Situations n°14 : “Capitalisme 2.0”

Morceau diffusé sous licence Creative Commons BY-NC-SA
Paroles & Musique  : Siegfried G
Groupe : Psychonada

Album : Pot de départ de BnFlower
Musiciens : Siegfried G : voix
, programmation
Sample de “Lovecraft & Tolkien” de Crème Brûlée :
Siegfried G : voix, guitare
Stéphane P : guitare
Pierre C : basse
Erwan D : batterie

Illustration : Siegfried G
Paroles :

Les abeilles butinent les fleurs
Et ainsi font du miel
Mais cela fait le bonheur…
De l’ours !
La nature est cruelle.

Spéciale dédicace à tous ceux dont l’intégrité
S’intègre avec audace aux lois du marché
Pour qui la musique libre
Sous prétexte d’entraide
Est un robinet d’eau tiède
Servant à abreuver leurs ambitions laides
De petits boutiquiers du Web 2.0

Laisse-moi rire

Vous avez décidé de vendre
De la gratuité
Cela ne vaut pas d’esclandre
Ni de publicité
Mais à qui veut l’entendre
Je dis seulement ceci :
Il ne faut pas s’attendre
A autre chose ici

Capitalisme 2.0
Capitalisme 2.0
Capitalisme 2.0
Capitalisme 2.0

Nous sommes en 2007. Au cours de tes pérégrinations dans le petit monde de la musique libre l’année précédente, tu es tombé sur le site BnFlower, qui promeut le partage de musique via des blogs. Tu as trouvé intéressant le concept en apparence coopératif développé par Ignazio Lo Faro : des “Bees” (webmasters) installent sur leurs sites ou blogs un lecteur mp3 (tout en Flash, le plug-in dernier cri) qui diffuse la musique de “Flowers”, créateurs de musique. Les Bees peuvent sélectionner les morceaux qui leur plaisent et qui agrémenteront le player sur leurs sites ou blogs. Les Flowers peuvent ainsi voir leur musique diffusée et être écoutée sans passer par les circuits commerciaux de l’industrie musicale qui sont de plus en plus fermés aux indépendants. Le fondateur appelle cela de la “diffusion prescriptive” :

“L’idée de Bnflower tourne autour de la visibilité. Aujourd’hui tout le monde a besoin de visibilité. Les artistes indépendants (pas seulement des musiciens) vivent le manque de visibilité comme une frustration depuis de nombreuses années et cela bien avant le Web. Des internautes qui maîtrisent les technologies internet de diffusion peuvent aider des artistes à diffuser leurs musiques. (…) L’intérêt de Bnflower c’est d’offrir cette visibilité aussi aux internautes. Sur Bnflower, celui qui diffuse et qui s’implique (le Bee) voit son site mis en avant, son travail mis en avant. C’est pour cela que nous avons créé le Réseau KillBee. Un Killbee est un Bee qui (grâce à son implication) a son site diffusé sur l’ensemble des sites membres du Réseau KillBee (…). Cette diffusion lui permet d’augmenter le trafic vers son site et donc son audience. Comme je le disais tout le monde a besoin de visibilité, les artistes et ceux qui diffusent les artistes. Sur Bnflower on récompense les Flower et les Bee pour leurs implications.”

Source : https://www.numerama.com/tech/2564-musique-bnflower-rejoint-jamendo-sur-ratiatum.html

Rapidement, une petite communauté se forme sur le forum du site. On s’y entraide pour les aspects techniques la mise en ligne des musiques, on y cause de diffusion sous licences libres, de partage, des problèmes posés par la SACEM… — certains artistes ayant déposé leurs oeuvres à la SACEM ont commencé à mettre leur musique à disposition comme Flowers sans savoir que la SACEM leur interdit précisément pour toutes leurs oeuvres toute diffusion gratuite et peut même leur demander à eux, les auteurs, de payer pour avoir diffusé leurs propres oeuvres, cela sans qu’ils puissent avoir de garanties de récupérer ensuite leurs droits, la SACEM ayant pour habitude de redistribuer les “irrépartissables”, sommes perçues mais mal répertoriées, aux plus gros ayant-droits (en gros, t’es un petit auteur pas connu : tes droits sont mal identifiés par les diffuseurs et la thune va alors dans la poche de Jean-Jacques Goldman). A force de discussions, tu retrouves là des gens déjà croisés sur d’autres plateformes : Jamendo, Dogmazic, MonCulProd… Ça se marre bien, ça déconne, ça s’entraide… La période est assez idyllique. Vous avez l’impression que votre modèle collectif de création et de partage, parallèlement à celui du logiciel libre, va vite infecter le monde et participer à l’écroulement du régime de la propriété capitaliste. Des artistes connus comme les Arctic Monkeys, Spoon, Gilberto Gil, les Beastie Boys, Nine Inch Nails… commencent à s’intéresser aux licences de libre diffusion Creative Commons.

