Situation n°3 : “Aucune trace”

Morceau diffusé sous licence Creative Commons BY-NC-SA 
Paroles et musique : Siegfried G
Siegfried G : voix, guitare, harmonica, piano, tambourin
Paroles :

J’ai longtemps aimé
Regarder les trains bondés passer
Les trains passer
J’aurais peut-être dû
Y monter
… mais j’n’ai jamais osé

J’ai vu tant de visages
Des jeunes, des vieux, des pervers, des sages
Des sages
J’aurais bien voulu leur parler
Mais les vitres
… étaient toujours fermées

Assis sur mon banc
Je me demandais souvent si les gens
Les gens
Savent réellement où ils vont
Quand ils
… défilent comme des moutons

Tous ces visages… fugaces
N’ont laissé… aucune trace
Ils n’ont fait que passer
Sans savoir
… que je les regardais

J’ai fini par monter
Au hasard dans un de ces trains bondés
Bondés
Mais depuis lors je ne fais
Que regarder
… les gens sur le quai

Tous ces visages… fugaces
N’ont laissé… aucune trace
Ils n’ont fait que passer
Sans savoir
… que je les regardais

Nous sommes en 1995. Ce mitan de décennie est marqué pour toi par la mélancolie. Comme aurait dit Gramsci, « le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». Tu ne distingues pas encore bien les monstres. Tu redoutes même qu’en guise de monstres il n’y ait que le vide. Mais tu vois tout à fait ce qui, du vieux monde, se meurt, ou est déjà mort :

— Kurt Kobain qui s’est flingué, les Pixies qui ont splitté ;
— ce grand-père qui te raconte sa captivité en Allemagne de plus en plus obsessionnellement et qui, avant de casser sa pipe d’ici peu, aura découvert, le pauvre, de vieilles lettres de sa défunte femme (ta grand-mère) à sa mère (ton arrière grand-mère) révélant tout le mépris qu’elles lui portaient toutes deux, et dont il ne s’était jamais douté ;
— cet amour de jeunesse dont tu ne parviens pas à faire le deuil, et qui frappera encore une dernière fois à ta porte l’année suivante avant de s’envoler définitivement, te laissant encore plus paumé ;
— ces vingt mois d’objection de conscience qui s’achèvent, et après lesquels il va bien falloir que tu fasses quelque chose de ce concours d’entrée dans l’Education nationale que tu as passé presque par mégarde deux ans plus tôt, et qui te condamne à devenir prof dès septembre prochain (tu ne savais pas quoi faire après ta maîtrise d’histoire, et comme tu avais rendu ton mémoire en retard, et qu’il était trop tard pour t’inscrire en première année d’IUFM ou en DEA, tu avais fait des petits boulots puis passé le CAPES en candidat libre, surpris toi-même de réussir, surtout après la cuite que tu t’étais prise la veille d’un des oraux, et comme tu avais dans la foulée été rattrapé par cette saloperie de service militaire auquel tu as heureusement préféré l’objection, tu as presque fini par oublier que tu allais te retrouver prof) ;
— le deuxième septennat de Mitterrand qui s’achève dans la honte des trahisons et des “affaires” tandis que s’étripent deux prétendants de droite, Balladur et Chirac, sous le regard impuissant d’une gauche désillusionnée ;
— ce groupe de reprises rock & soul, les Black Noddles, que tu t’apprêtes à quitter, plein de souvenirs, mais plus tellement en phase avec l’orientation que veut lui donner Eric, le leader, tandis qu’un autre groupe, Nonante What, plus centré sur des compos originales, vit ses derniers feux, Seb, le guitariste, et Thomas le batteur étant de moins en moins motivés ;
— ce nouveau groupe grunge, Psychonada (où tu as délaissé le clavier pour te mettre à la guitare afin, notamment, de te déchainer avec ton complice Stéphane sur des reprises de Niravana, Pixies ou Pearl Jam), qui s’apprête à exploser en plein vol avec le retour en Italie, après ses études en France, d’Alessandro, le batteur miraculeux qui vous a permis de sortir du rock gentillet pour avoir enfin la grosse grosse patate.

