Nous sommes en 2024. A l’approche de la fin de l’année 2023, tu t’étais promis de publier un billet de critique musicale pour faire le bilan des nouveautés de l’année. Tu avais dans l’idée d’évoquer avec un relatif dédain l’album Songs of surrender de U2, oubliable remake des titres phare du groupe en version épurée et en moins bien (même constat pour Before and after de Neil Young ou Dark side of the moon redux de Roger Waters ou pour l’affreux The Versions de Neneh Cherry), le déplorable C’est la vie de Madness, le sympathique mais sans plus Relentless des Pretenders, le très inutile For that beautiful feeling des Chemical Brothers (réutiliser exactement les mêmes sons qu’il y a 30 ans pour pondre des tracks moins percutants, était-ce vraiment nécessaire ?), le pas désagréable mais pompeux But here we are des Foo Fighters, le surprenant mais lassant sur la durée Los Angeles de Lol Tolhurst, Budgie et Jacknife Lee (respectivement ancien batteur puis claviériste de The Cure, ancien batteur de Siouxsie & the Banshees et des Creatures, et ancien producteur de REM, U2, etc.), le bien nommé End Of World de Public Image Limited (de l’ancien chanteur des Sex Pistols devenu trumpiste et candidat à l’Eurovision : oui, c’est parfois moche de vieillir), l’ennuyeux Seven Psalms de Paul Simon, les fonds de tiroir sans grand intérêt du pourtant très talentueux Andy Bell dans l’album Strange loops & outer psych (qui ne suffira pas à te faire patienter jusqu’à la sortie du prochain album de Ride), le rigolo mais un poil rugueux à l’oreille All the Kids Are Super Bummed Out de Luke Haines (tête pensante de The Auteurs et Black Box Recorder) & Peter Buck (guitariste de REM) dont on aurait pu attendre mieux (ce dernier joue d’ailleurs également sur le plaisant Grand Salami Time ! de The Baseball Project), le peu réjouissant In between sad de The Warlocks, le déjà vu Boom boom de Pascal Comelade & The Limiñanas (Lionel Limiñana étant plus convainquant sur Thatcher’s not dead, puissant hommage à la classe ouvrière britannique réalisé avec David Menke, Oliver Howlett et les autres Limiñanas), le Can We Do Tomorrow Another Day ? (dont tu regrettes de dire qu’il apporte une réponse plutôt négative à la question posée) de Galen & Paul (Paul n’étant autre que Paul Simonon, l’ancien bassiste de The Clash), le très décevant Council skies de Noel Gallagher’s High Flying Birds (l’autre frangin terrible d’Oasis, Liam Gallagher, semble s’en tirer beaucoup mieux avec ce que tu as déjà pu entendre de l’album à venir qu’il a réalisé avec John Squire, le guitariste des Stone Roses, dont on peut d’ailleurs déjà reconnaître les riffs sur la version de Champagne Supernova présente sur l’album live que le même Liam Gallagher a sorti aussi en 2023), l’inaudible Mercy de John Cale, le peu inspiré This stupid world des pourtant très inspirants Yo la tengo, le routinier Darkadelic de The Damned, le même jugement convenant tout à fait aussi à The future is your past de Brian Jonestown Massacre ou à Memento mori de Depeche Mode, ou encore les 3 ou 4 albums annuels de Guided By Voices auxquels tu pardonnes tout sans attendre la même mansuétude de la part de tes lecteurs ou lectrices, pour peu qu’il y en ait, sait-on jamais…
En égrenant cette liste, il t’apparaît soudain que n’y figurent que de vieilles gloires du rock, de la pop ou de l’électro. Et si, au lieu d’écouter de la musique de vieux, tu te penchais un peu sur les jeunes et ce qu’ils ont à apporter de neuf ?
Eh bien côté français, tu retiens le mini-album Désordres du jeune Johnny Jane. Ça s’écoute, c’est bien troussé… mais si le gars pouvait varier un peu le propos, ça ouvrirait tout de même des horizons, penses-tu, parce que ses descriptions de biture alternant avec les lendemains de murge, ça tourne quand-même un peu en rond à la longue.
