, avec une très très grosse voix, Papa m’a appelé plusieurs fois, mais je n’ai pas bougé. Ça ne serait plus du jeu. S’il veut me trouver, il doit me chercher. Il a cherché. Il cherche. Mais il ne me trouvera pas. Parce que je me suis caché dans le lave-vaisselle. Et moi, je ne crains rien. Je l’ai déjà eue, la varicelle.

Une nouvelle de Siegfried G datant de 1991, tirée du recueil Débris et ratures

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L’horloge

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L’horloge

Après plusieurs mois de timides et infructueuses recherches, j’avais enfin trouvé cette chose rare et essentielle sans laquelle l’individu moderne n’est que rebut anonyme, déchet de basse humanité : un emploi.

    Pour être franc, le digne statut de travailleur dûment inséré socialement ne me semblait pas devoir être en soi le stade ultime de l’épanouissement personnel. Je m’attachais en réalité avant tout, il faut bien l’avouer, à l’aspect strictement pécuniaire de la chose. J’en étais arrivé, avant de trouver cet emploi, à mégoter ne serait-ce que sur l’achat d’un paquet de cigarettes, angoissé chaque jour davantage par le gouffre tarpéien sans cesse se creusant de mon découvert bancaire. N’eût été l’obtention de cette providentielle source de revenus, j’aurais sans nul doute été rapidement couvert d’opprobre par le qu’en-dira-t-on, condamné par la conjoncture, honni par les banquiers, conspué par le fisc, vilipendé par mes créanciers, renié par ma génitrice, hué, rejeté, méprisé, trahi par mes amis, aspergé, mouillé, frigorifié, transi par les intempéries, moqué par d’affreux moutards morveux, ingénus et sadiques, et pour comble, grondé sévèrement par les forces de l’ordre et par la justice de mon pays.

    Mais foin de ces désastreuses perspectives. Je m’allais désormais vouer au labeur salvateur, aux horaires variables, aux congés payés et aux cotisations pour la sécurité sociale, du moins tant qu’elle existerait, accumulant concomitamment des points pour la retraite. L’heure de la rédemption sonna, péremptoire, un trois avril à sept heures du matin précises (un matin qui s’ensoleilla précocement, le fourbe, le sournois, par pure mesquinerie : l’occasion était trop belle de persécuter un pauvre animal nocturne).

    J’introduisis en affectant un brin de désinvolture mon badge magnétique dans la fente idoine : le compteur me salua d’un courtois “ bonjour ! ” sur cristaux liquides, indiquant simultanément “ – 7h36 ”, temps réglementaire d’une journée de travail lorsque l’on n’a encore pris ni avance ni retard dans le décompte méticuleux des heures de suée frontale par le truchement desquelles, traditionnellement, le pain se gagne.

    Je repérai rapidement l’essentiel : l’emplacement du distributeur automatique de prétendu café (sorte d’ersatz qui est au noir breuvage ce que le sucre en poudre est à l’héroïne), l’horloge murale et les très rares lieux isolés situés dans les angles morts du champ de vision panoptique des “ Cadres ”, c’est-à-dire des Chefs. Je venais pour ma part d’être embauché en tant que vague sous-chef, “ lumpen ”-bureaucrate au statut flou, intermédiaire inconsistant entre le monde des Chefs et celui de la piétaille aux doigts graisseux. Je soupçonnais à vrai dire la hiérarchie locale d’avoir inventé de toutes pièces un poste inutile qui pût correspondre à la fois à mon évidente incompétence dans le domaine d’activité qui serait théoriquement le mien et à mon curriculum vitae grandiloquent, décoré de force pompeux et superflus diplômes.

    Je le constatai d’emblée : j’appartenais désormais ostensiblement à la catégorie des “ cols blancs ”, face à la masse servile, bruyante, éthylique et velue des “ cols bleus ”. Corps étranger injecté dans le système, je fus inscrit d’office sur la liste des instruits, des mains propres et des gens “ responsables ”, l’ouvrier étant comme le nègre (ce qu’il est d’ailleurs parfois), chacun le sait bien, un grand enfant joyeux, bébête et paresseux, tire-au-flanc de la première heure, pinailleux, resquilleur multirécidiviste, impénitent gréviste et, de surcroît, capable en certaines occasions de fierté.

    Je compris bien vite, trop vite, toute la particularité de ma fonction : être là. Mais point de charge philosophique dans ce Dasein-là. Engagé par piston à la faveur d’un de ces dysfonctionnements récurrents de la machine administrative, j’avais pour tâche essentielle le remplacement du titulaire d’un poste désuet, parti en congé maladie à la suite d’une crise de delirium tremens, et j’occupais le bureau d’un Cadre qui venait d’être muté dans une autre unité de production et qui, lui, n’avait pas été remplacé.

    Je pris immédiatement possession des lieux, à commencer par le confortable siège à roulettes, éternelle source de va-et-vient circulaires et vertigineux, inspectai les tiroirs, vides ou remplis de fournitures de bureau, et effectuai une méticuleuse analyse stratégique du paysage. Face à moi, un espace trop grand parsemé de trop nombreux sièges, l’hypothèse d’un soudain peuplement massif de cette zone étant peu vraisemblable (ou peut-être étaient-ce là les vestiges d’une antique civilisation disparue à la suite d’une épidémie de réunionite). Au-delà, en guise de cloison, une large baie vitrée et une porte, vitrée itou, frontière transparente entre le territoire des Cadres et l’atelier, vaste enchevêtrement de machines et d’ouvriers.

    Je perçus alors nettement l’implacable châtiment que m’avait réservé le destin pour avoir si longtemps ignoré l’obligation faite à l’animal humain de perdre sa vie à la gagner. J’avais franchi la barrière, j’étais passé du côté des aboyeurs d’ordres, et j’étais là, dans mon bocal, à nager dans les eaux aseptisées de la classe moyennement moyenne. Je me trouvais dans la situation du Chef, qui, de derrière sa vitre protectrice, à prudente distance, espionne scrupuleusement les faits et gestes de la basse main d’oeuvre besogneuse, prompt à sanctionner les menus comme les graves manquements à la productivité et aux règlements. Mais, aspect plus pervers encore de cette relation, j’étais moi-même épié par les ouvriers, habitués à regarder constamment du côté du bocal où je bullais en silence, prêts à profiter de la moindre baisse de vigilance des grosses poiscailles. En outre, je devais très certainement, étant nouveau, être un petit poisson bien exotique pour ces serfs industriels, peu habitués à contempler en cet aquarium honni un visage juvénile aux traits estudiantins et au regard empli de bonne grosse bonté humaniste et de sommeil. C’est un fait : l’ouvrier voit dans le Cadre un ennemi, mais un ennemi à la fois craint et respecté. Je ne possédais pour ma part ni cette mâle autorité encravatée ni cette dureté expérimentée, “ sévère mais juste ”, dont font généralement preuve les Chefs et sous-Chefs. J’étais a priori un ennemi, puisque nageant en eaux adverses, mais j’étais de surcroît un inconnu, un étranger, donc doublement suspect.

