Universalisme bourgeois

“Pour Marx, l’histoire est un processus de lutte, de lutte des classes, de lutte des êtres humains pour se libérer de l’exploitation. Si l’histoire n’est autre que l’histoire des conflits, des divisions et des luttes, il devient alors impossible d’analyser le processus historique du point de vue d’un sujet universel et unique. Pour le féminisme, cette perspective est très importante. Du point de vue féministe, il est fondamental de souligner que cette société se perpétue en générant des divisions, des divisions fondées sur le genre, sur la race, sur l’âge. Une vision universalisante de la société, du changement social, depuis un sujet unique, finit par reproduire la vision des classes dominantes.”

Silvia Federici, Le capitalisme patriarcal, La Fabrique éditions, 2019

Covid et capitalisme

“L’épidémie de Covid n’a évidemment pas été fabriquée pour réduire encore davantage les libertés publiques tout en favorisant l’emprise des Gafam, elle a été une opportunité de le faire. Dire que l’épidémie est fonctionnelle et nécessaire au capitalisme serait évidemment une erreur (…).”

Bernard Friot, in
Bernard Friot & Frédéric Lordon, En travail,
Conversations sur le communisme
, La dispute, 2021, p. 167

Capitalocène

“Qu’ils adressent des suppliques aux puissants sous les dorures de leurs palais ou qu’ils se replient en communautés spiritualistes, les “effondristes” partagent une même vision du monde, arrimée à l’opposition abstraite entre deux catégories, “la nature” et “l’humanité”, pour en déduire que nous vivrions à l’anthropocène — l’époque de l’histoire de la Terre à partir de laquelle les activités humaines ont transformé négativement l’écosystème. “Je suis très inquiet de la capacité qu’a ce concept d’anthropocène de renforcer cette vieille farce bourgeoise selon laquelle la responsabilité des problèmes émanant du capitalisme reviendrait à l’humanité tout entière”, observe Jason W. Moore, professeur à l’université de Binghampton (Etat de New York) et coordinateur du Réseau de recherche sur l’écologie-monde (World-Ecology Research Network). A la notion d’anthropocène il substitue celle de capitalocène : le rérèglement climatique provient d’un régime économique reposant sur l’extraction de matières premières et l’appropriation d’énergie non payée, une prédation longtemps considérée comme allant de soi. C’est cette stratégie d’utilisation peu coûteuse des ressources non renouvelables, sur laquelle repose l’accumulation illimitée, qui touche à sa fin, et non l’humanité. “Nous sommes en train de vivre l’effondrement du capitalisme, considère-t-il. C’est la position la plus optimiste que l’on puisse embrasser. Il ne faut pas craindre l’effondrement. Il faut l’accepter. Ce n’est pas l’effondrement des gens et des bâtiments, mais des relations de pouvoir qui ont transformé les humains et le reste de la nature en objets mis au travail gratuitement pour le capitalisme.”

Un autre effondrement est possible.”

Jean-Baptiste Malet, “La fin du monde n’aura pas lieu“,
Le Monde diplomatique, août 2019.

Quand le capitalisme encourage le célibat

Le 11 août 2012, Ewan Morrison publiait sur le site du Guardian un article titré : “What I’m thinking about … why capitalism wants us to stay single“. Pourquoi le capitalisme veut-il que nous restions célibataires ? “Maintenant que le marché tire profit du pouvoir d’achat des célibataires, le choix radical est de se marier”, ajoute Morrison en sous-titre. Nous proposons ci-dessous au lecteur francophone une traduction artisanale et bénévole de cet intéressant article.

Nous nous plaisons à penser que nous sommes libres au sein du libre marché ; que nous nous situons au-delà des forces de la publicité et de la manipulation sociale par les forces du marché. Mais il y a une nouvelle tendance sociale – l’avènement du “célibataire” en tant que consommateur modèle – qui soulève un paradoxe. Ce que nous avons jadis considéré comme radical – rester célibataire – peut maintenant être réactionnaire.

La relation à long terme, comme l’emploi à vie, est en voie rapide de dérégulation vers le court terme, les arrangements temporaires sans promesse d’engagement, ce dont le sociologue Zygmunt Bauman nous avertit depuis plus d’une décennie. C’est difficile pour deux personnes de rester ensemble tout en étant travailleurs indépendants, sans garantie d’avenir stable. Le capitalisme veut maintenant que nous restions célibataires.

