Situation n°12 : “Waiting for the man” (encore)

Extrait du Concert à l’IGN de 1995 des Vaches Folles
Paroles & musique : Lou Reed
Musiciens :
Siegfried G : voix
, guitare
Stéphane L “guitar hero” : guitare
Benoît D : basse
Stéphane P : batterie

Nous sommes en 1995. C’est reparti pour “Waiting for the man”. Ce morceau de Lou Reed te colle décidément à la peau. Tu le reprenais déjà avec les Black Noddles, il n’y a pas si longtemps, et tu remets le couvert, cette fois avec les Vaches Folles.

Drôle d’année que cette année 1995. A peine Chirac élu président (pour toi, Chirac, c’est à tout jamais l’affaire Boulin, “le bruit et l’odeur“, les morts d’Ouvéa, la mort de Malik Oussekine à 200m de toi lors de la manif du 6 décembre 1986… et tu rirais très fort si quelqu’un venu d’un futur improbable osait te dire que c’est pas le pire des tocards qu’on ait vu à l’Elysée), tu as terminé tes 20 mois d’objection de conscience, à bosser comme livreur de bouquins gauchistes dans les librairies parisiennes. Un bon souvenir, même si c’était relou d’être contrôlé tous les 500 mètres par les flics. La faute à ton air grunge juvénile dans ton pancho acheté dans une friperie à Prague lors d’un fameux road trip (dont le slogan final avait été : “le vin morave, le vin qui marave”) ? Ou à la 4L marron que t’avait confiée Blandine, la “patronne” de Dif’Pop pour qui tu bossais ? Faut dire qu’elle était cabossée et pas reluisante — la 4L, pas Blandine, même si c’était tout de même une ancienne mao spontex de la GOP (Gauche Ouvrière et Paysanne). Après le déménagement épique de toutes les assos du CICP (Centre International de Culture Populaire, dont Dif’Pop était membre) de la rue de Nanteuil vers la rue Voltaire (qui, par bonheur, est en pente, elle), tu avais appris à démarrer en seconde, le pied droit appuyant à la fois sur le frein et l’accélérateur en un savant dosage pour que la bagnole ne cale pas avant le feu en bas de la rue. Un coup à prendre. Une fois chauffée, normalement, c’était bon pour la journée. Sauf un jour où elle t’avait lâché au milieu du rond-point de la place de la Nation. Et puis bien sûr la fois où, dans un virage porte de Gentilly, le volant t’était tombé sur les genoux. C’était un peu la bagnole de Gaston Lagaffe, quoi, cette caisse. Alors forcément, pour les Longtarin du coin, ça éveillait des appétits. En même temps, c’est pas toi qui payais les PV, donc c’était plutôt drôle, finalement.

Et puis il y avait de sacrées rigolades à Nanteuil puis Voltaire, avec Gilbert, autre “objo” (objecteur de conscience) fan de reggae et de Guy Debord, avec ton acolyte Eric, des Black Noddles, qui s’était casé lui aussi comme objo à l’AMFP (Association Médicale Franco-Palestinienne), ton pote Stéphane P, des Vaches Folles, Nonante What etc., objo au CEDIDELP (Centre de Documentation Internationale pour le Développement, les Libertés et la Paix), et bien sûr l’indispensable Monsieur Douze (on l’appelait comme ça parce que c’était marqué en toute lettre sur son interphone, et que le proprio de sa chambre de bonne lui avait interdit de mettre son nom à la place), objo lui aussi à Réflexes, groupe antifa. Dans cette pépinière gauchiste, on croisait aussi Kader, qui faisait la bouffe et le thé à la menthe, Tarek et Nordine, du comité contre la Double-peine puis du MIB (Mouvement de l’Immigration et des Banlieues), et l’inévitable Gus Massiah, du CEDETIM (Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale). C’était mieux que de ramper dans la boue pendant 10 mois, non ? Grâce au stock de bouquins des éditions Acratie ou Spartacus entreposé à Dif’Pop, tu avais pu parfaire ta culture révolutionnaire et lire Chomsky, Lafargue, Dommanget, Rosa Luxembourg, Victor Serge, Fontenis…

Mais maintenant, tout cela est derrière toi. Pour tenir pendant l’été, tu as bossé quelques mois en intérim dans un atelier de maintenance de la RATP, mais en septembre, tu n’as pas pu y couper : tu as fait ta première rentrée dans l’Education Nationale, vu que par miracle, juste après avoir commencé l’objection, tu avais finalement, et contre toute attente, réussi le concours (on peut même parler de concours de circonstance) pour être prof. Comme tu étais passé en candidat libre, tu n’avais reçu absolument aucune formation, et te voici donc parachuté à Tours, dans un lycée dont les élèves ne sont pas beaucoup moins âgés que toi. D’ailleurs, devant le bahut, tout le monde te prend pour un élève, au point qu’un jour, alors qu’un gars te taxe une clope, une de tes élèves outrée vient l’engueuler : “hé, laisse béton, c’est mon prof !”