    Quant à ma fonction, je l’ai déjà dit, elle consistait en vérité à occuper un bureau. Les quelques tâches, visiblement minimes, dévolues à mon prédécesseur, ne pouvaient décemment pas me revenir, du fait que je n’entravais que pouic à la maintenance industrielle et qu’il était hors de question de confier de basses oeuvres aussi dégradantes que les photocopies ou l’insertion de lettres pliées en trois dans les enveloppes adéquates à un “ presque-cadre ” tel que moi. Néanmoins, j’étais payé pour travailler, et s’il est admis que tout travail mérite salaire, il est conséquemment sous-entendu que tout salaire mérite une ostensible attitude de travail.

    J’en étais donc réduit à une interminable oisiveté embarrassée, cible immobile et tourmentée du regard méfiant des ouvriers, avili par le contact compromettant et visqueux des Cadres.

    Drame existentiel : j’étais là, sans pouvoir y être, sans aucun moyen de me donner une contenance. Présence sans existence. Oppressante situation, comparable moralement à celle de ces suppliciés de jadis qui ne pouvaient ni se lever ni s’asseoir ni se coucher. Me mettais-je à rêvasser, je tombais aussitôt sur le regard hostile d’un ouvrier, persuadé d’être observé ou décontenancé par l’absence de vigilance dans mon regard. Voulais-je passer le temps en griffonnant ou gribouillant sur le bloc de papier mis à ma disposition par le service des fournitures, je devenais la proie de la curiosité d’un Cadre, motivée peut-être par l’appréhension de se faire doubler dans son travail par un jeune ambitieux. Je risquais de sérieux ennuis si l’un de ces vicieux satrapes me surprenait en train d’écrire des poèmes érotico-macabres ou de dessiner des doigts crochus, des yeux révulsés et des femmes crucifiées, toutes sortes de choses que j’ai l’habitude de coucher sur le papier par temps de désoeuvrement.

    La seule attitude suffisamment insignifiante qui me permît d’échapper tant bien que mal à tous ces insupportables regards consistait à feuilleter des documents, à l’endroit, à l’envers, ou par le milieu, à poser quelque chose à un bout du bureau puis à la remettre au même endroit, à me lever pour aller chercher… rien, à me rasseoir, à ouvrir et refermer des tiroirs, en quête de… rien, à m’auto-séquestrer aux toilettes… Ah ! oui… les toilettes. Belle invention que ce petit local hermétique ! Si j’avais pu, je m’y serais enfermé des journées entières ! Mais mon absence eût vite été remarquée et j’aurais causé à la longue le désagrément de certaines entrailles pressées. D’ailleurs, il n’est jamais aisé, où que ce soit, de rester enfermé indéfiniment aux toilettes : les gens sont si soupçonneux.

    Mes journées s’écoulaient donc avec lenteur dans un perpétuel malaise propice aux tendances paranoïaques. Sous le feu croisé de tous ces regards, il me fallait être constamment sur mes gardes, prêt, à la moindre alerte, à me plonger le nez sur un document ou à gesticuler vainement autour du bureau. Inutile de dire qu’un tel travail, même et surtout s’il consiste à ne rien faire, est absolument épuisant et annihile toute autre forme d’existence. Vie sexuelle, vie culturelle, vie artistique, sociabilité… sont investies peu à peu par une morne béatitude tiède durant laquelle, comme au bureau, aucune sensation ni pensée ne vient perturber un encéphalogramme radicalement plat.

    Pendant mes tristes heures de néant intérieur, j’ai néanmoins connu une véritable amie : l’horloge accrochée au-dessus de la baie vitrée. Sa contemplation m’a permis dès le début de porter mon attention sur quelque chose de tangible et d’inoffensif. Calme familiarité avec la petite aiguille, si sereine, discrète, et pourtant inébranlable dans son imperceptible mouvement, si rassurante dans son évolution vers le terme du calvaire quotidien. Avec la grande aiguille, un contact plus léger, comme une amitié de vieux fêtards : minutes d’ivresse circulaire, de léger tournis, de sobres beuveries hexadécimales. Mais il y avait aussi la trotteuse, la petite vicelarde agitée, la veuve joyeuse qui tue le temps en s’envoyant en l’air à trois cent soixante degrés, compagne de mon coeur qui battait la chamade comme elle bat les secondes.

    Cette horloge était ma seule compagnie, mon seul réconfort. J’appris bientôt à l’apprivoiser, car comme les chiens, comme les renards à petits princes, comme tous les êtres chers, une horloge s’apprivoise. A force de contemplation, de complicité, elle se laisse approcher, circonvenir. Mais il faut la choyer, la couver affectueusement du regard, adopter son rythme, pouvoir d’un long coup d’oeil la voir toute, rondeur et détails, centre et périphérie, immobilité et mouvement, rayon et surface. A la fin, elle n’est plus qu’une spirale vertigineuse. Délice de s’y plonger, de sombrer hors du temps. Hypnose.

    Avec de l’entraînement, j’accédai en quelques semaines à la perception d’un nouvel univers. J’arrivais le matin, m’installais à mon bureau, tous les sens en alerte : la vue, bien sûr, pour me positionner dans le monde panoptique de l’atelier ; l’ouïe, permettant de déceler l’approche des indésirables et de percevoir la baisse d’activité des machines en fin de journée ; le toucher, pour sentir les variations dans les vibrations (beaucoup de vibrations : activité intense — tout le personnel occupé : j’étais tranquille. Peu de vibrations : activité réduite — beaucoup de gens désoeuvrés, à l’affût, susceptibles de venir me déranger : point de paix possible) ; l’odorat, pour déceler une odeur de merde le matin (ce qui signifiait que certain Cadre aux intestins en putréfaction était déjà arrivé) ou une odeur de grosse vinasse (qui précédait de quelques mètres certain sous-Chef à l’haleine corrosive) ; le goût, enfin, cette changeante sensation buccale qui évoluait au fur et à mesure de la superposition des couches de café et de goudron de cigarette sur les papilles et sur les dents (il y avait le goût “ langue pâteuse ” de sept heures du matin, le goût “ salive sèche ” de onze heures trente, le goût “ relents de digestion et jus de nicotine ” de quatorze heures, le goût “ dents jaunes et bitume dans la bouche ” de seize heures). Puis, c’était le grand saut dans le temps, hors du temps. Le mouvement des aiguilles se transformait en spirale, l’horloge se muait en gouffre. Quand je refaisais surface, c’était déjà la fin de la journée. Il ne me restait plus qu’à faire mes adieux à mon amie, jusqu’au lendemain.

