Fonctionnaire

“Nous autres fonctionnaires pervers refusions de rallier la sphère privée. Nous travaillerions puisque telle était la règle d’airain, mais autant que possible sans intégrer le marché du travail. Cette prévention contre la marchandisation de nos neurones n’était pas morale mais vitale. Je voulais qu’une partie de moi s’adonne indéfiniment à la joie gratuite de s’écouter penser.

J’ai volontiers laissé mon corps conditionné s’orienter d’instinct vers la fonction publique. J’avais besoin de la sécurité de l’emploi et d’une rémunération constante découplée de mes performances. Tu nous soupçonnes de paresse, tu as raison et tort : nous sommes des employés traîne-savates et des bosseurs fous. Je voulais lambiner au turbin pour turbiner du cerveau. Je voulais m’acheter des heures d’esprit libre, libre de calculs de valorisation de ma force de travail. Je voulais ménager, dans mon quotidien, des espaces de disponibilité non lucrative à l’art. Et à la pensée.”

François Bégaudeau, Histoire de ta bêtise, Pauvert, 2019, p.150

Idéologie

“La fin des idéologies dont tu rebats mes oreilles depuis la maternité, c’est la fin du communisme. Qui se fête, et tu ne t’en es pas privé, car, les idéologies finissant, les gouvernants-managers peuvent enfin régir le pays en toute rationalité, sanzidéologie. La fin des idéologies c’est le début de toi, capable de diagnostics non faussés par les biais cognitifs du dogme. Toi tu es pragmatique, tu administres sans a priori, butinant à droite et à gauche des solutions qui marchent en concertation avec des collaborateurs qui n’ont de religion que celle du résultat. Toi tu fais de l’économie, pas de l’idéologie.

Tout ce prêche étant délivré dans l’ignorance plus ou moins feinte qu’il n’y a pas opinion plus ajustée à une position de classe, la tienne, que celle qui professe la fin des opinions ; qu’il n’y a pas de chant plus idéologique que celui de la fin des idéologies.

L’idéologie c’est toi. Marx a inventé le concept pour toi.”

François Bégaudeau, Histoire de ta bêtise, Pauvert, 2019, p.76

Populisme

“Tu ne vas plus tarder à parler du populisme. C’est le populisme qui t’a mis la boule au ventre. Sa montée. Tu disais : la montée du populisme. C’est qu’en 2016 il y avait eu Trump et le Brexit. Tu avais pris le pli un rien paranoïaque — complotiste ? — de ficeler les deux événements, suggérant un ras-de-marée planétaire. Après Trumpetlebrexit, après Orban en Hongrie et son clone en Pologne, l’accès de Le Pen à l’Elysée devenait possible, puisque tous ces phénomènes étaient dûment agglomérables sous le nom de populisme.
Que ce substantif soit devenu un fleuron de ton industrie du prêt-à-nommer est un premier indicateur du fait qu’il ne signifie rien.

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Président

“Je ne vous veux plus comme président, c’est évident. Mais je ne veux plus de président, tout court, plus de président-soleil, astre autour duquel la vie tourne, avec sa cour et ses députés-toutous, président qui concentre en lui (presque) tous les pouvoirs, plus intelligent que soixante millions d’habitants, et qui se prend tantôt pour “la figure du roi absent”, tantôt pour “quelque chose de napoléonien”, le président-despote, comme Montesquieu définissait le despotisme : ce “régime où un seul entraîne tout par sa volonté et par ses caprices”. Un président pour les 14 juillet et les 11 novembre, ça, je veux bien, un président pour les flonflons et les inaugurations. Mais c’est une folie, sinon, le mesurez-vous ?

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Posturalisme

“Comme son nom l’indique, le posturalisme a pour unique ressort la recherche des postures – avantageuses il va sans dire, et si possible bon marché, car le posturalisme est aussi régi par un robuste principe d’économie, et cherche la maximisation des bénéfices symboliques par la minimisation de l’effort intellectuel. Il s’ensuit que, de même que l’existentialisme était un humanisme, le posturalisme est un illettrisme – il ne sait pas lire : on peut lui mettre sous le nez autant qu’on veut des textes, des arguments, des mises au point, ça ne passe pas la barrière de la posture. Pour le coup no pasaran ! Mais ce ne sont pas les fascistes qui ne passent pas – avec de pareils opposants, ceux-là ont les meilleures chances de passer, et comme dans du beurre. Non, ce qui ne passe pas, c’est la moindre intelligence dialectique, et le moindre effort d’échapper à une désolante stéréotypie.”