Heureusement que ton expérience d’objecteur de conscience chez les gauchistes t’a familiarisé avec les acronymes. Ça peut toujours servir dans l’Education nationale, qui en raffole. Tu n’es donc pas trop dépaysé quand on te dit qu’en plus des cours que tu dois donner en lycée, tu dois aller à l’IUFM (où on t’explique des mois après la bataille ce que tu aurais dû faire quand tu as commencé les cours) qui au bout d’un an validera (ou pas) ta titularisation comme bénéficiaire du CAPES, du moins si ton tuteur syndiqué au SNES (partie prenante de la FSU depuis son exclusion de la FEN) ne s’embrouille pas d’ici là avec le formateur syndiqué SGEN-CFDT pour une sombre histoire d’ISOE, ce qui pourrait donner l’envie à ce dernier de se venger sur toi en faisant venir un IPR pour t’inspecter en toute fin d’année scolaire, quand la plupart des lycéens de seconde ne viennent déjà plus en cours. Ce serait pas de chance. Mais peut-être les élèves s’étant finalement bien marrés avec ce prof atypique, lors notamment d’un épique voyage scolaire à Rome, reviendraient-ils alors en nombre, se tiendraient-ils à carreau comme jamais et l’IPR se demanderait-il pourquoi diable on l’a dérangé. Mais c’est une autre histoire.

Créchant durant la semaine à Tours dans une piaule glauque qui te bouffe l’essentiel de ton salaire de merde de prof débutant (le rectorat, dans sa grande magnanimité ne t’accorde qu’une avance sur les salaires que tu ne percevras réellement que trois mois plus tard), tu reviens tous les week-ends en région parisienne pour faire de la musique. Là aussi, il y a du changement. En plus des Black Noddles, le groupe de rhythm & blues que tu avais fondé avec Eric C, où tu jouais du clavier et de l’harmonica, tu jouais aussi avec Stéphane P dans le groupe Les Gniards, devenu ensuite Nonante What, plus axé rock. Mais depuis cette année, tu joues aussi de la guitare dans un groupe grunge et noisy pop, également avec Stéphane P. Faute de mieux, le groupe s’appelle pour le moment Psychonada. Mais voilà, avec Stéphane P (de Psychonada et Nonante What, donc) et Stéphane L “guitar hero” (des Black Noddles), vous avez aussi très envie de jouer tous les trois ensemble. Problème : il n’y a pas de place pour Stéphane P dans les Black Noddles, et il n’y a pas de place pour Stéphane “guitar hero” dans Nonante What ou Psychonada. Une solution à ce casse-tête s’impose : faire un nouveau groupe, dans lequel Stéphane P et toi vous relaieriez à la guitare et à la batterie, Stéphane “guitar hero”, restant, comme son surnom l’indique, à la guitare. Quant à Stéphane P et toi, ça fait un moment que vous ne pouvez pas vous empêcher d’aller faire boum boum sur la batterie des groupes dans lesquels vous jouez dès que le batteur a le dos tourné, donc ce jeu de chaises musicales entre la batterie et le combo chant-guitare devrait vous amuser. Until tomorrow but that’s just some other time, comme dirait Lou Reed…

Le problème, c’est qu’en étant toute la semaine à Tours, à découvrir un boulot pas évident, ça devient un peu compliqué pour toi de jouer dans 4 groupes (sans compter les duos que tu formes parfois avec l’un ou l’autre Stéphane). Et dans tout ce bordel, il y a aussi ta vie sentimentale qui n’est pas simple : la meuf que tu as laissé partir sans trop comprendre pourquoi ni comment il y a 6 ans est revenue dans les parages et vous vous tournez autour depuis quelque temps, à vous croiser régulièrement chez des amis communs : elle demande même à lire tes nouvelles, que tu as imprimées en scred à la RATP durant l’été et t’appelle un soir, indignée, parce qu’il manque des passages dans une des nouvelles… que tu as écrite délibérément sous forme de fragments lacunaires. Si c’est pas un signe… Ça te met dans tous tes états, en tout cas.