    En quelques mois de ce régime, plusieurs mèches de mes cheveux étaient devenues blanches. J’avais vieilli de vingt ans.

Une nouvelle de Siegfried G datant de 1995, tirée du recueil Débris et ratures

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La tranchée

L’Ordonnance rampait au fond de la tranchée, ralenti par les gerbes de boue et d’organes génitaux sanguinolents qui le recouvraient sans cesse d’une matière visqueuse.

    Soudain, une main surgissant de la fange lui agrippa la cheville. Il tenta vainement de se dégager : la main tenait bon et lui immobilisait le pied. Il essuya la crasse qui obscurcissait les orbites de son masque à gaz afin d’identifier le propriétaire de l’étau qui lui broyait la cheville. C’était un soldat aux jambes recouvertes par un déploiement rose et blanc d’intestins et de viscères. Ses yeux écarquillés imploraient et ses lèvres tremblaient en silence. De grosses gouttes de sueur laissaient des traînées blanchâtres sur son visage noirci par la boue et le sang.

    L’Ordonnance, péniblement, tira un grand couteau de son fourreau poisseux, et d’un coup net, trancha dans une giclée de sang chaud le poignet qui le retenait prisonnier. Puis, sans même se retourner, il poursuivit son chemin en rampant, une main rougeâtre encore accrochée à la cheville.

    Quelque temps plus tard, il rencontra un groupe d’hommes apparemment vivants. Ils étaient accroupis sous une protection de toile et de bois, serrés les uns contre les autres, pitoyables.

    L’Ordonnance ôta son masque à gaz et leur demanda s’ils étaient bien “le 103ème”. Mais le vacarme provoqué par les bombes couvrit ses paroles et les hommes continuèrent à le regarder d’un air indifférent.

— C’est vous le 103ème ? hurla-t-il, les mains en porte-voix devant la bouche.

— Ptêt’ ben, répondit l’un des soldats.

— Quoi ?

— Ouais ! c’est nous, cria l’homme.

— Où qu’il est, vot’ commandant ?

— Ben, la roubignole, là, à vot’ pied, c’était à lui. Le reste est éparpillé un peu partout.

— Saloperie !

— Hein ?

— Non, rien… C’est quoi ton nom ?

— Berthier.

— Bon, alors Berthier, c’est toi le responsable, maintenant. L’ennemi a fait une percée. Vous êtes en première ligne. Z’avez ordre de contre-attaquer.

— Quoi ?

— L’ordre est de con…

    Il fut interrompu par un sifflement suivi d’une violente déflagration. Quand la fumée se dissipa, les hommes du 103ème avaient disparu sous une nappe de boue. L’Ordonnance était étendu à terre, le corps à moitié enseveli. Des bouts de cervelle blanche et rose étaient éparpillés autour de sa tête qui reposait dans une flaque de sang.

* * *

    Le feu d’artifice s’était calmé. Berthier alluma une cigarette.

— En v’là un qui s’triturera plus trop les méninges, dit-il en désignant du menton le cadavre au crâne fracassé de l’Ordonnance.

— kêktucrois kivoulait, çui-là ? demanda Matthieu.

— J’chais pas. Regarde-z-y voir dans ses fringues s’il a pas keukchose à biberonner. Comme ça, y s’ra pas venu pour rien.

    Matthieu s’exécuta, aidé par Joubert. Ils retournèrent le corps et se mirent à fouiller dans ses poches. Joubert en extirpa triomphalement une petite flasque argentée, tandis que sa face hilare exhibait une rangée clairsemée de chicots tout noirs. Il cracha une grosse huître verte qui alla s’accoupler par terre avec un morceau de cervelle, puis avala une longue gorgée du liquide contenu dans la flasque.

— Hé bé ! Kouakcê ksteu gnôle ? fit-il en s’essuyant la bouche d’un revers de main sale.

— Fais voir, lui ordonna Berthier ; et il goûta le breuvage en connaisseur, en faisant passer le liquide d’une joue à l’autre à l’intérieur de sa bouche, avant de l’avaler en un gargarisme sonore. T’y connais que d’chi, hé ! bouseux, fit-il. Ça, c’est du Visky, et du bon.

— Du Visky ? s’exclama Guiraud. Ben dîtes-donc, y s’emmerdait pas el’ militaire.

— Du Visky ou du Chouchen, là où qu’il est asteure, y s’en fout pas mal, dit Fallec avec un sourire forcé.

    La flasque passa bientôt de main en main, suscitant diverses réflexions sur les mœurs étranges des Rosbifs et sur les qualités inégalées de l’absinthe.

    “Hé ! la Tantouse, kêkt’en penses ?” demanda Guiraud à Brocasse. “Tiens, goûte-z-y voir un peu.”

    Le petit homme au visage de fillette prépubère refusa en souriant affectueusement. Il observait la scène d’un air concupiscent. En parcourant tout le groupe du regard, il murmura : “Celui-là qui épouse facilement la foule connaît des jouissances fiévreuses…”

— Allez, le v’là-t-y pas qui recommence son baragouin, s’esclaffa Joubert. Puis il porta son attention sur un autre spectacle : Hé bé ! l’père Matthieu, kêktu fous ? T’en veux donc point, du Visky ?

— Ta gueule, Joubert ! Je m’pignole, grogna Matthieu.

    Il tenait dans la main gauche une photo de femme trouvée dans les papiers de l’Ordonnance, et, de la main droite, il opérait un frénétique mouvement de va-et-vient sur son sexe turgescent et crotté dont le gland crasseux avait la couleur sombre d’un fruit pourri.

— T’es qu’un porc ! fit Berthier en crachant dans sa direction (son glaviot fut intercepté en plein vol par un autre jet visqueux et incontrôlé).

— T’esquinte pas, Berthier ! s’esclaffa Guiraud. Y peut point t’entendre, tu sais, ça rend sourd, askondit.

— Comment ? fit Fallec en plaçant une main en pavillon derrière son oreille.

— Hé ! Matthieu, lança Joubert, comment qu’elle est Madame Cinq-Doigts ? Tu m’la passeras quand t’auras fini ?

— J’ai fini, abruti ! répliqua Matthieu, les mains humides.

    Dans son coin, le petit Brocasse ne put réprimer un voluptueux frisson de dégoût.

    Berthier, lui, méditait. Je sais pas si ça rend sourd. L’est plus probable que ça rend con, m’est avis. Ça expliquerait bien des choses, en tout cas.