Depuis les années 60, être célibataire a été considéré comme un choix radical, une forme de rébellion contre le conformisme bourgeois capitaliste. Comme le dit le sociologue Jean-Claude Kaufmann, l’abandon de la vie de famille pour le mode de vie en solo au XXe siècle était constitutif de “l’élan irrésistible de l’individualisme”. Mais cette liberté semble bien moins séduisante lorsqu’on l’observe sous l’angle de changements planifiés dans le consumérisme.

Convaincre la population de rester célibataire prend maintenant une signification économique. Selon une étude de Jianguo Liu de l’Université d’Etat du Michigan, les célibataires ont une consommation par tête qui dépasse celle des ménages de 4 personnes à hauteur de 38% pour les produits alimentaires, 42% pour les produits conditionnés, 55% pour l’électricité et 61% pour le gaz. Aux Etats-Unis, les célibataires dans la tranche des 25-34 ans et n’ayant jamais été mariés dépassent maintenant en nombre de 46% les personnes mariées, selon le Bureau du Recensement de la Population. Et le divorce représente un marché en pleine croissance : une famille qui subit une séparation, cela signifie que deux ménages doivent acheter deux voitures, deux machines à laver, deux télévisions. L’époque de la famille nucléaire comme unité de consommation idéale est révolue.

Alors que le capitalisme sombre dans la stagnation, les entreprises ont compris qu’elles pouvaient trouver deux nouveaux facteurs de croissance – d’une part en faisant émerger le marché des célibataires, et d’autre part en favorisant le divorce et le concept de liberté individuelle. En témoignent des changements dans les publicités, avec des produits aussi divers que les hamburgers et les vacances dont les célibataires deviennent la cible – en particulier les femmes célibataires. De nouvelles pubs pour Honda et Citibank mettent en avant la découverte solitaire de soi et le report de la relation plutôt que la vie de couple.

Comme le dit Catherine Jarvie, les “relations superficielles” dans lesquelles “aucune des deux parties ne cherche un engagement à long-terme” sont la nouvelle voie – en témoigne l’ascension fulgurante du site de rencontre Match.com. Aux Etats-Unis, des annonces sur le site Craiglist révèlent la connexion subconsciente entre le fait de consommer du jetable et celui de se vendre soi-même : on peut y lire “Achetez mon canapé IKEA et baisez-moi dessus d’abord, pour 100$”.

Cette assimilation entre soi-même et le produit vient à point nommé, précisément parce que les cycles de l’obsolescence programmée et perçue dans le cadre de la consommation de produits n’assurent plus la croissance capitaliste. Dans une période de saturation du marché, alors que nous avons déjà consommé tout ce que nous pouvons, nous sommes encouragés à nous réifier en tant qu’objets «sur le marché», consommant autrui. Exercices sur le caractère jetable de l’homme.

Le consumérisme veut maintenant qu’on soit célibataire, donc il vend cette idée comme sexy. L’ironie est qu’il est maintenant plus radical de tenter d’être dans une relation à long-terme et d’avoir un travail à long-terme, de faire des projets d’avenir, peut-être même d’essayer d’avoir des enfants, plutôt que de rester célibataire. La vie de couple et des liens à long terme avec autrui dans une communauté semblent aujourd’hui la seule alternative radicale aux forces qui nous réduisent à l’état de nomades isolés, aliénés, cherchant de plus en plus de temporaires connexions «miracles» avec des corps qui portent en eux leur propre obsolescence intégrée et perçue.
La solution : Soyez radicaux, maquez vous, exigez de l’engagement de la part de vos partenaires et de vos employeurs. Dites non aux séductions du marché des célibataires jetables.

Abolition de la prostitution ? Et pourquoi pas du capitalisme, tant qu’on y est ?

“La question n’est pas de savoir si nous voulons abolir la prostitution – la réponse est oui – mais de nous donner les moyens de le faire”, a déclaré Najat Vallaud-Belkacem, la ministre des droits des femmes, dans le JDD du 23 juin 2012. “Mon objectif, comme celui du PS, c’est de voir la prostitution disparaître”, a-t-elle ajouté. Parmi les pistes évoquées, la pénalisation des clients (le délit de racolage passif créé en 2003 ayant, lui, plutôt vocation à être abrogé, si l’on se réfère aux déclarations du candidat Hollande durant la campagne des présidentielles).

