Situation n°13 : “Waiting for the man” (encore et encore)

Enregistrement live
Paroles & musique : Lou Reed
Siegfried G : chuchotements & ukulele

Nous sommes en 2023. Cela fait désormais plus de deux ans que tu t’es immergé dans tes souvenirs, à cheval sur deux siècles (rien que ça), au gré d’une dérive aléatoire parmi diverses situations créatives. Un aphorisme d’Oscar Wilde te revient approximativement en mémoire : “je ne fréquente que de mauvais poètes, parce qu’ils mettent dans leur vie le talent qu’ils n’ont pas dans leur art.” Sans doute l’exercice t’a-t-il déjà rendu très fréquentable…

Mais tu ne cherches pas vraiment à être un artiste. Fonctionnaire, tu n’as pas besoin de la reconnaissance du public pour manger et te loger. Ton registre est plutôt celui de l’artisanat en amateur, du bricolage, musical surtout, textuel ou visuel un peu. Certains bâtissent des tours Eiffel en allumette. Toi, tu construis un labyrinthe principalement sonore. Entrée et sortie libres. Aucun risque de bousculade.

Et voici donc qu’à la faveur d’un détour par 1993 ou 1995 dans le dédale de ces souvenirs, tu t’es replongé dans deux versions très différentes de “Waiting for the man”, reprise du Velvet Underground que tu jouais à l’époque avec les Black Noddles puis Les Vaches Folles. Et tout naturellement, tu t’es demandé ce que cela donnerait si tu rejouais le morceau aujourd’hui, une trentaine d’années plus tard — tu avais écrit d’abord “une vingtaine d’années plus tard”, mais en recomptant sur tes doigts, tu as corrigé : dix ans de plus ou de moins, de toutes façons, pour toi, c’est comme si c’était hier, n’est-ce pas ? La preuve en est que tu te dis régulièrement que tu vas rappeler les copains de Crème Brûlée pour leur proposer de rejouer ensemble après cette petite pause que vous avez prise… depuis 2010. Peut-être devrais-tu te décider à les appeler avant la fin du monde, tout de même.

Comme tu n’as plus de groupe, et qu’il ne s’agit pas d’arranger un de tes propres morceaux, tu es curieux de voir ce que “Waiting for the man” pourrait donner en solo et en live. C’est-à-dire sans coller des couches et des couches d’instruments comme tu le fais trop souvent sur tes productions solitaires en home studio. Tu es déjà passé sur ce morceau du piano à la guitare, mais ce que tu jouais alors sonnait en groupe, avec d’autres instruments. En solo et sans te démultiplier sur plusieurs pistes, il faudra donc faire autre chose que ce que tu faisais à l’époque. Et si tu regardais ce que cela peut donner au ukulele ? D’autant que l’idée de jouer live, à la maison, est un peu contrecarrée par le fait qu’entre ta fille aînée qui révise pour ses partiels ou ta compagne au téléphone avec ses clients, il y a toujours quelqu’un qui peut être gêné par le bruit. Pas moyen d’envoyer le gros son et faire des vocalises en refaisant cinquante prises. Le ukulele, au moins, ça ne fait pas de bruit, et cela te permet de chuchoter. En voilà une idée, d’ailleurs : tu pourrais te lancer dans une série d’enregistrements live, à la maison, en mode sourdine. Cela pourrait s’intituler : “Cris et chuchotements”, mais avec les deux premiers termes barrés (la référence à Bergman te fait soudain penser qu’il faudrait que tu remettes la main sur un morceau inspiré de L’Oeuf du serpent que tu avais composé sur une guitare classique qui n’avait plus que 3 cordes au début des années 90. Au siècle précédent, donc. Et cette histoire de siècles te fait aussitôt penser que tu pourrais rejouer aussi “L’homme éternel”, le morceau de Stéphane P que vous jouiez autrefois avec Les Gniards. Tu passes déjà en revue les autres morceaux, compos ou reprises que tu pourrais enregistrer : des anciens, bien sûr, mais te viennent aussitôt des idées de nouvelles reprises et des ébauches de nouvelles compos. Ce serait amusant d’essayer des configurations inattendues, comme par exemple composer des morceaux sans guitare ou clavier, avec juste de la basse.

Mais chut. C’est déjà parti pour “Waiting for the man” au ukulele en chuchotant. Avec une telle approche, tu réalises qu’il ne serait vraiment pas utile de brancher un micro et de faire des réglages de son. Tu as découvert ces derniers mois en faisant des reportages en manif pour le Média (comme bénévole) qu’on pouvait faire plein de choses, de nos jours, avec un téléphone. Pourquoi ne pas t’enregistrer tout simplement avec ton téléphone, donc ? Après tout, tu pourrais même en faire une vidéo plutôt qu’un simple enregistrement sonore. Quelques filtres sur l’image pourraient donner un effet rigolo.

Puisqu’il s’agit d’une reprise du Velvet Underground, les lunettes de soleil sont de mise, même à la maison. Tu effectues un premier essai avec harmonica. Le résultat pourrait être amélioré avec d’autres prises, mais tu te rends compte que l’harmonica a un niveau sonore élevé, un peu contradictoire avec l’esprit chuchotement et le voisinage.

Enregistrement live
Paroles & musique : Lou Reed
Siegfried G : voix, harmonica & ukulele

Tu gardes la prise pour la forme, mais tu en refais d’autres sans l’harmo, en changeant un peu la rythmique de ukulele et en expurgeant tout aspect crooner de la voix.

Tu es parfois interrompu par les bruits de la rue (tu essaies même d’enregistrer carrément fenêtre ouverte pour voir ce que cela donne avec le boucan des bagnoles, des gens qui s’engueulent et d’autres qui tapent sur des pierres pour une expo d’art contemporain, mais c’est peut-être un peu trop expérimental, comme concept) ou par la petite dernière qui sort de sa douche et veut te le faire savoir.

Quitte à chuchoter, tu essaies de jouer en do plutôt qu’en mi (la tonalité dans laquelle vous jouiez le morceau avec les Black Noddles ou Les Vaches Folles) ou en ré (la tonalité de Lou Reed dans la version d’origine, si ton souvenir est exact), afin d’aller plus dans les graves. Après tout, tu ne t’es rendu compte que très récemment que tu avais une voix plutôt aiguë, après avoir passé des années (non : des décennies) à essayer de chanter comme Nick Cave, Ian Curtis ou Leonard Cohen. Mais le deuil n’est pas vraiment fait, alors va pour baisser le morceau en do. Après tout, tu pourras toujours enregistrer d’autres versions avec une voix plus aiguë, voire une voix de fausset une autre fois : une version Bee Gees, ce serait drôle. Et si tu enregistrais plein de versions différentes de “Waiting for the man” ? Après “Waiting for the man” au ukulele, “Waiting for the man” à la basse, “Waiting for the man” au kazoo, “Waiting for the man” a cappella, le retour de “Waiting for the man”, “Waiting for the man” contre-attaque, “Waiting for the man” font du ski…

Et tout d’un coup, à peine remis de la prise de conscience de la vraie tessiture de ta voix, tu as une nouvelle épiphanie : l’intérêt de jouer en groupe, autrefois, finalement, c’était de te canaliser et de t’empêcher de faire n’importe quoi. Peut-être faudrait-il oublier ce délire sur “Waiting for the man”. Il y a tant de choses raisonnables à essayer par ailleurs. Une version punk symphonique de “On est là”, l’hymne des Gilets Jaunes, ça serait une idée, par exemple, non ?

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