L’horloge

Après plusieurs mois de timides et infructueuses recherches, j’avais enfin trouvé cette chose rare et essentielle sans laquelle l’individu moderne n’est que rebut anonyme, déchet de basse humanité : un emploi.

    Pour être franc, le digne statut de travailleur dûment inséré socialement ne me semblait pas devoir être en soi le stade ultime de l’épanouissement personnel. Je m’attachais en réalité avant tout, il faut bien l’avouer, à l’aspect strictement pécuniaire de la chose. J’en étais arrivé, avant de trouver cet emploi, à mégoter ne serait-ce que sur l’achat d’un paquet de cigarettes, angoissé chaque jour davantage par le gouffre tarpéien sans cesse se creusant de mon découvert bancaire. N’eût été l’obtention de cette providentielle source de revenus, j’aurais sans nul doute été rapidement couvert d’opprobre par le qu’en-dira-t-on, condamné par la conjoncture, honni par les banquiers, conspué par le fisc, vilipendé par mes créanciers, renié par ma génitrice, hué, rejeté, méprisé, trahi par mes amis, aspergé, mouillé, frigorifié, transi par les intempéries, moqué par d’affreux moutards morveux, ingénus et sadiques, et pour comble, grondé sévèrement par les forces de l’ordre et par la justice de mon pays.

    Mais foin de ces désastreuses perspectives. Je m’allais désormais vouer au labeur salvateur, aux horaires variables, aux congés payés et aux cotisations pour la sécurité sociale, du moins tant qu’elle existerait, accumulant concomitamment des points pour la retraite. L’heure de la rédemption sonna, péremptoire, un trois avril à sept heures du matin précises (un matin qui s’ensoleilla précocement, le fourbe, le sournois, par pure mesquinerie : l’occasion était trop belle de persécuter un pauvre animal nocturne).

    J’introduisis en affectant un brin de désinvolture mon badge magnétique dans la fente idoine : le compteur me salua d’un courtois “ bonjour ! ” sur cristaux liquides, indiquant simultanément “ – 7h36 ”, temps réglementaire d’une journée de travail lorsque l’on n’a encore pris ni avance ni retard dans le décompte méticuleux des heures de suée frontale par le truchement desquelles, traditionnellement, le pain se gagne.

    Je repérai rapidement l’essentiel : l’emplacement du distributeur automatique de prétendu café (sorte d’ersatz qui est au noir breuvage ce que le sucre en poudre est à l’héroïne), l’horloge murale et les très rares lieux isolés situés dans les angles morts du champ de vision panoptique des “ Cadres ”, c’est-à-dire des Chefs. Je venais pour ma part d’être embauché en tant que vague sous-chef, “ lumpen ”-bureaucrate au statut flou, intermédiaire inconsistant entre le monde des Chefs et celui de la piétaille aux doigts graisseux. Je soupçonnais à vrai dire la hiérarchie locale d’avoir inventé de toutes pièces un poste inutile qui pût correspondre à la fois à mon évidente incompétence dans le domaine d’activité qui serait théoriquement le mien et à mon curriculum vitae grandiloquent, décoré de force pompeux et superflus diplômes.

    Je le constatai d’emblée : j’appartenais désormais ostensiblement à la catégorie des “ cols blancs ”, face à la masse servile, bruyante, éthylique et velue des “ cols bleus ”. Corps étranger injecté dans le système, je fus inscrit d’office sur la liste des instruits, des mains propres et des gens “ responsables ”, l’ouvrier étant comme le nègre (ce qu’il est d’ailleurs parfois), chacun le sait bien, un grand enfant joyeux, bébête et paresseux, tire-au-flanc de la première heure, pinailleux, resquilleur multirécidiviste, impénitent gréviste et, de surcroît, capable en certaines occasions de fierté.