* * *

    Le cadavre pourrissant de l’Ordonnance était à présent noyé dans une épaisse mare d’eau brune. Le corps de Guiraud le dominait depuis quelques jours, encastré en position verticale dans la paroi de la tranchée, le torse déchiré par des éclats d’obus.

— Faudrait ptêt’ lui fermer les yeux, à la fin, non ? dit Fallec en désignant du pouce le visage verdâtre de Guiraud, sans oser le regarder.

— Pourquoi donc ? répondit Berthier. Comme il est, il peut voir arriver les obus. Ptêt’ que ça l’distraira.

— Moi, son regard, ça m’fout les chocottes, insista Fallec. Et puis, normalement, les morts, on leur ferme les yeux.

— Si tu veux, t’as qu’à les lui fermer, toi, et tu peux même lui creuser un trou, l’enterrer et demander une messe au curé. Seulement, faudrait que t’en trouves un, de curé. Et puis si tu veux enterrer tous les macchab’ du coin, t’as pas fini. D’ailleurs t’as même pas commencé. En plus, tout ce que tu voudras enfouir dans la boue, avec les inondations et les explosions, ça finira toujours par remonter.

— Putain d’guerre, tout d’même !

— Ah ! Pasque tu crois qu’elle est différente des autres, celle-là? 

— J’chais pas. C’est la seule que j’connais. Ben, en tout cas, c’est vraiment un truc de cons. J’voudrais ben savoir pourquoi qu’on est là à grelotter dans la merde et dans la boue. Et pis d’abord, la guerre, c’est contre des ennemis, non ? Oukissont les ennemis, tu peux m’le dire, toi ? On n’en a pas encore vu la queue d’un. Par contre l’artillerie, ça y va, merci, et on clamse tous les uns après les autres…

— D’abord, on dit pas “par contre”, on dit “par revanche”…

— Et si ça s’trouve, c’est même pas les obus ennemis qu’on s’prend d’sus la gueule. Ptêt’ que c’est les nôtres. Ptêt’ même que des ennemis, y en a point du tout et que y en a jamais eu. Et même si y’en a, hein, c’est quoi au juste les ennemis ? C’est des pôv’ gars comme nous. Alors pourquoi kcê qu’on est ici ?

— T’es qu’un con, Fallec. On est ici pasque c’est la guerre. Y faut qu’on tue des ennemis, c’est tout, pasque çui-là qui gagne la guerre, et ben c’est çui-là qui est toujours vivant à la fin tandis que l’aut’ qui est mort, lui, il a perdu.

— Alors Guiraud, el’commandant et tous les aut’ là, izont perdu la guerre ?

— Ben oui, j’te dis, piskissont morts.

— Et nous alors, tant qu’on est vivants, on est les vainqueurs ? Dans ce cas-là, pourquoi qu’on reste là à attendre de crever ?

— Pasqu’on n’est pas encore vainqueurs, ducon ! On n’a pas encore tué d’ennemi. Quand les ennemis, y s’ront morts et que nous, on s’ra toujours vivants, alors-là, oui, on aura gagné.

— On aura gagné quoi ?

— Tu peux pas comprendre, pasque t’as pas d’instruction. C’est de la dialectique.

— Quoikcêkça encore, la dialectrique ?

— C’est pas pour les cons comme toi, ni pour les pétochards. C’est des Grecs qui l’ont trouvée : l’Ariston et Platote, qu’y s’appelaient.

— Ah ouais ? Moi j’ai pas besoin de tous ces trucs de pédés. Dialectrise si tu veux, avec l’aut’ mignonne, là, mais moi, j’tiens à mes deux œufs, alors j’vais m’tirer d’ici vite fait et …

— Crétin ! Si tu fais ça, tu finiras au poteau. De toute façon, j’te connais, t’es que d’la gueule. Jamais t’aurais le cran. T’es trop trouillard, même pour être lâche.

— Ah ouais ? Ben tu verras…tu verras bien.

* * *

    Comme ils sont beaux dans leur souffrance ! pensait le petit Brocasse. Ah ! chère Maman, si tu me voyais ! Tu crierais d’horreur. Et pourtant, pour la première fois, je me sens presque respectable. Ces hommes sont des héros, à leur manière. Ce sont des blocs de granite sortis de la terre-même. Ce sont de vrais hommes qui ont peur, mais qui restent droits face à la mort et se rient d’elle. Et je suis presque comme eux. Je supporte tout, en silence, les obus, la boue, la mort, la crasse. Je crois qu’ils commencent à m’accepter et je sens que leurs moqueries deviennent presque affectueuses. Parfois même, il arrive que l’un d’eux me demande de réciter un poème (c’est-à-dire que c’est arrivé une fois, quand Matthieu m’a demandé de réciter quelque chose pour l’aider à s’endormir).

    C’est la véritable humanité que j’ai devant moi, dans toute sa misère, dans la suprême grandeur de sa misère. Des gueux ! voilà ce qu’ils sont et voilà ce que je voudrais être, car il est bien là, le véritable Peuple Elu. Ils ne savent pas pourquoi ils se battent mais ils le font d’instinct, sans enthousiasme suspect ni coupable couardise. Ils agissent naturellement, sans arrière-pensée. Pour la première fois de ma vie, je rencontre enfin des hommes authentiques, qui sont véritablement, primitivement, eux-mêmes.

    Quant à moi, je n’ai pas encore accès à cette qualité d’existence. Il me faut encore jouer un rôle, paraître autre que ce que je suis réellement. Ils ne pourraient pas comprendre, si je leur avouais que je suis engagé volontaire, que j’ai voulu fuir le monde des hypocrites. Un jour, peut-être, il me sera donné de devenir comme eux : un Pur.

    Chère Maman, tout cela, je ne peux te l’écrire, malheureusement, car tu es trop prisonnière d’un monde falsifié, et aussi parce que je n’ai même plus de quoi écrire des lettres que personne, au reste, ne se chargerait d’expédier. Mais tu sais que je pense à toi sans cesse et que je t’aime, même si je te rends malheureuse.

* * *

— Ah putain ! J’ai morflé, gémit Matthieu. Et il vacilla quelques instants au bord de la tranchée, avant de basculer vers le fond couvert d’eau boueuse où la chute de son corps fit un gros floc.

— Mais qu’est-ce qu’il lui a pris à ce con d’aller se promener là-haut ! bougonna Berthier.

Déjà Joubert tirait le corps et vérifiait qu’il n’y avait plus rien à faire. Mais au moment où il allait le laisser retomber dans la mare, Matthieu émit un petit couinement.

— Ah c’te merde ! s’exclama-t-il. Hé, Berthier ! Il est toujours vivant el’ Matthieu.

Tout le monde — ou ce qu’il en restait — vint s’agglutiner autour du blessé. Un gros trou rouge et gluant lui tenait lieu de rosette de la Légion d’Honneur, un peu au-dessus du cœur. Son regard était fixe et ses lèvres s’agitaient dans le vide, sans prononcer un mot.