Pour faire baisser un peu la pression, tu te décides donc à dire adieu aux Black Noddles. Lors de la dernière répèt avec eux, tu joues comme si tu allais crever le lendemain. Until tomorrow but that’s just some other time… Philippe, le batteur, te regarde avec les yeux qui brillent, et un petit rictus : il a pigé. A la fin de la séance, Steph “guitar hero” et toi annoncez votre départ. Lui aussi en a un peu marre de la routine rhythm & blues et de la tendance funk/fusion vers laquelle veut aller Eric. Et comme il part dans un autre groupe avec toi, l’occasion fait le larron. C’est un peu triste, mais chacun avait conscience que ça arriverait tôt ou tard. Au moins, tout le monde reste en bons termes.

Avec Nonante What, c’est encore plus facile : alors que l’année avait bien commencé avec l’enregistrement de deux compos (“Le misanthrope” et “J’ai perdu mon sang-froid”), le deuxième guitariste, Seb, et le batteur, Thomas, se sont mis à manquer de plus en plus de répèts. Il n’y a plus qu’à officialiser le désintérêt général. Reste Benoît, le bassiste, qui trouve tout naturellement sa place dans le nouveau groupe qui s’appellera Les Vaches Folles. Pour le répertoire, ce n’est pas compliqué : quelques compos (“Mary-Jane”, “L’homme éternel”, “Crazy feeling”, “La radio”, “Paranoïa“, “C’était écrit dans le journal”, “48h”…), des reprises pop (“She said she said”, des Beatles, “I’m free” des Rolling Stones), rock garage ou punk (“Wild thing”, le classique popularisé par les Troggs ou Hendrix, “No fun” des Stooges, “Gates of the west” ou “Guns of brixton” de The Clash) — du moment que ce n’est pas trop compliqué à la batterie — et puis, forcément, “Waiting for the man”, du Velvet Underground, que tu jouais déjà avec les Black Noddles.

A peine formé, le groupe a déjà un plan de concert, pour une fête de l’IGN (Institut Géographique Nationale), en décembre. En fait, vous y aviez déjà joué deux fois avec Les Gniards/Nonante What, mais vous venez de mettre fin au groupe, et Psychonada est en cale sèche depuis le départ du batteur Alessandro pour l’Italie après ses études : il ne reste donc que Les Vaches Folles pour reprendre le créneau. C’est fou comme les répèts avancent plus vite quand on a une perspective concrète de concert. Benoît apprend consciencieusement ses lignes de basse. Les deux Steph apprécient leur style respectif et toi, tu as déjà l’habitude de jouer avec chacun d’eux. Le défi du passage à la batterie est aussi motivant. Tu te permets même sur certains morceaux de faire des choeurs ou même un contre-chant en même temps que la batterie.

Le hic, c’est qu’en ce mois de décembre 1995, la France est à l’arrêt, faute de transports. Toi-même tu enchaines les jours de grève et de manif à Tours. Il faut faire plier ce cafard de Juppé “droit dans ses bottes”, ces traîtres de la CFDT et tous ces prétendus intellectuels et journalistes français qui crachent à longueur d’antenne sur les grévistes.

Malgré tout, il y a quand-même du monde dans la salle du concert. Puisque c’est toi qui dois commencer au chant et à la guitare pendant que Stéphane P est à la batterie (vous échangerez ensuite plusieurs fois pendant le set), tu remercies les gens d’être “venus aussi nombreux malgré le complot bolchevik”. Merci à la grève de te donner une connerie à dire, parce que tu ne te sens décidément pas l’âme d’un leader charismatique et tu as le jeu de scène d’un géranium en pot. En plus, tu n’en mènes pas large parce que tu te demandes si celle qui occupe tes pensées est venue. Tu ne la vois pas dans le noir, depuis la scène, mais si elle est là, il va falloir que tu te déchires pour faire passer par la musique le message que tu ne parviens pas à exprimer quand vous vous voyez : que tu ne l’as jamais oubliée ; que tu t’es senti tomber dans un gouffre ces dernières années, attendant désespérément (waiting, oui, waiting…) qu’elle revienne, que tu ne comprends pas comment vous vous étiez séparés sans franche rupture, comme ça, quand elle était partie faire une école de commerce en province, tandis que tu restais à Paname, ni pourquoi vous avez coupé tout contact l’un avec l’autre tout ce temps (en réalité, tu le sais très bien, mais tu l’occultes : vous étiez si jeunes, et de milieux sociaux si différents, avec des aspirations si opposées, elle désirant se faire une place dans le monde conformément au souhait de ses parents bourgeois, et contrairement au côté punk qui t’avait séduit en elle, quand toi tu rêvais juste de barricades)… Tu sais bien que recommencer ne mènerait peut-être à rien, que vos deux mondes sont toujours trop différents, mais après tout, that’s just another time, comme dit la chanson du Velvet… Bref, c’est d’abord pour elle que tu vas chanter ce bon vieux “Waiting for the man”. Bien sûr, contrairement à Lou Reed dans la chanson, ce n’est pas ton dealer que tu attends. Et “the man” est en fait “the woman“. Mais le sentiment d’attente, le refus de voir l’après, n’ont jamais été aussi vifs en toi.