Mais l’envers du décor apparaît vite. Ignazio, le taulier, débite de plus en plus de discours marketing sur “l’économie de l’attention”, enrobés dans un fatras béat et mal ficelé de “web 2.0” qui passerait déjà au “web 3.0”. Et la vérité toute crue de l’imposture éclate quand d’un coup il décide que les musiques diffusées par les players de BnFlower pourront désormais être utilisées comme illustration sonore pour des spots publicitaires. A noter que ces musiques ne sont même pas hébergées sur le site : les players enregistrent juste l’adresse sur laquelle le fichier se trouve physiquement, c’est-à-dire généralement sur les blogs personnels des Flowers. Ignazio n’a donc aucun coût d’hébergement, mais il va palper la thune des pubards sans reverser le moindre kopeck aux braves Flowers.

Tu t’insurges illico sur le forum de BnFlower, où, passé le moment où les Flowers endormies par le marketing lénifiant du start-upeur ne voient pas le problème, certains commencent tout de même à comprendre l’arnaque et à gueuler avec toi. Pris de panique, le taulier incapable d’argumenter finit par te dire : “casse-toi si tu n’es pas content”. Ce que tu fais, bientôt suivi par quelques autres, et non sans avoir organisé ton “pot de départ”. Tu vas expliquer l’affaire sur les autres plateformes de musique libre. Sur Dogmazic, par exemple, tu expliques :

“Qu’un artiste “libre” vende de la musique à une entreprise pour une pub ne me choque pas. On a tous besoin de bouffer et chacun fait ses choix. A condition que l’entreprise raque. Là, effectivement, ce n’est pas le cas.

BnFlower essaie de justifier son “partenariat” par les retombées en terme de renommée pour les artistes. C’est, à mon avis, de la poudre aux yeux, et surtout, cela n’enlève rien au scandale de la non-rémunération. Mais le simple fait de dire cela (ce qui ne l’empêchait pas de faire ce qu’il veut) était apparemment déjà trop pour le grand manitou de BnFlower.

Pour lui, l’intérêt, j’imagine, doit être de rabattre des musiciens naïvement prêts à tout pour “percer” auprès d’entreprises pour qui obtenir de la musique gratuite est une aubaine (en se donnant en plus une apparence de “mécène” du libre : c’est astucieux). Il se place donc en intermédiaire qui pourra, si cela marche, monnayer ses services, ou vendre ses “concepts”. Là aussi, c’est astucieux. Et scandaleux (surtout qu’à la base, BnFlower était une communauté d’entraide entre artistes et webmasters).”

Source : https://forum.musique-libre.org/discussion/comment/19142#Comment_19142

Tu invites tous·tes les musicien·ne·s qui sont encore sur BnFlower à se barrer, et à la place des morceaux que tu mettais à disposition sur le player de BnFlower, tu postes un morceau réalisé spécialement pour l’occasion : “Capitalisme 2.0“. Tu le diffuses sous le nom de Psychonada, qui te sert depuis 1999 de vitrine politique dans la musique, mais tu utilises en fait comme structure musicale un sample d’un morceau que tu avais enregistré en 1996 avec le groupe Crème Brûlée : “Lovecraft & Tolkien“. L’avantage de se sampler soi-même, c’est que tu ne risques pas de plainte des ayant-droits. Tu ne gardes quasiment que les passages instrumentaux du morceau et y ajoutes un texte de circonstance sur les abeilles et les fleurs qui se font piquer leur miel par l’ours. “Comprenne qui doit, ou qui peut”, comme le chantaient les VRP.

Quelques mois plus tard, le flamboyant BnFlower n’est plus qu’une ruche vide : les Flowers ont fané et les Bees sont parties butiner ailleurs. Qu’on se le dise : karma is a bitch.


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