Les Américaines de Boygenius ont fourni aussi un album pop rock pas désagréable avec The record. Quelques morceaux sonnent presque comme du Breeders, d’ailleurs. Presque. Et c’est pourquoi peut-être tu restes sur ta faim (d’autant que les deux inédits sortis cette année sur la réédition de The last splash des Breeders n’ont pas fait avancer le schmillblick). Idem pour la Française Silly Boy Blue avec son Eternal lover qui s’éternise un peu. Tu allais oublier aussi Married in Mount Airy de Nicole Dollanganger, joli mais soporifique. A tout prendre, tu lui préfères God is dead de Twin Temple, groupe de “satanic doo-wop” (en gros, c’est de la pop façon années 50 enregistrée en mono avec des paroles authentiquement satanistes : une curiosité).
Ce qu’il faut vraiment oublier, c’est The lost tapes vol.1 de Aisis, nom derrière lequel se cache un jeune groupe anglais, Breezer, qui a utilisé l’Intelligence Artificielle pour transformer la voix du chanteur en celle de Liam Gallagher, le chanteur d’Oasis, et réaliser ainsi un nouvel album virtuel inédit d’Oasis, censé correspondre à la période 1995-1997 du groupe. Tu dois reconnaître que le résultat vocal est bluffant, que les mélodies copient bien le style d’Oasis, mais le son métallique des guitares et l’excès de compression du son sont insupportables.
De la jeune génération, tu retiendras plutôt le savoureux et âpre Skinty fia, des Irlandais de Fontaines D.C. ou le très pop Exotico des Anglais psychédéliques de Temples, ou encore le très rétro, sirupeux mais pas dégueu Everything Harmony des Américains The Lemon Twigs, ou encore le primesautier Zuma 85 des Allahs-Las, qui oscille entre un Lou Reed des années 70 découvrant le phaser avec joie et la nonchalance de certains vieux morceaux de Blur des années 90.
Tiens, à propos de Blur, il y a tout de même des valeurs sûres qui se maintiennent, et l’année 2023 a été riche pour les Londoniens : non seulement leur album The Ballad of Darren tient la route, et Cracker island de Gorillaz, side project du chanteur Damon Albarn, est aussi assez réussi, mais il y a également The Waeve, nouveau groupe du guitariste Graham Coxon qui ressort avec brio (et aussi avec sa femme) son saxophone (son premier instrument) sur l’album éponyme qui vaut le détour, et enfin Radio songs, très honorable album de Dave Rowntree, le batteur de Blur, qui montre ici qu’il est capable de chanter en douceur avec presque la même voix que Damon Albarn, ce qui n’est pas rien. Pas d’album solo d’Alex James, en revanche : quand il ne joue pas de la 4 cordes pour Blur, il produit plutôt des fromages. Chacun son truc.
Toujours dans les valeurs sûres, tu ne boudes pas le beau Tirer la nuit sur les étoiles de l’inusable Etienne Daho (67 ans aux prunes) qui vieillit décidément très bien, notamment sur l’entrainant titre “Virus X”, composé avec les rois de la disco italienne Italoconnection (qui ont de leur côté sorti également en 2023 le titre “Right on target”) ni les somptueux The car, des Arctic Monkeys, et Eat the worm de Jonathan Wilson.
Revenus des années 90 comme si rien n’avait changé, les punks suédois de The Hives ont toujours la patate sur The Death Of Randy Fitzsimmons.
Mention spéciale pour Peter Case, ancienne gloire de la power pop américaine dans les années 70 comme bassiste et chanteur de The Nerves puis chanteur et guitariste des Plimsouls, avant de s’orienter en solo vers la folk, qui livre avec Doctor Moan un album puissant étonnamment centré sur le piano.
Mention encore plus spéciale pour l’inusable Iggy Pop, revenu à son meilleur avec Every loser, où le titre “Strung out Johnny” révèle un iguane au sommet de son art.
Oui, tu es à nouveau sur les vieux, là. So what ?
Pourquoi ne pas parler dès lors du retour des Rolling Stones avec Hackney diamonds ? Même mort, Charlie Watts y joue encore, Keith Richards sait toujours faire des riffs à 80 ans et est toujours en vie (avec tout ce qu’il s’est mis, y a pas de justice), Mick Jagger, 80 piges aussi, a toujours la même voix, même si ça sent (pas bon) l’auto-tune sur certains refrains. Rien d’indispensable, et quelques fautes de goût (invité sur l’album, Paul McCartney colle par exemple un hideux solo de basse sur “Bite my head off”). Oseras-tu avouer que le morceau “Sweet sounds of heaven”, avec Lady Gaga, te fait bien triper ? Ces gens-là savent monter une mayonnaise soul avec choeurs, cuivres et tout le toutim. Ça te met les poils, l’air de rien.
