Situation n°15 : “Le Titanic”

Morceau diffusé sous licence Creative Commons BY-NC-SA 
Extrait de l’albumNot Dead” (2011-2070)
Paroles & musique : Siegfried G
Musicien :
Siegfried G : voix, épinette picarde, guitares, guitare à 12 cordes, piano, programmation, mix

Illustration : Ellie-Rose G
Paroles :

Panique à bord du Titanic
Les enfants pleurent on coule à pic
Dites bonjour aux poissons
Qui nous verront
Sombrer

Le capitaine seul maître à bord
Voudrait nous voir tous crever d’abord
Admirez tous ces cons
Qui lui lèchent
Les pieds

Vous auriez dû
Vous méfier
Car nul n’ira
Vous regretter

Au fond du gouffre les poissons irradiés
Doivent ricaner de nous voir trépasser
Ils sont peut-être
Devenus
Carnassiers

Les culs-bénits font leur prière
Ils supplient encore dieu le père
Mais rien n’les empêchera
De couler
Comme des pierres

Vous auriez dû
Vous méfier
Car nul n’ira
Vous regretter

La mer est calme j’avais dû rêver
Tout compte fait il n’est rien arrivé
Tant pis j’ai tout mon temps
Je ne n’suis pas
Pressé

J’ai tout mon temps je n’suis pas pressé
Oui il ne s’est jamais rien passé
Mais j’aurais bien aimé
Les voir tous
Crever

Oh ! j’aurais dû
Me méfier
J’ai tant de choses
A regretter
Oh ! j’aurais dû
Me méfier
Car nul n’ira
Me regretter

Nous sommes en 2023. Mais aussi un peu en 1993, en 1995, voire en 2000, 2002, 2003, 2004, 2022 (si l’on regarde les différentes dates de sauvegarde de tes sessions de travail sur “Le Titanic”). En effet, c’est sans doute vers 1993 que tu as commencé à faire tourner la ligne de guitare minimaliste (tu ne savais jouer à peu près que les accords de la majeur et mi majeur) de ce qui allait devenir “le Titanic”. Tu te souviens notamment d’une longue après-midi d’impros chez Stéphane P, avec Eric C qui avait essayé par-dessus ta grille rythmique une gamme orientalisante qui sortait de son style habituel. Il reste peut-être trace de cela sur une des multiples cassettes que tu enregistrais à l’époque sur un vieux magnétophone. Par la suite, tu avais imaginé des paroles sur le thème du Titanic, métaphore d’une fin du monde que tu prophétisais à l’époque plus par névrose que par conscience aiguë de l’urgence climatique. Le fait d’être né pendant la guerre froide avait peut-être aussi planté dans ton esprit des images d’apocalypse nucléaire. Tu te doutais néanmoins que la métaphore pourrait s’appliquer à de nombreuses situations de naufrage prévisible. La fin du texte cultivait d’ailleurs l’ambiguïté, le passage à la première personne pouvant désigner le point de vue du narrateur embarqué ou du capitaine du paquebot lui-même.

Avec ton séquenceur Roland JW-50, tu avais conçu un arrangement piano-basse-batterie qui avait de vagues réminiscences de “From her to eternity” de Nick Cave. Tu y avais inclus une descente chromatique avec un son censé être un son de castagnettes que tu ne retrouverais jamais à l’identique par la suite sur d’autres modules sonores de musique assistée par ordinateur. Sur ton enregistreur 4 pistes Tascam, tu avais enregistré cet arrangement en mono sur une seule piste. Sur une autre piste, tu avais placé la rythmique de guitare, jouée sur une Epiphone imitation Gibson, avec un ampli Marshall que tu avais racheté d’occasion pour une bouchée de pain au studio Luna Rossa qui bazardait ses vieux amplis au moment d’en installer des neufs. Comme ton pote Stéphane L “Guitar Hero” avait oublié sa pédale wah wah chez toi, tu avais eu l’idée de l’ajouter à la tienne et de jouer assis en actionnant les deux pédales en même temps. Comme ça, pour voir. Un guitariste ou un ingénieur du son t’auraient sans doute dit que cela n’avait aucun intérêt, mais tu trouvais le résultat chanmé. Sur les deux pistes restantes tu avais placé une voix principale (modèle voix de fumeur au réveil) et un choeur. Avec le 4 pistes, tu pouvais t’amuser, simplement en retournant la cassette, à enregistrer aussi des sons à l’envers. C’est ce que tu avais fait sur une des pistes de voix, durant des passages instrumentaux, pour donner un côté psyché.