Tu aimerais bien pouvoir te consacrer entièrement à la musique, mais avec tous ces groupes dans lesquels tu joues, tu mesures aussi les sacrifices qu’une telle voie impose. Trouver des concerts (où, comme dans le film des Blues Brothers, il n’est pas rare, lorsque le groupe reçoit un peu d’argent, que tout soit aussitôt claqué en bières), enregistrer des maquettes dans des studios d’enregistrement, louer une sono, trimballer le matos, le tout sans revenu et sans manager pour démarcher, demande beaucoup d’énergie et d’ambition. L’époque punk des prolos réussissant à faire des concerts et des disques en ayant appris trois accords de guitare la veille est révolue. Il y a bien le rap, mais tu te sentirais inauthentique et opportuniste dans ce style. La tendance est déjà à la french touch, jolie musique bien léchée faite par de jeunes Versaillais talenteux mais bardés de synthés vintage et d’ordinateurs coûteux, et aux “fils de” (Arthur H, fils de Jacques Higelin, Sinclair, rejeton de la famille Blanc-Francart, etc.). Pas vraiment d’équivalent de la scène brit pop en France, non plus. Il y a bien Noir Désir, mais c’est déjà un groupe issu de la décennie précédente, et tu te demandes s’il n’a pas dû tuer quelqu’un pour se hisser au sommet.
Tu n’as pas envie d’animer les bals en faisant de la musique alimentaire (c’était sympa de jouer des classiques de la soul avec les Black Noddles, mais tu ne te vois pas en faire un métier). Tu te sens déjà trop vieux, pas assez formaté et pas assez doué pour jouer les jeunes révélations de l’année, tu n’es pas connecté aux réseaux qu’il faut. Tu souffres aussi peut-être d’un complexe de l’imposteur : tu es encore un pianiste viré naguère du conservatoire classique qui essaies de jouer de la guitare et de l’harmonica en autodidacte. Tu t’es aussi autorisé à chanter après avoir refilé tes textes à Eric, des Black Noddles, ou aux chanteuses qui se sont succédées dans le groupe Les Gniards, premier avatar de Nonante What, mais tu ne te sens pas vraiment légitime à le faire. Si un chanteur ou une chanteuse voulaient vraiment chanter tes chansons avec conviction, tu te contenterais volontiers de faire quelques choeurs. Tu énonces volontiers à qui veut l’entendre ta théorie des lacunes qui feraient le style (sous-entendant qu’a contrario, un musicien qui aurait une maîtrise totale de la musique et saurait tout faire ne pourrait plus avoir de style du tout), mais tu en conclus assez vite que tu as peut-être alors un peu trop de style. Avec ton pote Stéphane, vous aimeriez bien être comme Lennon et McCartney, mais comment faire quand les deux veulent faire Lennon ? Dans quel train monter quand on n’a pas de billet et qu’on ne sait pas où aller ni à qui s’adresser ? “Qu’est-ce qu’on va devenir ?” répète souvent Stéphane. Le pauvre, qui est en couple, n’a pas, lui, la chance d’être en plein dépit amoureux : rien de tel qu’un bon chagrin d’amour pour relativiser le reste. Et toi, tu relativises vraiment beaucoup.

En attendant la rentrée scolaire qui te verra devenir prof en lycée à 240 km de chez toi sans avoir reçu aucune formation ni préparation (mais tu relativises), tu vas travailler quelques mois comme intérimaire dans un atelier de maintenance des métros de la RATP (mais tu relativises). Contrairement à un concert payé en bières durant lequel tu peux admirer les cafards remonter le long du manche de ta Telecaster, ça permet de bouffer.

C’est en songeant à tout cela que tu branches ton 4 pistes Tascam : 1 piste pour la folk et le chant, 1 piste pour l’harmonica et les choeurs (enregistrés séparément puis fondus sur la même piste), 1 piste pour le piano et enfin 1 piste pour le tambourin (que tu exécutes en fait avec les sons de percu de ton fidèle synthé Roland JW-50 doté d’un séquenceur à disquettes, mazette). Tu admires la simplicité du système Tascam qui utilise la stereo et les deux faces de la bande magnétique d’une vulgaire cassette pour t’offrir 4 pistes distinctes d’enregistrement (c’est ainsi que George Martin enregistrait les Beatles à Abbey Road !). L’achat d’occasion de cet engin avait pas mal amputé ta maigre solde d’objecteur, mais il faut relativiser, n’est-ce pas ?


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