Populisme

“Tu ne vas plus tarder à parler du populisme. C’est le populisme qui t’a mis la boule au ventre. Sa montée. Tu disais : la montée du populisme. C’est qu’en 2016 il y avait eu Trump et le Brexit. Tu avais pris le pli un rien paranoïaque — complotiste ? — de ficeler les deux événements, suggérant un ras-de-marée planétaire. Après Trumpetlebrexit, après Orban en Hongrie et son clone en Pologne, l’accès de Le Pen à l’Elysée devenait possible, puisque tous ces phénomènes étaient dûment agglomérables sous le nom de populisme.
Que ce substantif soit devenu un fleuron de ton industrie du prêt-à-nommer est un premier indicateur du fait qu’il ne signifie rien.

Rancière l’a dit mieux que moi, mais puisque tu ne lis pas Rancière je le redirai moins bien : qualifier de populiste un mouvement qui flatte les bas instincts xénophobes et racistes suppose que le peuple ait le monopole desdits instincts — ce qui, note Rancière, oblitère, outre le racisme d’Etat, le racisme dispensé par les classes supérieures dont passé et présent offrent maints exemples. Mais avant cela, prêter au peuple une sauvagerie propre, ou, par la fable symétrique des néo-orwelliens, une vertu propre nommée décence commune, suppose que le peuple ait une réalité substancielle. Or le peuple n’est pas une substance. Il n’y a pas le peuple, il y a des peuples, il y a des gens provisoirement agrégés en peuple par une situation, un mouvement, une persécution, une lutte, une cristallisation historique, un événement.

Cette conception constructiviste et historique du peuple est le substrat de la gauche. La conception substancielle et essentialiste du peuple est celui du fascisme. Le mot populisme que tu accoles à l’extrême-droite procède de son imaginaire. En l’étiquetant ainsi pour la condamner, tu la ratifies.

En seconde analyse, qu’un mot soit vide de sens n’empêche pas son usage d’en avoir. Que dans ta bouche un mot soit fabriqué en ajoutant un suffixe à peuple désigne le péril maximal, cela fait lourdement sens. Ce mot ne dit rien du réel et tout de celui qui le répand. Populisme ne dit rien du peuple et tout de toi.
Dit quoi ? La récente variante plurielle du nom permet de le préciser.
Quand tu t’es mis, comme un seul homme, à parler des populismes, on a d’abord cru que par là tu prenais acte de la multiplication des foyers européens de la peste — sur tes cartes de chaînes d’info, la Pologne, l’Italie, la Slovénie, et l’Autriche étaient en noir. Puis il est apparu que le pluriel visait à inclure des mouvements de gauche. Or aux mille tares que tu prêtes aux Insoumis, entre allégeance vénézuélienne et archaïsme économique, tu n’aurais quand-même pas l’indécence d’ajouter le racisme et autres bazinstincts à la flatterie desquels on reconnaît censément le populisme. Rien à faire, pas de trace d’un tweet xénophobe ou misogyne sur le compte de Mélenchon. Et ses ambiguïtés sur les migrants ne sont ambiguës que dans tes rêves.
Mais alors qu’est-ce qui vaut aux Insoumis leur intégration à l’axe du mal populiste ?
La réponse n’est pas dans la récente réhabilitation du mot au sein de la gauche critique, via les travaux de Mouffe et Laclau que tu ignores. Elle n’est pas dans la mégalomanie du leader charismatique des Insoumis — ton Macron n’y est pas moins sujet, et pas moins autocrate. La réponse est dans le mot, dans sa morphologie. Peuple + isme, donc. Au plus sincère de ta perception, le populiste est bien celui qui, non pas trompe le peuple comme tu le prétends en le taxant de démagogie, mais le défend. Et par peuple ton inconscient social sait très bien ce que tu désignes. Ce signifiant creux est plein. Plein de ta peur. Plein de la vieille peur qui t’anime, te mobilise, te structure. Définition du peuple dans ton dictionnaire intime ? Ce qui te menace. Menace ta place. La repère, la conteste, parfois l’assiège.
Parlant du peuple, tu penses gens du peuple. Tu penses classes populaires. Dont tu crains qu’elles montent, en effet, qu’elles montent comme la Seine en crue jusqu’à ta position ; qu’elles dressent des échelles contre le mur du château et t’embrochent sur une fourche.
Aussi vrai que le procès en égalitarisme sert de cheval de Troie au procès de l’égalité, l’hostilité au populisme est le masque présentable de ce que Rancière appelle ta haine de la démocratie, coextensive à ta sainte terreur de l’irruption des gueux dans les hautes sphères. Les prolos, tu les aimes comme les racistes aiment les Africains : chez eux. Tu les aimes s’ils restent à leur niveau, et tu les hais quand ils prétendent s’asseoir à la table du conseil d’administration de la société.
Qui es-tu ? Qui est “tu” ? Tu es celui que tout ébranlement des classes populaires inquiète et crispe en tant qu’il menace ta place.
Celui que tout ébranlement des classes populaires inquiète et crispe en tant qu’il menace sa place peut sans écart de langage être nommé bourgeois.

“Tu” est un bourgeois.

Tu es un bourgeois.
Un bourgeois de gauche si tu y tiens. Sous les espèces de la structure, la nuance est négligeable. Tu peux être conjoncturellement de gauche, tu demeures structurellement bourgeois. Dans bourgeois de gauche, le nom prime sur son complément. Ta sollicitude à l’égard des classes populaires sera toujours seconde par rapport à ce foncier de méfiance. Dans bourgeois de gauche, gauche est une variable d’ajustement, une veste que tu endosses ou retournes selon les nécessités du moment, selon qu’on se trouve en février ou en juin 1848, selon le degré de dangerosité de la foule.
Tu es de gauche si le prolo sait se tenir. Alors tu loues sa faculté d’endurer le sort — sa passivité. Tu appelles dignité sa résignation.
Digne est le pauvre qui te ménage, qui t’épargne.
S’il ne se tient pas, tu fais les gros yeux. A Ruffin en maillot de foot à la tribune de l’Assemblée, tu colles une amende, précédée d’un conseil de discipline où tu le sermonnes. Tu es le proviseur adjoint du lycée France, et le proviseur Attali en remet une couche à la télé, pose la limite, marque la règle, en rappelant qu’une tenue négligée n’est pas tolérable car député oblige. Oblige à quoi ? Oblige le gueux à se costumer avant d’entrer dans l’hémicycle. L’oblige à se déguiser en toi.

En bourgeois.”

François Bégaudeau, Histoire de ta bêtise, Pauvert, 2019, p.30

Auteur/autrice : Serge Victor

Militant de gauche, écosocialiste, féministe, autogestionnaire

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