— Il a son compte, j’ai l’impression, dit Fallec avec un faux détachement.

— Ouais ! c’est moche, ajouta Joubert.

— Hé, Brocasse ! Si tu veux lui prendre ses couilles, tu peux. L’en auras p’us trop besoin, maintenant ! railla Fallec.

— Pourquoi qu’tu le laisses pas tranquille, le môme ? lui lança Berthier.

— Pasque c’est qu’une pédale…

— Ptêt’ ben, et alors ?

— Et alors, y’a que j’aime pas les folles, c’est tout.

— T’es trop con, Fallec. Touskitgênes, c’est qu’il a moins la pétoche que toi…

— Moi, la pétoche ? Répète un peu voir ! Macaque !

— Prends pas tes grands airs avec moi. Tu fais dans ton froc, c’est tout…Souviens-toi de…

— Hé ! l’interrompit Joubert. Y’en a marre de vos conneries. Kêk j’en fais, moi, du Matthieu ?

    Berthier se pencha sur le blessé et lui tapota la joue, puis lui passa un doigt tout noir devant les lèvres.

— Il est clamsé, diagnostiqua-t-il.

    Et tous, gardant le silence, restèrent quelques minutes à contempler le cadavre, avant que Joubert, qui fatiguait, ne le laissât retomber dans la mare.

* * *

Joubert était occupé, accroupi, à se libérer les entrailles, lorsqu’un soldat lui tomba dessus, l’obligeant à s’asseoir dans ses propres excréments (des morceaux de corned-beef indigérable presque intacts).

    “Ah ben merde alors ! fit-il. Doukissordonc, çui-là ?”

    Le soldat, à quatre pattes dans la mare, reprenait son souffle et ses esprits. Il jeta autour de lui un regard étonné où s’exprimait encore la terreur.

— Mais, qui vous êtes, vous, qu’est-ce que vous foutez là ? demanda-t-il.

— Ben !…rien, répondit Berthier après réflexion.

— Vous étiez pas à la contre-offensive ? s’étonna le soldat.

— Quelle contre-offensive ? demanda Berthier.

— Comment ça, quelle contre-offensive, espèce de tire-au-flanc ! LA contre-offensive, crénom de merde.

— La contre-offensive ? répéta Berthier sans comprendre.

— Et d’où tu crois que j’viens, bougre d’abruti ? On n’a même pas pu atteindre les lignes ennemies. Y nous ont canardés comme des lapins. On les voyait même pas…

— C’était donc ça, tout l’tintouin qu’on entendait ! s’exclama Joubert, heureux de résoudre un mystère.

— … mais on s’prenait leurs pruneaux, poursuivit le soldat, très en colère. On s’est fait massacrer, et vous aut’, z’êtes restés bien planqués et bien peinards dans vot’ trou !

Alors, choqué par ces propos, Brocasse s’indigna : “Mais nous ne savions pas ! Comment aurions-nous pu…?”

— Ta gueule merdeux ! lui lança Fallec, et s’adressant au soldat : Oukissont maintenant, les ennemis ?

— Oukissont ? Ah ! elle est bien bonne, celle-là ! Y sont partout, tu penses ! On s’est carapaté comme on a pu, et là, chuis sûr qu’y nous courent au cul.

— Alors, ils arrivent ? demanda Fallec avec angoisse.

— Pour sûr, et j’vous conseille de faire comme moi et de vous barrer vite fait, répondit le soldat.

Sur ce, il escalada la paroi de la tranchée, du côté opposé à celui par lequel il était venu. A peine arrivé en haut, il fut fauché par une rafale et retomba lourdement au fond, atterrissant sur le corps de Matthieu déjà à moitié enfoui sous la boue et les excréments.

— kêk’on fait ? demanda Joubert à Berthier. On n’a même pas d’mitrailleuse, nous, pour les empêcher d’avancer.

— Chacun prend son fusil et se met à son poste de tir, ordonna Berthier en guise de réponse. Ne tirez que quand vous en verrez un. On n’a pas de munitions à gâcher.

— C’est pas la peine ! hurla Fallec, on va tous se faire descendre. Y faut filer.

— Hé ! T’as pas vu le mec, là ? lui répondit Joubert en désignant du bout de son fusil rouillé le cadavre du soldat. Si tu pointes ton sale nez dehors, t’as pas une chance !

    Mais Fallec n’écoutait plus. Il était complètement paniqué et jetait des regards implorants vers ses compagnons. Soudain, il bondit hors de la tranchée.

    Une seconde et demie plus tard, son corps criblé de balles gisait dans la boue.

* * *

    Un déluge de fer et de feu s’abattit sur la tranchée. La soudaineté du bombardement, après une période plutôt calme de ce côté-là, figea Berthier, Joubert et Brocasse dans leur fange.

— Eh ben, au moins, avec ça, les ennemis, y z’arriveront pas jusqu’à nous ! hurla Joubert.

— Hein ?

— …zarriveronpa…

    Tout un pan de la paroi de la tranchée fut brusquement soufflé par une explosion, ensevelissant totalement Joubert avant qu’il ait pu finir sa phrase.

    Brocasse, suivi de Berthier, se précipita sur le tas de terre jouberticide pour déblayer. Il dégagea rapidement une tête dont la bouche était pleine de boue. Joubert était inconscient.

    Les deux hommes le portèrent sous la protection de toile et de bois à moitié effondrée et se serrèrent contre lui, la tête inclinée vers le sol, les oreilles entre les genoux.

* * *

— Tu vois quelque chose ? demanda Berthier.

— Non, rien, répondit Brocasse, juché sur un frêle édifice de planches afin de scruter l’horizon du no man’s land.

    Cela faisait des jours qu’il ne se passait plus rien, qu’il n’y avait plus de nouvelles ni de l’ennemi ni de qui que ce fût d’autre. Il ne faisait plus que pleuvoir, continuellement et à grosses gouttes. Berthier, au fond de la tranchée, avait de l’eau jusqu’à mi-cuisse. Joubert était mort depuis longtemps, discrètement, sans même avoir repris connaissance.

    Brocasse redescendit de son perchoir en grelottant. Ils n’avaient plus rien à manger depuis belle lurette et survivaient dans un infect bourbier d’eau croupie, de cadavres décomposés et d’étrons flottants. Plusieurs fois, ils avaient dû remettre leurs masques à gaz pour se protéger contre un méchant vent de couleur ocre.