Pénaliser le “Caubère” (voir notre précédent article sur cet intéressant spécimen de client) ? Il n’en fallait pas plus pour susciter les cris d’orfraie de maints adeptes de la putification plus ou moins habilement déguisés en héroïques résistants contre “l’ordre moral”. La presse n’a pas manqué de relayer les protestations de ceux qui, suivant la ligne d’Elisabeth Badinter, voient dans toute velléité d’abolition de la prostitution un retour à un ordre moral de type victorien. Mais nous nous pencherons ici plus particulièrement sur quelques témoignages significatifs de braves “travailleuses du sexe”, car c’est justement le plus souvent au nom de leur défense et de leur protection que se sont exprimées les critiques les plus virulentes contre l’idée de pénalisation des Caubère. En voici un premier exemple :

Corinne, porte-parole des indépendantes du Bois de Boulogne, défend “le droit à disposer de son corps” et estime que ces prostituées, qui grâce à leur activité “ont un niveau de vie certain”, ne sont “pas prêtes à l’abandonner pour accepter un revenu minimum”. “Se recycler à 40 ans ou 50 ans passés, quand on a quasi aucun CV, c’est difficile.” (Libération du 24 juin 2012)

Etonnante trouvaille que ce “droit à disposer de son corps” qui tend à mettre sur le même plan le “droit” pour une femme (ou un homme) de subir sexuellement la domination économique et de vrais droits conquis par les femmes comme par exemple le droit à la contraception ou le droit à l’avortement ! Le même article de Libé rappelle pourtant que “la France comptait au moins 18.000 à 20.000 prostitué(e)s de rue” en 2010 — les autres formes de prostitution (escort, internet, salons de massage, etc.) n’étant pas chiffrées — et que, “d’après un rapport parlementaire d’avril 2011, il s’agit pour 80% de femmes et pour 80% de personnes étrangères”, “neuf personnes prostituées sur dix” étant “victimes de la traite des êtres humains” (selon le député Guy Geoffroy). Ainsi, n’en déplaise aux quelques “travailleuses du sexe” ayant choisi volontairement leur “métier”, l’immense majorité des prostitué(e)s est bien constituée d’esclaves sexuelles. La putification (terme par lequel nous entendons désigner ici ni plus ni moins que le stade actuel de développement du capitalisme) a déjà à ce point infecté les esprits qu’il est devenu courant de voir l’acte de vendre (et particulièrement de se vendre — corps ou âme) considéré comme l’exercice d’une liberté fondamentale. Il ne viendrait apparemment même plus à l’idée de nombre de nos contemporains que la liberté se conquiert au contraire dans la résistance à l’aliénation, dans le refus de la marchandisation totalitaire (marchandisation de rigoureusement tout : choses et éléments — jusqu’à l’air et l’eau — mais aussi de l’humain — force de travail, corps, sexe, idées, génôme…). Interdire l’esclavage, qu’il soit forcé ou volontaire, deviendrait donc un crime contre la réification travestie en liberté : la liberté du sujet est désormais conçue comme “liberté” de renoncer à être sujet, comme “liberté” de devenir objet. Par un étonnant tour de passe-passe, une collectivité qui entend garantir la liberté de l’être humain en l’empêchant d’être réduit à l’état d’objet déshumanisé sera donc, dans le monde merveilleux de la putification, considérée comme affreusement “liberticide” ou “castratrice”, parce qu’elle entrave la seule “liberté” à laquelle le capitalisme putifié accorde de la valeur : la liberté du commerce. A ce compte, si l’Etat est considéré comme liberticide lorsqu’il se fixe pour objectif d’abolir la prostitution (c’est-à-dire grosso modo la vente de l’usage de chattes, de bouches et de culs plus ou moins sains et consentants — en un mot), alors on peut dire aussi qu’il attente déjà fâcheusement aux libertés en interdisant la vente et la location d’organes ou de membres humains. C’est vrai, quoi, pourquoi un être humain ne peut-il être libre de vendre au compte-gouttes, à destination de greffes ou d’installations d’art comptant-pour-rien, un poumon, puis un oeil, puis un rein… ou même une bite ? Après tout, un pauvre amputé de sa bite et motivé par les drogues appropriées peut encore avoir une utilité sociale au bord d’une route forestière, n’est-il pas vrai ?