Frédéric Lordon, Leçons de Grèce à l’usage d’un internationalisme imaginaire (et en vue d’un internationalisme réel), 2015

Fake news

“(…) les fake news viennent aussi bien de la population, de la société civile, que du gouvernement. Du côté des autorités, des ministres et des députés, on voit partir des fausses nouvelles comme la légende de la personne effectuant un salut nazi sur les Champs-Elysées, démontrant ainsi par l’image que le mouvement est synonyme de la peste brune (alors qu’il s’agissait d’un brave pépère qui faisait un “Ave Macron” ironique)…, ou des policiers défigurés à l’acide par les manifestants. Nouvelles qui sont parfaitement fausses et que certains députés et ministres devraient vérifier avant de les partager sur Internet et dans les médias traditionnels.

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Guerre civile

“Il est piquant de voir d’anciens dirigeants vedettes de Mai 68, ayant par exemple écrit en 1969 “Vers la guerre civile” ou fantasmé sur la lutte armée comparer la douceur quasi évangélique de Mai à la brutalité des manifestants (non déclarés en préfecture !) cinquante ans plus tard.”

François-Bernard Huyghe, Xavier Desmaison et Damien Liccia,
Dans la tête des Gilets Jaunes, V.A. éditions, 2018

Monarchie

“Tout à l’Elysée est basé sur ce que l’on peut vous prêter en termes de proximité avec le chef de l’Etat. Est-ce qu’il vous a fait un sourire, appelé par votre prénom, etc. C’est un phénomène de cour.”

Alexandre Benalla,
cité par Gérard Davet et Fabrice L’Homme,
Le Monde du 26 juillet 2018

Plèbe

“Si l’on s’accorde à dire que la notion de peuple circule principalement entre trois pôles principaux : le mos, qui entend le peuple dans un sens d’abord juridique et électoral ; l’ethnos, qui considère le peuple comme le socle d’une communauté et d’une identité, et la plebs, qui définit le peuple dans un sens social, le soulèvement des gilets jaunes vient rappeler qu’il existe une autre configuration possible que le face-à-face mortifère entre des démocraties représentatives qui ne le sont plus et des thuriféraires d’un peuple exclusif, voire homogène.

Face au dèmos et à l’ethnos, le terme de plebs dessine une idée du peuple en tant qu’il se situe dans une situation de domination et qu’il menace toujours de déborder, d’excéder un cadre politique dont il est à la fois le centre abstrait et le relégué fréquent. C’est ce peuple qui, en tant qu’il constitue une notion dynamique, demeure le sujet inévitable d’une démocratie qu’on ne réduirait pas à son formalisme institutionnel et dont on ne gommerait pas la dimension conflictuelle. C’est cette idée d’un peuple qui ne serait jamais identique à ce qu’on veut y voir, qu’il s’agisse d’une population électorale ou d’un fantasme identitaire, voire même d’une foule révolutionnaire, que celles et ceux qui veulent disqualifier les gilets jaunes, au motif de la violence, de l’ombre de l’extrême droite ou des dangers bien réels qui pèsent sur la démocratie représentative, ne peuvent aujourd’hui rejeter.

Joseph Confavreux, «Gilets jaunes»:
la querelle des interprétations
, Médiapart, 18 janvier 2019.

Modération

“Il faut le dire, la modération a engendré autant d’atrocités que la révolution, et sans doute beaucoup plus. (…) Pour entretenir et transmettre un système de valeurs, il faut cogner, matraquer, incarcérer, jeter dans des camps, flatter, acheter : il faut fabriquer des héros, faire lire des journaux, dresser des poteaux d’exécution, et parfois même enseigner la sociologie.”

Barrington Moore, Les Origines sociales de la dictature
et de la démocratie,
 François Maspero, Paris, 1969.

Populisme

“Le concept de “populisme”, si vague et si général qu’il permet d’englober des courants que presque tout oppose (par exemple le Front national et la France insoumise actuellement en France), joue aujourd’hui un rôle de mise en équivalence de l’extrême-droite et de la gauche radicale dévolu autrefois, au temps de la guerre froide, au concept de “totalitarisme”. (…) On se souvient que, lorsque Syriza parvint au pouvoir en Grèce en janvier 2015, Alexis Tsipras fut qualifié de “populiste” par tout ce que l’Europe compte d’idéologues néo-libéraux, voire parfois de “national-populiste”, en raison de la rupture que son parti préconisait alors avec les politiques d’austérité d’une brutalité inouïe imposées à la Grèce depuis 2009. Que ces accusations de “populisme” aient cessé dès la trahison par A. Tsipras du programme sur lequel il avait été élu, démontre s’il le fallait qu’une telle catégorisation — ou du moins l’usage qui en est fait dans le débat public — a (notamment) pour fonction de couvrir d’un même opprobre toutes les forces qui contestent la mondialisation et/ou l’Union européenne, avec des motivations et des objectifs politiques qui peuvent être radicalement opposés. Continuer la lecture de « Populisme »