Mais ton vrai coup de coeur 2023, c’est le groupe français Vox Low, avec l’album Keep on falling. Ce son de basse, quoi…
Il y a eu de beaux albums live, aussi, en 2023, comme celui des Jesus and Mary Chain, Sunset 666, ou celui de Nick Cave & Warren Ellis, Australian Carnage, mais Nick Cave, il est encore meilleur tout seul, avec un piano, ou alors avec ces bons vieux Bad Seeds, sans offense au talentueux Warren Ellis qui y a toute sa place, mais tu aimerais bien revoir tout ce beau monde en concert un jour avec Blixa Bargeld, Mick Harvey, Barry Adamson, Thomas Wydler… un peu comme en 1985, quoi. Eux ne sont pas morts, contrairement à Conway Savage ou Roland Wolf, donc cela devrait être possible.
Et puis même la mort n’est plus un obstacle. Comme le prouve finalement le morceau que tu retiendras vraiment de cette année 2023 : Now and then… des Beatles. Oui, un nouveau tube des Beatles, à nouveau numéro 1 en Angleterre en 2023, malgré la mort de Lennon en 1980 et de Harrison en 2001.
Tu les entends tous ceux qui crient au sacrilège face à l’exhumation de cette demo inachevée de Lennon datant de 1978 ou 1979, donc bien après la séparation, sur laquelle les 3 autres Beatles avaient retravaillé en vain en 1995, Harrison n’aimant pas le morceau et la voix de Lennon étant noyée dans les bruits de fond et le piano. McCartney a enfin retrituré le morceau en 2022 avec le concours d’une Intelligence Artificielle pour isoler la voix de Lennon et pouvoir la mixer dans le nouvel arrangement orchestré par le fils de feu George Martin, le génial producteur des quatre de Liverpool. Tout ça pour le fric ? Par refus de lâcher la poule aux oeufs d’or Beatles ? Sans doute. C’est vrai, il y a quelque chose de pathétique là-dedans. Et Paul McCartney, 81 ans, semble lui-même perdu de mélancolie dans le clip de Peter Jackson, jusqu’à ce qu’un petit sourire enfantin éclaire son visage.
Bien sûr, les voix de McCartney et Ringo Starr doublant parfois celle de Lennon n’ont plus le timbre d’autrefois et cela jure un peu. C’est un peu triste quand on songe que McCartney sortait à la grande époque des choeurs aigus qui n’étaient pas pour rien dans l’originalité du son Beatles et de leurs harmonies vocales. Quitte à mobiliser le fils de George Martin pour l’orchestration, pourquoi ne pas avoir embauché les deux fils Lennon pour les choeurs ? L’un a la voix de son père, l’autre le talent, après tout. Et les samples de choeurs d’anciens morceaux balancés ici sont trop reconnaissables. Tu sais bien que tu les as déjà entendus sur d’autres morceaux (“Because”, “Here, there and everywhere”…). Tu aurais préféré du neuf.
Au final, ce “dernier” morceau des Beatles est pourtant plus réussi que les pénibles “Free as a bird” et “Real love” des années 90 (surtout que la version acoustique de Lennon présente dans la bande-son du film Imagine de 1988 était bien plus belle et poignante). Et l’arrangement est vraiment réussi. Et puis, quand on rentre dans les entrailles du morceau, on voit que l’apport de McCartney sur l’idée originale de Lennon est judicieux. Et tant pis pour Harrison qui n’aura joué qu’un peu de folk dessus et dont l’espiègle Macca aura copié le style à la guitare slide sans trop de difficulté.
Bref, si tu n’avais pas procrastiné, c’est sans doute sur “Now and then” que tu aurais axé ta chronique sur l’actualité musicale 2023. Chronique que tu n’écriras jamais car il est trop tard : nous sommes déjà en 2024. “Now and then” n’est plus vraiment une nouveauté, et tout ce qu’il y a à en dire a sans doute déjà été dit.
Pour te consoler, tu te mets au piano, et en essayant de jouer et chanter “Now and then”, tu te dis que décidément, oui, rien ne disparaît complètement. Nous sommes en 2024 et tu reprends un morceau sorti en 2023 d’un groupe séparé en 1970 dont la trame a été composée en 1978 ou 79 par un Lennon mort en 1980. En jouant, tu repenses à la tête de ce vieux Macca au milieu des images de lui et ses potes jeunes, avec son regard mélancolique et son petit sourire.