Alors tu te lances. Votre version de “Waiting for the man” n’a plus rien à voir avec celle des Black Noddles. Non seulement, tu es passé du piano à la guitare, mais vous avez changé d’esprit. L’intro punk de votre crû qui s’arrête aussitôt est un moyen de vous chauffer et de surprendre le public à la fois. Stéphane est en forme à la batterie. Tu joues avec sa Gibson Les Paul, bien plus lourde que ta propre guitare pourrave (puisque vous vous échangez la place, autant n’utiliser qu’une guitare pour vous deux, surtout que les deux blaireaux qui dirigent la sono vous ont fait pas mal chier avec les branchements, les balances…). Cela te trouble un peu, mais elle a un bon son en disto, y a pas à dire. Tant mieux, parce que ce pauvre Steph “guitar hero” qui avait déjà eu sa disto sabotée sur la démo des Black Noddles pour le même morceau deux ans plus tôt a cette fois des ennuis avec sa gratte qui s’est désaccordée dès le début, et son volume n’est pas assez fort. C’est à peine si on l’entend pendant le morceau. Malgré tout, tu sens bien le redémarrage après l’intro, exactement comme tu le voulais, non pas dans le speed comme sur la version des Black Noddles, mais dans la lourdeur. A la basse, Benoît n’est pas le roi du groove, mais justement, on est dans le lourd, là, s’agit pas de sautiller. Stéphane balance des petits coups de toms ponctués d’un coup de cymbale : ça tire en arrière exprès. Ça s’englue dans ton riff de guitare lourd, si lourd. Waiting, waiting… Ça fait jamais que 6 ans que waiting… Et puis, après le premier couplet, les deux coups de caisse claire de Stéphane te mettent les poils : ça y est, vous pouvez lâcher les chevaux. Mais pas au galop, non. C’est du cheval de trait, avec des gros gros sabots qui labourent la boue dans laquelle ce pauvre monde est englué. Pas la peine de s’emballer. D’ailleurs, tu fais soudain un break pour retarder encore l’envol, avant de balancer un riff de guitare encore plus lourd, un truc qui n’a plus rien à voir avec le morceau d’origine. C’est alors que Stéphane, toujours aussi en forme, rentre dans le tas à la batterie. Il te rappelle Billy Yule sur le “Live at Max’s” du Velvet : le jeune frère de Doug Yule, âgé de 16 ans, y avait remplacé Moe Tucker à la batterie avec une fougue adolescente. Il y a un peu de ça dans la frappe de Stéphane sur les roulements. Mais l’emballement est limité par le manque de technique. Un vrai batteur comme Alessandro n’aurait peut-être pas atteint ce subtil équilibre et aurait tout écrasé par sa maîtrise. Cela n’aurait pas convenu à ce morceau. D’ailleurs, tu n’as jamais essayé de jouer “Waiting for the man” avec lui. Avec Alessandro, quand vous faisiez des reprises, ça tapait plutôt dans Nirvana, Pixies, Pearl Jam…
Pendant que Stéphane accélère le tempo avec sa ride, retenu par un Benoît très concentré sur sa ligne à la basse, tu te lances dans un genre de Bo Didley beat à la guitare en accords barrés, et l’autre Stéphane met une couche de wah wah par-dessus tout ça. C’est mixé trop bas pour un solo mais ça étoffe quand-même l’ambiance. Enfin tu forces sur ta voix, raclant sur la gorge pour qu’ELLE entende. Et tant pis si tu dois finir le concert avec la voix éraillée. But hat’s just some other time

Tu ne sais toujours pas si celle à qui tu adressais du fond des tripes tous ces messages subliminaux est là, dans la salle. Tu ne sais pas si cette grève fera reculer cet horrible Juppé. Tu ne sais pas si le monde va enfin sortir de cette glue qui t’empêche de décoller. Mais tu sais que ce soir, l’espace d’un instant, tu te sens good, tu te sens oh so fine. Until tomorrow but that’s just some other time

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.