    Brocasse pensait : Nous n’avons plus figure humaine, nous ne sommes que des rats ; et pourtant, jamais je n’ai été aussi humain. Quoiqu’il arrive maintenant, je peux te dire, chère Maman — Si seulement tu pouvais m’entendre ! — que j’ai vraiment vécu, que je suis devenu un vrai homme qui a connu de vrais hommes. J’ai souffert avec eux, je suis presque mort avec eux et je vais sans doute mourir bientôt. Mais je n’ai aucun regret. Je suis enfin authentique. L’essentiel, c’est d’être pour-soi ce que l’on est déjà en-soi (si je puis m’exprimer ainsi), et surtout de savoir garder son quant-à-soi. Que ne suis-je philosophe ! Peut-être alors pourrais-je t’écrire, Maman, ce que je ne puis hélas te dire qu’en pensée. Mais il est trop tard. Me voilà enfin éveillé, mais seul, inutilement, dans ce bourbier, perdu dans cette fange putréfiée. Je suis près de penser qu’il n’y a finalement de salut que dans la misère, solitaire parmi les Gueux mais tout de même avec eux.

    Solitaire ? Non. Je ne le suis plus, justement. Il me reste Berthier. Ah ! Berthier ! Quel homme ! Il me serait intolérable de demeurer seul, ici, sans lui. Si c’était le cas, je ne pourrais que mettre fin à mes jours, oui, mourir, volontairement, cesser de survivre. Oh ! Pas par désespoir. Mais parce que je ne puis être Un que parmi les Gueux, en me fondant en leur masse. Etais-je donc présomptueux! Ce n’est qu’en eux que j’ai trouvé mon authenticité, dans leur primitif besoin de vie, jusqu’au bout, même quand la mort est si proche.

    Avec Berthier, j’ai l’impression que plus rien ne pourra m’atteindre, qu’aucun obus ne me détruira, ni aucune balle, que plus jamais on ne lèvera la main sur moi, pas même mon Père — ce Père qui ne m’aura jamais compris comme toi, Maman, tu m’as compris — et qu’on ne me reprochera plus rien. Finies les gifles et les railleries ! La misère des Gueux me lave de toutes les humiliations, de toutes les fautes, de tous les péchés. Le salut est là, tout proche, et quoiqu’il arrive. Ce salut, c’est à eux, ceux qui sont tombés avant moi, que je le dois, et surtout à Berthier. Oh ! Dieu, quel homme ! Quelle force ! Quelle simplicité virile dans l’amitié ! Car j’en suis sûr, maintenant, les épreuves nous ont apporté une réelle amitié. Si tu voyais, Maman, comme, sans un mot, il me tend sa couverture lorsque je grelotte, comme, par ses silences apaisants, il sait faire taire mes angoisses. Voilà un homme ! Il m’a déjà sauvé, et certainement, il me sauvera encore. Il a sauvé mon âme, en tout cas. Finalement, je ne mourrai peut-être pas. Il me protégera. Et alors, un jour, Maman, nous nous retrouverons et tu verras comme j’ai changé, et tu seras heureuse.

* * *

    Les bombardements avaient cessé depuis longtemps à présent. Brocasse avait de l’eau jusqu’à la taille. Il ne sentait même plus le froid. Soudain, il s’aperçut qu’il était en train d’uriner depuis dix bonnes secondes.

    Comme à la piscine, pensa-t-il avec un petit sourire amusé. Mais dans l’eau brune, il ne put distinguer aucune auréole jaunâtre.

    Berthier s’approcha en barbotant au milieu des cadavres et des étrons qui flottaient de-ci de-là. ” Ça y est, j’en ai trouvé !” dit-il en brandissant un long pansement déjà taché de sang caillé. “Il est presque propre.”

    Il contempla un moment sur le front délicat de Brocasse une vieille blessure purulente causée par un éclat d’obus. Il cracha sur un coin du pansement et en essuya la plaie puis enroula celui-ci autour de la tête du jeune homme.

    Brocasse se laissa faire avec docilité et même avec une visible satisfaction. Pour tout dire, il semblait heureux.

    Mais le silence fut brutalement rompu par un lointain écho de son de cloche et de clairon qui se répandit rapidement. Il apparut alors — quelle surprise ! — que la tranchée, au loin, était encore peuplée. Le paysage lunaire creusé de cratères et de boyaux effondrés ou gorgés de boue s’anima subitement. De toutes les directions retentirent des “Hourra !” frénétiques, de plus en plus puissants. De petites formes sombres se mirent à grouiller et à sortir des tranchées. Quelques unes, sans doute trop enthousiastes, sautèrent sur de vieilles mines. Des casques et des armes furent jetés en l’air.

    Berthier et Brocasse se regardèrent, interloqués.

— Merde ! Vlatipas kcê la paix, on dirait ! murmura Berthier.

— Quoi ? Mais alors, nous avons gagné la guerre ? demanda Brocasse.

— Gagné ou perdu, est-ce que j’chais, moi. C’est ptêt’ ben les autres. Qu’est-ce que ça change, hein ?

— De toute façon, c’est fini. Nous sommes vivants… oui, vivants, dit Brocasse sans y croire.

    Berthier se tut. Il se frappa rageusement la tête du plat de la main. Son visage avait perdu son habituelle expression de placidité.

    Brusquement, il se dit à lui-même : “Ah ! ben tout d’même, kêk je fous là, moi ? C’est quoi cette putain d’guerre qui finit alors que j’ai encore tué personne ? J’chais même pas quel effet qu’ça fait. Ça veut donc dire que j’l’ai point faite, la guerre ? En tout cas, c’est pas moi qui l’ai gagnée.”

    Tout en se posant ces questions, il tripotait son fusil, comme lorsqu’il était en proie à une laborieuse réflexion. Tout à coup, il se retourna vers Brocasse et, calmement, lui dit : “Faut m’excuser, p’tit, mais tu vois, c’est pas possible, ça. J’peux pas avoir fait toute cette guerre, dans cette merde, sans que j’aye tué aucun bonhomme. De quoi qu’j’aurais l’air, au village, après, hein ?”

    Brocasse, immobile, prit un air ahuri. Berthier épaula son fusil et visa la tête, là où le pansement taché venait d’être enroulé, puis il tira.