Avec cette idée de “droit à disposer de son corps”, on fait aussi commodément abstraction de la question du rapport de force dans un monde où, malgré les avancées obtenues par le combat féministe, s’exerce encore partout la domination masculine. Ainsi, Françoise Gil, une “sociologue” présentée comme étant membre du “Syndicat du Travail Sexuel”, osait affirmer le 25 juin 2012 dans 20 minutes (ce n’est pas la durée d’un rapport tarifé mais le nom d’un journal prostitué à la pub) :

C’est une aberration de s’en prendre au client, j’y vois une forme de castration. Ce ne sont pas les clients qui sont à l’origine de la prostitution.

Ben voyons ! Le mâle dominant n’y peut rien, le pauvre, si des hordes de prostitué(e)s racoleuses vivent dans l’obsession de son phallus et de la satisfaction de ses désirs virils. Au point que s’il paye, finalement, c’est juste par politesse, un peu pour dire merci à chacune de ces putes qui se jettent sur lui et qui en redemandent, les cochonnes. D’ailleurs, puisque ce ne sont pas les clients qui sont “à l’origine de la prostitution”, d’après Françoise Gil, est-ce que ça ne devrait pas être aux prostituées de payer les clients qui ont la gentillesse d’accepter leurs services ? On sait bien depuis Eve que le mâle débonnaire n’y est pour rien : c’est toujours cette salope de femme habitée par le diable qui fait rien qu’à le tenter. Bon, une fois excité, il est peut-être un peu rustre des fois, le pauvre bichon, mais c’est dans sa nature d’homme, et que voulez-vous, il ne faut surtout pas le castrer ! Mais Françoise Gil va encore plus loin :

On fait un amalgame entre les réseaux de prostitution et la prostitution traditionnelle. (…) La prostitution quand elle est volontaire peut être considérée comme un métier, avec des valeurs, des relations humaines et sociales, elle peut être bien vécue. Je ne vois pas la nécessité de la supprimer. D’autant que dans notre société, les prostituées sont utiles et sont un corollaire du mariage.

Il y aurait donc la bonne prostitution (la “traditionnelle”) et la mauvaise prostitution (celle des “réseaux”). La différence entre les deux ? Sans doute la même que la différence entre le bon chasseur et le mauvais chasseur moquée naguère dans un célèbre sketch des Inconnus. On comprend avec cette évocation d’un petit “métier” traditionnel que notre “sociologue” emprunte plus à Jean-Pierre Pernault qu’à Pierre Bourdieu. Mais surtout, on apprend que les prostituées ont une utilité sociale et sont même un “corollaire du mariage”, ce qui revient à dire que c’est la prostitution qui sauve le mariage ! En 2012, au XXIe siècle, après des années de déchristianisation, d’émancipation humaine, de combat féministe, après la révolution sexuelle, l’union libre, le PACS, le coming out des homosexuels, la société serait donc toujours organisée autour de l’institution du mariage et de son “corollaire” la prostitution. Abolir la prostitution ? Mais vous n’y pensez pas, aucun mariage n’y résisterait ! Eh bien oui, justement, abolissons la prostitution et finissons-en aussi par la même occasion avec cette institution désuète qu’est resté le mariage réservé aux couples hétérosexuels, héritage à peine repeint aux couleurs républicaines du vieux carcan de l’ordre moral judéo-chrétien ! Quelle imposture que celle des défenseurs de la prostitution qui osent ranger les abolitionnistes dans le camp de l’ordre moral alors que ce sont eux les réactionnaires qui réduisent les femmes à l’état de putes ou de mamans !