Soulèvement

“(…) l’histoire montre que les classes populaires se soulèvent comme un seul homme pour former un “peuple” uniquement lorsqu’elles sont convaincues de leur bon droit. Plus précisément, il faut qu’elles soient animées par une croyance collective suffisamment puissante pour affronter un pouvoir impitoyable et accepter une issue qu’elles savent pertinemment tragique.

Ce genre d’étincelles, quand on y regarde de près, ne surgit jamais des classes populaires elles-mêmes mais de la classe qui rationnalise les croyances : les intellectuels. L’étincelle résulte généralement des frottements qui se produisent dans le monde des dominants, opposant ceux qui défendent le pouvoir en place et ceux qui le contestent. Le génie d’un peuple en arme réside dans les formes d’appropriation de la critique, les usages radicaux qu’il en fait, en prenant au mot les théoriciens de la dissidence.”

Gérard Noiriel, Une histoire populaire de la France,
De la guerre de Cent Ans à nos jours, Agone, 2018, p. 66

Bourgeois

“J’appelle donc bourgeois de chez nous un Français qui ne doit pas ses ressources au travail de ses mains ; dont les revenus, quelle qu’en soit l’origine, comme la très variable ampleur, lui permettent une aisance de moyens et lui procurent une sécurité, dans ce niveau, très supérieure aux hasardeuses possibilités du salaire ouvrier ; dont l’instruction, tantôt reçue dès l’enfance, si la famille est d’établissement ancien, tantôt acquise au cours d’une ascension sociale exceptionnelle, dépasse par sa richesse, sa tonalité ou ses prétentions, la norme de culture tout à fait commune ; qui enfin se sent ou se croit appartenir à une classe vouée à tenir dans la nation un rôle directeur et par mille détails, du costume, de la langue, de la bienséance, marque, plus ou moins instinctivement, son attachement à cette originalité du groupe et à ce prestige collectif.”

Marc Bloch, L’étrange défaite, 1940.

Mouvement

“Le rôle, le travail et le quotidien d’Hitler depuis sa sortie de prison ne se limitent cependant pas à enjôler des cadres de toutes les organisations de l’extrême-droite allemande. Il est bien entouré et conseillé, et songe à l’organisation concrète d’un mouvement d’extrême-droite puissant, qui permette de capter à son profit toute l’énergie revancharde de ceux qui estiment que l’Allemagne est une victime de la guerre et de la paix, et pour qui la démocratie parlementaire et libérale de la République de Weimar constitue un régime foncièrement antiallemand, devant être balayé pour que le pays reprenne la maîtrise de son destin. Pour cela, il faut un parti et un mouvement qui impliquerait une contre-société prête à se substituer à l’organisation sociale existante le moment venu. Continuer la lecture de « Mouvement »

Information

“C’est par des informations étendues et exactes que nous voudrions donner à toutes les intelligences libres le moyen de comprendre et de juger elles-mêmes les événements du monde. La grande cause socialiste et prolétarienne n’a besoin ni du mensonge, ni du demi-mensonge, ni des informations tendancieuses, ni des nouvelles forcées ou tronquées, ni des procédés obliques ou calomnieux. Elle n’a besoin ni qu’on diminue et rabaisse les adversaires, ni qu’on mutile les faits. Il n’y a que les classes en décadence qui ont peur de toute la vérité :: et je voudrais que la démocratie socialiste, unie à nous de cœur et de pensée, fût fière bientôt de constater avec nous que tous les partis et toutes les classes sont obligés de reconnaître la loyauté de nos comptes rendus, la sûreté de nos renseignements, l’exactitude contrôlée de nos correspondances.”

