Et personne ne créa… Declan O’Connor


4. L’homme qui avait vu Declan O’Connor

    Il s’appelait Samuel Apfelstein, mais tout le monde l’appelait Sammy. Ex-soixante-huitard virulent, il s’était recyclé tout naturellement durant les années soixante-dix dans le grand journalisme politique et signait des articles de référence dans un quotidien de centre-gauche ex-gauchiste. Fier de cette reconnaissance sociale qu’il considérait presque comme une juste récompense, et, en tout cas, comme une conséquence logique de son engagement de jeunesse, il n’en conservait pas moins une secrète nostalgie de ce temps révolu de révolte et de spontanéité. Avait-il obscurément mauvaise conscience ? Etait-il tenaillé par une sensation inavouée de reniement ? Nul ne saurait le dire, et surtout pas lui, qui aimait à penser que son travail dans un grand quotidien de référence et son passé pro-“situ “, loin d’être contradictoires, étaient la marque de la même incontestable excellence à des époques différentes. Néanmoins, cette bonne conscience affichée, à la limite de l’arrogance, ne dissimulait-elle pas une faille intime ? C’est bien précisément le diagnostic que fit son entourage, durant l’étrange crise que traversa Sammy à une époque où tout semblait pourtant lui sourire.

    L’affaire se déclencha un jour qu’il relisait un de ses vieux articles paru dans le journal de centre-gauche dont il a déjà été question. Il faut préciser que Sammy n’est jamais qu’un humain, c’est-à-dire un animal convaincu qu’il n’en est plus un sous prétexte que son milieu naturel (mammouths, gnous, volcans stromboliens et stupides mammifères velus et dentus) l’a contraint progressivement à accroître plus que de raison ses activités cérébrale et manuelle, cette dernière précédant probablement la première. Sammy, donc, n’est qu’un humain, c’est-à-dire un être faible et retors prêt à toutes les bassesses, y compris l’intelligence, pour satisfaire son ego torturé par – c’est un cercle vicieux – un trop-plein inutilisé d’intelligence et de conscience de soi (étant admis que seuls sont beati les pauperes spiritu). C’est pourquoi il a pris l’habitude de relire régulièrement ses anciens articles dans de vieux numéros du quotidien de centre-gauche autrefois gauchiste dont il a été et sera encore question. Quelle émotion que de contempler après plusieurs années l’être en tout point admirable qu’il fut jadis et chez lequel se profilait déjà l’homme talentueux et visionnaire qui serait reconnu comme tel a posteriori ! Et quel prestige que de retrouver sa propre prose dans un journal à grand tirage, incontestable vecteur de l’opinion publique et de l’air du temps ! Attitude tout à fait humaine, et qu’il ne nous appartient pas de juger ici, même si elle est abjecte.

    Sammy, donc, fut soudain saisi par une incroyable vision. Le journal qu’il tenait à la main contenait, à côté de son éblouissant article, une photographie des plus étranges. Il y avait eu, à l’époque de ce numéro, une révolution avortée dans un grand pays d’Asie. Le reporter qui avait couvert l’événement pour le grand quotidien apolitique autrefois de gauche dont il a déjà été question, avait eu l’heureuse idée d’envoyer une photo-choc qui avait fait le tour du monde. A côté de cette célébrissime image qui symbolisait en un seul cliché la lutte du courage et de l’innocence pacifiques contre l’oppression et le totalitarisme, le journal avait publié une seconde photographie, plus anodine. On y pouvait distinguer une foule aux yeux bridés faisant le signe de la démocratie (c’est du moins ce qu’annonçait la légende, car contrairement au poing levé ou au bras tendu, le signe de ralliement de la démocratie demeure assez indéterminé). Au sein de cette foule se tenait, discret mais visible, un homme blanc, petit, rondouillard, assez âgé, à la mine joviale. Le lecteur perspicace l’aura certainement deviné, l’homme en question n’était autre, bien sûr, que Declan O’Connor, qu’une série de rebonds aléatoires avait conduit en ce lieu incongru. Inutile de dire (mais disons-le tout de même) que Sammy fut fort intrigué. Sa curiosité de grand professionnel du journalisme en fut tout émoustillée et il se promit d’élucider ce mystère (de doux mots lui traversaient déjà l’esprit, comme : ” agent provocateur “, ” espion “, ” CIA “, ” complot “, ” KGB “, ” Mossad “, ” DGSE “…). Mais il n’eut pas dans l’immédiat le loisir de faire de réelles recherches et l’affaire faillit bien en rester là. Il fallut, encore une fois, que le hasard s’en mêlât.

    Quelques mois plus tard, en effet, Sammy, qui s’adonnait encore au même plaisir solitaire (je veux parler de la contemplation émue de son ego boursouflé dans le miroir de sa prose), fut pris soudain d’un réel malaise. Il venait d’apercevoir sur une photo prise lors d’une émeute dans une capitale africaine le visage jovial que nous savons être celui de Declan O’Connor. Pour la deuxième fois, Sammy décelait la présence déplacée de ce personnage. Ce ne serait naturellement pas la dernière. Le même phénomène se reproduisit en effet de plus en plus fréquemment. Il vit à nouveau la ronde silhouette de Declan à plusieurs reprises, sur des photos, sur des affiches publicitaires, et même à la télévision, dans des reportages ou sur le plateau d’une émission tournée en public. Dès lors, Declan O’Connor devint réellement omniprésent dans sa vie.

    Un jour même, alors qu’il venait de donner du feu à un passant dans la rue, il fut pris de vertige en se remémorant le visage de l’homme auquel il n’avait pas prêté attention de prime abord. Lorsqu’il se retourna, hagard, le passant était passé et avait disparu.

    Sammy devenait-il fou ? Pas vraiment. Les quelques amis auxquels il présenta les preuves photographiques qu’il avait commencé à recueillir s’accordèrent à dire : ” Ah oui ? Tiens, c’est vrai. C’est peut-être le même bonhomme. Quoique. On ne distingue pas très bien le visage “. Oui, personne n’attachait d’importance à Declan O’Connor. Sammy aurait peut-être dû se sentir seul au monde et perdre le sens de la réalité. Il n’en fut rien. Certes, il connut une période de déprime inexplicable pour son entourage et demeura intimement persuadé que le même péquin se baladait impunément et invraisemblablement sur la surface du globe et peut-être même au-delà (il l’aperçut en effet, un jour, à travers le hublot d’un avion de ligne, flottant benoîtement dans les airs) mais cette idée, après tout, ne le dérangeait plus. Peu lui importait, finalement, de voir toujours le même zigue n’importe où et n’importe quand. Il s’y habitua et cela ne l’empêcha pas de poursuivre avec la plus grande satisfaction sa carrière de journaliste au grand quotidien de centre-droit dont il ne sera plus question ici. Peut-être de temps à autre, à la fin morose de quelque soirée bien arrosée, se laissait-il aller à parler de celui que nous savons être Declan O’Connor. Mais c’est tout. Car il est tout à fait possible à quelqu’un qui voit Declan O’Connor partout de continuer à mener une vie normale.

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