Mais revenons à Corinne, la porte-parole des “indépendantes” du Bois de Boulogne citée par Libé, qui affirme que la prostitution procure un “niveau de vie certain” aux péripatéticiennes sylvestres, et qu’elles ne sont pas prêtes à l’abandonner pour un “revenu minimum”, d’autant plus qu’il leur serait difficile de “se recycler” à “40 ans ou 50 ans passés”. On peut d’abord se demander ce qui attend ces inrecyclables à 60 ans ou 70 ans passés, voire à 80 ou 90 ans. Quand bien-même elles cotiseraient (ce qui ne doit pas être très courant) au Régime Social des Indépendants (puisqu’indépendantes elles s’affirment), celui-ci n’est pas réputé pour offrir des retraites décentes à ses affiliés. Le sort des vieilles putes (pardon, des travailleuses du sexe séniors – le monde de la putification ne tolère les termes crûs que dans les films porno) est-il donc plus enviable que celui des bénéficiaires d’un “revenu minimum” ? En outre, l’argument du “niveau de vie certain” est tout de même assez léger en soi : les dealers, les braqueurs, ou encore les proxénètes de tout poil, peuvent sans doute l’utiliser aussi pour justifier l’exercice de leur “activité”. Il se trouve néanmoins que ce type de “métier” a été banni par la collectivité du champ des activités légales pour des raisons qui sont peut-être légitimes, après tout. Et puis, si vraiment la prostitution reste une source de revenu procurant un niveau de vie plus élevé que celui offert par le “revenu minimum”, alors la solution est on ne peut plus simple (et j’invite le gouvernement français prétendument de gauche à se pencher sur la question) : augmentons le revenu minimum ! Mieux : mettons carrément en place l’allocation universelle de vie ou le revenu de base inconditionnel ! Alors, les femmes ou les hommes qui ont vraiment une profonde envie de servir d’objet sexuel pourront le faire bénévolement sans avoir à se soucier de leur subsistance.

Autre témoignage, celui de Marie-Thérèse, prostituée “indépendante” :

«Elle veut qu’on fasse quoi ? Qu’on aille toutes à Pôle Emploi ? Ce travail nous permet d’être indépendantes financièrement (…). Najat est une gamine qui ne connaît pas la réalité de la vie et les besoins des hommes. On peut prédire davantage de violence dans les couples et des viols» (Le Télégramme du 30 juin 2012)

On saluera le néo-poujadisme, sans doute inconscient mais tout de même bien dans l’air du temps, de cette petite commerçante “indépendante” qui considère comme plus dégradant et plus aliénant d’aller à Pôle Emploi que de faire la pute. On lui accordera qu’en pleine crise économique, après 10 ans de destruction méthodique de tous les services sociaux par les gouvernements de droite, l’aide offerte par Pôle Emploi n’est peut-être pas à la hauteur des besoins. Quant aux “besoins”, justement, des “hommes” en tant que mâles, ils sont ici définis selon une norme que l’on pourrait baptiser la “norme DSK” : un homme, en somme, c’est une grosse brute qui a besoin de niquer n’importe qui, n’importe quoi, à tout moment (cette vision en dit d’ailleurs long sur la réalité glauque à laquelle doit être quotidiennement confrontée Marie-Thérèse). Et donc, l’homme, s’il ne peut plus aller aux putes peinard, il va forcément cogner sa femme et en violer d’autres. C’est dans sa nature d’homme. Sauf que… d’après une enquête du Mouvement du Nid, seulement un homme sur huit a déjà eu recours à “une prestation sexuelle tarifée”. Un Caubère sur huit, c’est déjà beaucoup, certes, mais cela reste incontestablement une minorité au sein de la gent masculine. Tous les hommes qui ne vont pas aux putes éprouvent-ils des pulsions de viol et de violence et passent-ils dès lors à l’acte faute d’être soulagés par un(e) professionnel(le) du sexe ? Les violences faites aux femmes, certes bien trop courantes, seraient dans ce cas bien plus nombreuses qu’elles ne sont. Inversement, les accusations de viol et d’agression sexuelle portées par exemple contre DSK aux Etats-Unis et en France, auraient été immédiatement abandonnées par la justice si la fréquence avec laquelle il avait recours à des prostituées avait pu servir de preuve que ses pulsions sexuelles étaient suffisamment assouvies pour qu’il n’ait nul “besoin” de recourir à la contrainte. On peut au contraire peut-être s’interroger sur la capacité du Caubère moyen à considérer l’autre comme un simple objet sexuel, capacité qu’il partage, même si c’est à un degré moindre, avec l’agresseur ou le violeur. Heureusement, tous les Caubère et les DSK, tous les tringleurs fous, les queutards, les mâles dominants, et au-delà tous les pauvres bougres esseulés, les puceaux complexés, les jeunes mal définis, les vieux délaissés, les simples curieux d’un jour ou les aventuriers fascinés par les bas-fonds, bref tous les clients occasionnels ou récurrents des prostitué(e)s dans leur variété ne sont pas des violeurs. Mais, à la faveur d’une domination fondée sur la force ou sur l’argent, ils ont tous à un moment donné la capacité de faire abstraction de la réalité du désir ou du non-désir de l’autre, de ses émotions, de sa souffrance, tout de même, le plus souvent.