Une nouvelle de Siegfried G, datant de 1990, tirée du recueil Débris et ratures

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Heureux qui communiste

Une belle palissade bien propre. Pure de toute souillure. C’était l’idéal. Le pinceau de colle, une bonne application, et hop ! Le noble visage du Petit Père des Peuples proclame à la face du monde que la Révolution n’est pas morte. Les autres pouvaient bien dire tout ce qu’ils voulaient. Pépé Jojo savait, lui, que la Révolution ne meurt pas. Tout au plus connaît-elle des hauts et des bas. Le flux et le reflux. Mais on ne peut rien contre la Vérité historique. Le pinceau, la colle, l’affiche. Trois visages moustachus ornaient à présent la palissade. Toute une vie consacrée à la Cause. Personne ne pourrait lui faire croire, à Pépé Jojo, que tout cela était mort. Ceux qui proclamaient partout que l’URSS était tombée mentaient. Tous des traîtres judéo-trotskystes ! Mais le Parti saurait bien les faire taire un jour. Définitivement. Le combat devait continuer, plus que jamais. La Ligne devait être suivie. Mais il fallait se méfier de tout, même du Parti. Oui, le Parti lui-même était gangrené. Son chef était devenu un social-traître petit-bourgeois et tous ses dirigeants des chiens vendus à la CIA et aux ploutocrates hitléro-sionistes. Les vrais militants étaient mis au rancart. Le dogme s’effritait. L’orgueil prolétarien avait été réduit à néant par des intellectuels puants, valets lèche-bottes du patronat exploiteur. Une vie entière de lutte opiniâtre et de dévouement aveugle : les piquets de grève ; la castagne avec les “ jaunes ” ; les Brigades Internationales, les FTP ; les cortèges triomphants, drapeaux rouges et portraits géants des héros du Peuple ; la dureté inflexible du Vrai Révolutionnaire ; la fière dignité du Prolétaire : “ Nous ne sommes rien, soyons tout ” ; la Gitane maïs entre deux gros doigts tachés d’huile et de graisse noires ; la gamelle sous le bras ; la collectivisation des moyens de production ; la vente de l’Huma sur les marchés ; et puis aussi la Ligne, la tactique, la Ligne, la tactique, la Ligne, la tactique, la Ligne, la tac… A quel moment précis l’Histoire s’était-elle détournée de son sens ? 1956 ? 1968 ? 1981 ? 1989 ? Quand ? Toute une vie noyée, emportée par le reflux. Pour Pépé Jojo, rien de tout cela n’était réel. Quelqu’un de suprêmement habile, un ennemi du Peuple, avait jeté sur la réalité ce voile hideux. Renoncement. Compromissions. Défaite. Soumission. Désordre. Trahison. Chaos. Vieillesse. Mort. Un voile, juste un voile. Un décor, du toc, fabriqué par les dégénérés immoraux du capitalisme hollywoodien. Mais comment déchirer ce voile trompeur ? Pépé Jojo, tout seul, impuissant, les bataillons de l’avant-garde prolétarienne dispersés dans le dédale du décor ou disparus corps et âmes, évaporés, dissous, morte armée des ombres du réalisme socialiste. Seul. Impuissant. Alors Pépé Jojo avait trouvé la solution. Puisqu’il ne pouvait détruire cet immonde décor, puisqu’il ne pouvait décaper ce vernis mensonger qui occultait la réalité, il collait des affiches, oui, il passait une deuxième couche sur toute cette boue. Ainsi, le décor, au moins, deviendrait réaliste, conforme à la vérité qui continuait d’exister sous deux couches de faux-semblants. Certes, un tel procédé était peu glorieux. Mais la Ligne, la tactique, la Ligne, la tactique, la Ligne, la tactique, la Ligne, la tac… Continuer à tout prix… La fin justifie les moyens. L’apparence du Vrai valait mieux que la laideur du décor. Une dizaine d’affiches s’étalaient à présent sur la palissade, encore ruisselantes de colle. Une seule palissade. Mais si Pépé Jojo s’attaquait à toutes les autres palissades, à ces milliers, ces millions, ces milliards de palissades érigées par l’odieux mensonge, peut-être alors le monde ressemblerait-il enfin à ce qu’il est réellement. Le beau visage du Petit Père des Peuples étalé partout sur fond rouge. Le Vrai Peuple recréé. La Ligne est maintenue. Pépé Jojo la suit, de palissade en palissade, sans dévier. Des milliers et des milliers de palissades l’attendent. Des milliers et des milliers de palissades qui dissimulent des terrains vagues.

Une nouvelle de Siegfried G datant de 1992, tirée du recueil Débris et ratures

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Le mouvement perpétuel
La tranchée
Le lave-vaisselle
Et personne ne créa… Declan O’Connor
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Le mouvement perpétuel

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

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– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !…

   Message enregistré ?

   Préambule un peu facile et presque monotone, me direz-vous ? Mais nécessaire. Et pas fatigant. Noircir du papier par le truchement d’un traitement de texte est un véritable jeu d’enfant, par les temps qui courent. Oubliés les stylos qui bavent sur la feuille et sur les doigts, les ratures et les pâtés…

   A-t-on moins de mérite ? C’est pourtant toujours le même gugusse qui s’épanche la cervelle, sur écran comme sur papier. Et l’orthographe ! Oui, adieu, les gros dictionnaires et les essorages de matière grise à propos d’énigmes syntaxiques. Leur logiciel, là, il vous rectifie tout vite fait bien fait…

   Bien sûr, il lui arrive fréquemment de commettre quelques menues gourances, comme par exemple confondre “thatchérisme” et “thanatopraxie”, mais c’est de bonne guerre, non ? Et puis le dernier mot revient quand même à qui vous savez. Mettons qu’il me vienne délibérément l’envie de taper “trschm”, comme ça, pour voir. Terme tout à fait explicite et approprié, comme on le verra par la suite, mais qui a le don de plonger un ordinateur dans des abîmes de perplexité. Trschm, donc.

   Absent du dictionnaire : trschm.

   Remplacer par : trschm.

   Suggestions : (pas de suggestion).

   C.Q.F.D. On s’en tiendra par conséquent aux strictes compétences de la machine, par exemple la duplication quasi-infinie d’une même phrase :

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !…

   Je vous laisse imaginer la suite. Ça vous donnera une vague idée. Peut-être. Une vague idée de l’effet que produisit sur moi cette phrase entendue quotidiennement pendant une dizaine d’années. Une vague idée de ce très léger agacement, au début, qui grossit, qui s’enfle, boursoufle, comme un gros abcès bien purulent, qui soigne bien tous ses beaux petits germes, patiemment, avec amour, et puis forcément, ça finit par exploser comme un trschm, toute cette infection, un gros trschm, oui, c’est le bon mot.

   Moi, j’étais pas d’une nature bien violente. Tout ce que je voulais, c’était qu’on me foute la paix, en somme. Et cela n’aurait été que justice, puisque je n’emmerdais personne. Le truc que j’avais trouvé, pour être peinard, c’était de jouer au con. Dès qu’on me demandait mon avis, dès qu’on commençait à venir m’asticoter, me tâter les réactions, je faisais mine de rien piger, ou bien je répondais à côté de la plaque. C’était radical. Obtus, que j’étais, comme un angle ! Je me disais : quand les gens auront bien compris que je suis un crétin, inoffensif de surcroît, ils ne me poursuivront plus de leur petite amitié poisseuse, de leur compassion dégoûtante, de leur collaboration obscène, de leur solidarité égoïste, de leur vil esprit de compétition, de leur haine rancuneuse et de leur jalousie frénétique ; ils m’ignoreront. Oui, ignoré, je voulais être. Absent, ailleurs, loin d’eux.