Jean Jaurès, premier éditorial de L’Humanité, 1904

Pub

“L’irruption d’Internet a changé les équilibres financiers de la presse, c’est une évidence. Elle a mis celle-ci face au défi du gratuit, rebattu les cartes avec les publicitaires, créé de nouveaux kiosques mondiaux de l’information, comme les monstres américains Facebook et Google, dont la mainmise étrangle tout le monde. Mais elle n’a aucunement créé ex-nihilo ces problèmes financiers.  Continuer la lecture de « Pub »

En même temps

Nommé chef du gouvernement, [Manuel Valls] était (…) devenu l’un des plus stupéfiants praticiens de ce qu’Orwell avait jadis appelé la “double pensée” .  Assurer deux choses totalement contradictoires, et croire en même temps aux deux, avec la même conviction. Asséner avec force une idée, tout en appliquant exactement l’idée contraire, sans remarquer le moins du monde le problème. Affirmer, par exemple, la nécessité de suspendre certains droits démocratiques, et en même temps que le gouvernement est le gardien de la démocratie. Ce genre de torsions mentales semblait tout à fait spontané à Manuel Valls, qui s’était longtemps pris pour un Tony Blair français, avant de s’épanouir en héritier de Guy Mollet. Ainsi pouvait-il redouter la mort de la gauche, tout en réclamant la même années dans les colonnes de “l’Obsolète” que la gauche explosât enfin afin d’opérer une clarification. Ainsi pouvait-il piétiner le vote des parlementaires à grand renfort d’arbitraire, tout en affirmant que sa mission était de consolider la démocratie. Ainsi pouvait-il s’attaquer avec une brutalité sans équivalent au Code protecteur du travail, à seule fin affichée de donner plus de pouvoir aux travailleurs. Ses raisonnements étaient à la fois totalement tordus et absolument sincères. Continuer la lecture de « En même temps »

Dominants

“Les dominants peuvent se plaindre d’un gouvernement de gauche, ils peuvent se plaindre d’un gouvernement de droite, mais un gouvernement ne leur cause jamais de problèmes de digestion, un gouvernement ne leur broie jamais le dos, un gouvernement ne les pousse jamais vers la mer. La politique ne change pas leur vie, ou si peu. Ça aussi c’est étrange, c’est eux qui font la politique alors que la politique n’a presque aucun effet sur leur vie. Pour les dominants, le plus souvent, la politique est une question esthétique : une manière de se penser, une manière de voir le monde, de construire sa personne. Pour nous, c’était vivre ou mourir.”

Edouard Louis, Qui a tué mon père ?, Seuil, 2018.

Multitude

Chantal Mouffe : “Cette stratégie d’exode est très à la mode dans plusieurs groupes d’activistes. Elle paraît très radicale, mais en réalité on peut la voir comme la forme postmoderne du marxisme traditionnel. Si on y regarde bien, ce que défendent Hardt et Negri est une version plus sophistiquée du déterminisme de la Seconde internationale, mais qui utilise à présent un vocabulaire influencé par Deleuze et Guattari. Ils disent “multitude” au lieu de “prolétariat”, mais c’est une sorte de déterminisme économique. Au centre de leur réflexion on trouve cette thèse : les transformations du capitalisme liées à la transition, au post-fordisme, font que nous vivons une époque entièrement nouvelle. Avec le capitalisme “cognitif”, le rôle central joué précédemment dans la production de plus-value par la masse ouvrière en usines est, maintenant, rempli par la force de travail immatériel, de type intellectuel et de communication. C’est pourquoi, pour se référer à la figure du travailleur collectif immatériel, ils utilisent un nouveau terme, celui de “multitude”. Cette multitude affronte l’Empire, qui désigne le capitalisme globalisé et déterritorialisé, sans centre territorial ni frontières fixes. Hardt et Negri affirment qu’avec le développement de ce capitalisme cognitif, le rôle des capitalistes est devenu parasitaire et qu’avec la montée du pouvoir de la multitude, ils finiront par disparaître.  Cette vision optimiste explique pourquoi, selon cette perspective, il n’est pas nécessaire d’essayer de transformer les institutions existantes puisqu’elles sont destinées à disparaître. Ainsi, la stratégie d’exode qu’ils proposent est une stratégie de “désertion”, d’abandon des noyaux traditionnels de pouvoir pour établir, en dehors d’eux, des lieux où la multitude va s’auto-organiser et jouir de l’exercice de ce qui est “en commun”. Ils disent que la démocratie de la multitude s’exprime en un ensemble de minorités actives qui n’aspirent jamais à se transformer en majorité et au contraire développent un pouvoir qui refuse de devenir un gouvernement. La façon d’être de celles-ci consiste à “agir par concertation”, elles refusent de se convertir en Etat. Hardt affirme qu’il y a trois approches du concept de multitude : au niveau économique, multitude s’oppose à classe ouvrière, au niveau philosophique à peuple, et au niveau politique à parti. Il faut dire qu’ils ont récemment modéré un peu ces manières de penser. Ils disent par exemple qu’ils ne sont pas contre l’Etat, mais je ne vois pas bien en quoi leurs déclarations les plus récentes peuvent être compatibles avec l’orientation générale qui est la leur. Continuer la lecture de « Multitude »

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