Autre argument :

“Pénaliser les clients aurait pour effet, pour les travailleuses du sexe, de passer de l’indépendance à la clandestinité, nous rendant alors plus vulnérables face aux réseaux mafieux», estime un collectif de prostituées indépendantes lyonnaises dans un courrier adressé aux députés. (…) Valentina, 43 ans, quatre enfants à charge, évoque aussi «les crédits pour la maison, la voiture». «Quand je m’arrête deux jours et que je vois arriver les factures ou l’huissier, je reviens. Deux clients par jour me font 100euros (non déclarés), c’est mieux que l’usine», lâche-t-elle(Le Télégramme du 30/06/2012)

C’est la thèse, très répandue et maintes fois reprises, selon laquelle la prohibition serait un remède pire que le mal, et aggraverait la situation des prostituées. Mais les adversaires de l’abolition prennent le problème à l’envers : si par exemple des femmes n’ont pas de meilleur moyen pour régler leurs dettes et subsister que la prostitution et la bascule dans la clandestinité, cela ne signifie pas que la prostitution est indispensable mais au contraire que les autres moyens de subsistance sont insuffisants et que l’organisation du travail doit être revue. Dans l’antiquité gréco-romaine, un citoyen libre endetté pouvait être réduit en esclavage ou se vendre lui-même comme esclave pour solder sa dette. Le cas de Valentina rappelle que la prostitution est bel et bien, le plus souvent, ni plus ni moins qu’un asservissement.

Le mythe a la vie dure du “plus vieux métier du monde”, si vieux qu’il serait impossible à extirper des sociétés humaines. N’allez pas parler aux antiabolitionnistes d’égalité entre les sexes, d’éducation des garçons à une sexualité respectueuse de l’autre et d’éducation des filles à un épanouissement hors de la soumission. N’allez pas leur parler non plus de remise en cause du capitalisme, ce capitalisme qui a réussi au stade actuel de la putification la prouesse d’opérer la synthèse entre la domination masculine la plus traditionnelle et le consumérisme le plus moderne. N’allez pas dire à celles et ceux qui trouvent que tapiner, ce n’est pas pire que de trimer à l’usine, qu’elles ou ils n’ont qu’à envoyer leurs propres filles sur le trottoir ou œuvrer à la transformation des usines. N’allez pas leur dire non plus que les quelques rares prostituées qui affirment avoir choisi librement leur “métier” ont le plus souvent des histoires personnelles difficiles, faites de traumatismes, de névroses et d’addictions dont l’origine est souvent liée à la violence masculine, notamment familiale. N’allez pas leur dire que la violence masculine, la prédation sexuelle, la libido exacerbée à un degré pathologique sont des troubles qui pourraient être atténués sensiblement par un traitement social, éducatif ou médical. N’allez pas leur dire que la misère sexuelle, et naturellement la violence, résultent souvent de la misère économique. Ils vous traiteraient de curés, de peine-à-jouir, de castrateurs, de partisans de l’ordre moral… Cut the crap !

Dans le discours des antiabolitionnistes, il reste toutefois un élément qui ne manque pas de pertinence : la prostitution est souvent rapportée à la question du travail, devenu à la faveur des techniques modernes de management tellement aliénant que les défenseurs de la prostitution peuvent sans être traités de fous présenter celle-ci comme un moindre mal, voire comme une activité qui serait finalement plus désirable que le travail “ordinaire” (du moins celui réservé aux plus démunis). C’est le signe que le travail, pour la majorité des travailleurs, est bel et bien d’ores et déjà ressenti comme une forme de prostitution. Qu’on vende son cul ou qu’on sacrifie sa dignité, sa santé et son intégrité physique et morale en vendant sa force de travail, finalement, dans bien des cas, la différence n’est pas évidente. La putification, en même temps qu’elle légitime la prostitution et la présente comme une fatalité naturelle irréductible, en fait aussi le modèle absolu de toute autre activité humaine. En affichant son vœu d’abolir la prostitution, Najat Vallaud-Belkacem fait preuve d’une louable ambition, mais au stade avancé de putification où nous sommes rendus, cela ne sera possible qu’en mettant en œuvre sur le long terme une ambition encore plus grande : abolir le capitalisme lui-même. Hélas, ce n’est en aucun cas la mission qui a été confiée par le nouveau président Hollande au gouvernement auquel appartient Najat Vallaud-Belkacem.

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