Bien sûr, le mix final n’était pas terrible : pas de reverb sur les voix, difficile mélange entre guitare et instruments synthétiques. Ce n’est que plus tard, dans les années 2000, que tu avais essayé de rentrer ces 4 pistes dans une session ProTools sur ordinateur, pour essayer de retravailler ça. Mais tu n’étais pas satisfait du son de batterie et tu exploras en vain d’autres arrangements. De plus, le 4 pistes ne tournant jamais exactement à la même vitesse, les 4 pistes exportées dans l’ordi deux par deux n’étaient pas exactement synchronisées. Tu aurais pu tout simplement rejouer la guitare mais tu tenais à ce son de double wah-wah que tu trouvais si particulier. Il fallait donc tout redécouper pour éviter les décalages progressifs. Ce que tu fis en y revenant de temps à autre au début des années 2000 avant finalement de ne plus y toucher. Tu ouvrais de temps en temps la session pour juste constater que tu y avais foutu le bordel avec tes nouvelles tentatives d’arrangement de batterie et renoncer devant l’épreuve.
Bref, “Le Titanic” resta longtemps sous l’eau.

Ce n’est qu’en 2022 que tu te décidas à ressortir le vieux JW-50 pour réimporter une par une dans l’ordi les sons de batterie, basse, castagnettes, etc. Pour ces dernières, tu avais essayé en vain de les reconstituer à partir de différentes banques de sons, mais rien n’y faisait : seul ce bon vieux JW-50 donnait le son que tu voulais. Le son de batterie qui te gênait au début des années 2000 devenait finalement utilisable en 2022, avec un meilleur mixage, un peu d’équalisation et de compression. Un petit coup discret de guitare à 12 cordes avec reverb ainsi que des parties de guitare solo enregistrées à l’envers (avec une pensée pour Eric et ses tentatives arabisantes de naguère) redonna aussi un coup de jeune à l’ensemble… mais il manquait toujours quelque chose. Alors que tu exhumais de tes cartons d’autres morceaux venus des âges farouches, ce bon vieux Titanic ne parvenait toujours pas à refaire surface.

En 2023, tu trouvas d’occasion une épinette des Vosges. Tu en avais déjà eu une entre les mains à la fin des années 90. C’est Franck, le batteur de Crème Brûlée, qui te l’avait prêtée (c’était un copain à lui qui l’avait fabriquée lui-même : il faut dire qu’une épinette, ce n’est jamais qu’un bout de bois avec quelques cordes de guitare posées dessus : 3 en bourdon, et 2 ou 3 en chanterelles). Tu avais enregistré avec celle-ci une petite séquence sur le morceau “Sous les robes de bure” de ton deuxième album solo, “2000 ans de bonheur“. Depuis lors, tu t’étais dit qu’un jour, ce serait pas mal de réutiliser un tel instrument, dont la sonorité métallique prisée des amateurs de musique folklorique traditionnelle pouvait aussi agrémenter des compositions plus psychédéliques.

Mais l’épinette des Vosges qui t’échut finalement était en fait picarde. Du moins le vendeur t’expliqua-t-il qu’elle avait été fabriquée par un luthier picard, Sam Corwyn. La bête était plus rustique que certaines épinettes des Vosges luxueuses vendues par des luthiers, mais semblait aussi plus fonctionnelle que certaines antiquités proposées d’occasion, tout en restant abordable. L’accordage d’origine en si bémol (alors que les épinettes des Vosges sont plutôt en do ou en sol, généralement) rendait possible de baisser les cordes d’un demi-ton pour faire un essai sur “Le Titanic” sans risquer de casser les cordes, de martyriser le bois ou de dénaturer le son. En deux prises réparties en stéréo sur le mix, le Titanic avait enfin achevé son voyage.

Il suffisait d’un peu de patience. 30 ans de patience, très exactement.

Une discrète épinette picarde s’est cachée sur ce parquet. Sauras-tu la trouver ?

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