   Ça eût marché.

   Si seulement ce type n’était pas venu s’immiscer dans mon beau scénario.

   Il ne lui suffisait pas, à lui, que je fusse un authentique demeuré. Il tenait absolument à me le montrer, ce que j’étais pour lui, à me mettre le nez dedans, escomptant me faire souffrir de la prise de conscience de ma propre insignifiance et me transformer en imbécile malheureux, comme ça, juste histoire de faire mentir “ beati pauperes spiritu ”. Espèce d’ignare ! Connaît pas le latin. Ce qu’il n’avait pas compris, ce malfaisant, c’est que je ne pouvais pas être susceptible, vu que c’était bien ça, l’insignifiance, que j’essayais d’atteindre. Je ne sais pas, peut-être que ça l’a traumatisé, qu’il a trouvé ça inacceptable. Les cons sublimes ne supportent pas les humbles, faut croire. Sans doute parce qu’on ne peut pas humilier ceux qui se complaisent dans de paisibles défaites. Le fait est que me pousser hors de mes retranchements devint vite pour lui un intéressant défi… qu’il s’empressa de relever. Espérait-il se venger sur mon dos de sa propre médiocrité ?

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

   C’est ainsi qu’il a commencé. Et qu’il s’est acquis un public. D’autres qui avaient renoncé depuis longtemps à se rendre compte de ma présence ont dû trouver ça drôle. Ils se sont dès lors intéressés à mon cas et ne m’ont plus lâché. Je vous épargne les multiples vexations qu’ils ont pu imaginer. L’esprit humain s’est toujours montré inventif dans le domaine de la nuisance. Tous les gags, les tartes à la crème, les peaux de banane, les seaux d’eau, les coussins péteurs, les verres baveurs, les salières dévissées, les bonbons au piment, le poil à gratter… tous les gags, je vous dis, avec ou sans accessoires, tous les gags, j’y ai eu droit. Et c’était à chaque fois, naturellement, l’escalade dans la mesquinerie.

   Je choisis, comme à mon habitude, de tout ignorer, de ne rien comprendre. Je m’en foutais pas mal de leurs odieusetés, à tous ces humains. Même la douleur – car ils allèrent jusqu’aux sévices – je pouvais l’encaisser. S’il n’y avait pas eu cette phrase :

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

   Oui, le type, là, celui qui leur donnait l’exemple à tous, s’était lancé dans le comique de répétition, qui a l’avantage d’être récurrent, si je puis me permettre ce truisme. A chaque fois qu’il me voyait, j’y avais droit :

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

  Au début, c’était rien de plus que toutes leurs autres dégueulasseries. Au début.

   Je ne l’ai même pas senti venir, cet abcès qui gonflait en moi. Je ne l’ai même pas senti grandir. C’est quand il a été proche d’éclater seulement que je l’ai vu, là, accroché au myocarde, tout palpitant, à croire que mon cœur depuis longtemps n’était déjà plus lui-même qu’une grosse pustule.

   Trschm ! Oui, je dis bien trschm ! Ça a joliment pété.

   Faut comprendre. Dix ans au moins qu’il s’accrochait le machin immonde !

   Pourquoi que ça m’a fait cet effet-là, cette phrase débile ? J’en sais rien. Je passe pas ma vie à m’analyser l’en-deça du Moi ou l’au-delà du Ça. Se disséquer les pulsions, c’est bon pour les gens qui courent. Ils se cherchent de bonnes raisons. Ils ne voient pas qu’en courant pour fuir la mort, ils vont droit vers elle, tout droit, tout droit. Et tout le reste est littérature. Moi, j’ai jamais été doué pour la course. Et puis j’ai jamais eu envie de courir, non plus. C’est pour ça que j’ai adopté très tôt un rythme bien lent. Une fois qu’on est lancé, autant attendre tranquillement que ça retombe. Parce que ça retombe forcément. Pourquoi, dès lors, accélérer la chute ? Le Rien, le gros Rien bien grouillant, on l’a aussi bien derrière soi que devant soi. Poussière, tu redeviendras poussière, il paraît. Et c’est bien ce que je lui ai dit, à ce type qui voulait absolument me faire courir avec lui. Concourir, je devrais dire. Ça me plaît bien, ce mot, concourir. Ça englobe vraiment la chose, dans le sens comme dans la forme. Con-courir : courir comme un con avec des cons.

   Il était si pressé, lui, le cuistre, qu’il devait bien finir par s’écraser contre quelque chose. C’est tombé sur moi. Juste à cause de cette phrase, je l’ai dit, toujours la même, cette sempiternelle histoire de mouvement perpétuel. Le Grand Cycle de la Vie, avec toutes ses majuscules : Ashes to Ashes. Ça part de rien pour arriver nulle part, et c’est reparti pour un tour.

   Ce sale type, un jour, il fallait bien que je le coinçasse, que je l’écrabouillasse, comme une limace, dans sa crasse.

   Je l’ai eu du premier coup, et je peux vous dire qu’il y a eu droit, à son mouvement perpétuel ! Et de manière expéditive !

   J’avais tout bien préparé, bien ” minuté “, et je ne l’ai pas raté.

   Il a fait trschm ! Complètement éparpillé, il était. Les flics s’en sont donné du mal, pour retrouver les morceaux.

   Moi, j’étais bien content. Je me disais que tous les autres nuisibles, une fois leur Führer défuncté, allaient calmer leurs minables ardeurs et m’oublier, que j’allais pouvoir retourner à ma belle et paisible insignifiance.

   Le lendemain, quand je les ai tous eus devant moi, je l’avoue, j’ai dû me forcer à ne rien laisser paraître, à ne pas avoir l’air trop satisfait. S’agissait de pas éveiller de soupçons. Là où ça a cloché, et je n’y comprends vraiment rien, c’est que le type que j’avais trucidé était là, lui aussi, en un seul morceau, comme au premier jour, et pour un macchabée il se portait comme un charme.

   Quand il m’a vu, il a souri. Voilà. Quoi d’autre ? Oui, oui, il l’a dit, bien sûr :

– Tiens ! Voilà l’inventeur du mouvement perpétuel !

(à reprendre depuis le début)

Une nouvelle de Siegfried G datant de 1992, tirée du recueil Débris et ratures

Autres nouvelles du même recueil :

La tranchée
Heureux qui communiste
Le lave-vaisselle
Et personne ne créa… Declan O’Connor
L’horloge

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