    Je compris bien vite, trop vite, toute la particularité de ma fonction : être là. Mais point de charge philosophique dans ce Dasein-là. Engagé par piston à la faveur d’un de ces dysfonctionnements récurrents de la machine administrative, j’avais pour tâche essentielle le remplacement du titulaire d’un poste désuet, parti en congé maladie à la suite d’une crise de delirium tremens, et j’occupais le bureau d’un Cadre qui venait d’être muté dans une autre unité de production et qui, lui, n’avait pas été remplacé.

    Je pris immédiatement possession des lieux, à commencer par le confortable siège à roulettes, éternelle source de va-et-vient circulaires et vertigineux, inspectai les tiroirs, vides ou remplis de fournitures de bureau, et effectuai une méticuleuse analyse stratégique du paysage. Face à moi, un espace trop grand parsemé de trop nombreux sièges, l’hypothèse d’un soudain peuplement massif de cette zone étant peu vraisemblable (ou peut-être étaient-ce là les vestiges d’une antique civilisation disparue à la suite d’une épidémie de réunionite). Au-delà, en guise de cloison, une large baie vitrée et une porte, vitrée itou, frontière transparente entre le territoire des Cadres et l’atelier, vaste enchevêtrement de machines et d’ouvriers.

    Je perçus alors nettement l’implacable châtiment que m’avait réservé le destin pour avoir si longtemps ignoré l’obligation faite à l’animal humain de perdre sa vie à la gagner. J’avais franchi la barrière, j’étais passé du côté des aboyeurs d’ordres, et j’étais là, dans mon bocal, à nager dans les eaux aseptisées de la classe moyennement moyenne. Je me trouvais dans la situation du Chef, qui, de derrière sa vitre protectrice, à prudente distance, espionne scrupuleusement les faits et gestes de la basse main d’oeuvre besogneuse, prompt à sanctionner les menus comme les graves manquements à la productivité et aux règlements. Mais, aspect plus pervers encore de cette relation, j’étais moi-même épié par les ouvriers, habitués à regarder constamment du côté du bocal où je bullais en silence, prêts à profiter de la moindre baisse de vigilance des grosses poiscailles. En outre, je devais très certainement, étant nouveau, être un petit poisson bien exotique pour ces serfs industriels, peu habitués à contempler en cet aquarium honni un visage juvénile aux traits estudiantins et au regard empli de bonne grosse bonté humaniste et de sommeil. C’est un fait : l’ouvrier voit dans le Cadre un ennemi, mais un ennemi à la fois craint et respecté. Je ne possédais pour ma part ni cette mâle autorité encravatée ni cette dureté expérimentée, “ sévère mais juste ”, dont font généralement preuve les Chefs et sous-Chefs. J’étais a priori un ennemi, puisque nageant en eaux adverses, mais j’étais de surcroît un inconnu, un étranger, donc doublement suspect.

    Quant à ma fonction, je l’ai déjà dit, elle consistait en vérité à occuper un bureau. Les quelques tâches, visiblement minimes, dévolues à mon prédécesseur, ne pouvaient décemment pas me revenir, du fait que je n’entravais que pouic à la maintenance industrielle et qu’il était hors de question de confier de basses oeuvres aussi dégradantes que les photocopies ou l’insertion de lettres pliées en trois dans les enveloppes adéquates à un “ presque-cadre ” tel que moi. Néanmoins, j’étais payé pour travailler, et s’il est admis que tout travail mérite salaire, il est conséquemment sous-entendu que tout salaire mérite une ostensible attitude de travail.

    J’en étais donc réduit à une interminable oisiveté embarrassée, cible immobile et tourmentée du regard méfiant des ouvriers, avili par le contact compromettant et visqueux des Cadres.

    Drame existentiel : j’étais là, sans pouvoir y être, sans aucun moyen de me donner une contenance. Présence sans existence. Oppressante situation, comparable moralement à celle de ces suppliciés de jadis qui ne pouvaient ni se lever ni s’asseoir ni se coucher. Me mettais-je à rêvasser, je tombais aussitôt sur le regard hostile d’un ouvrier, persuadé d’être observé ou décontenancé par l’absence de vigilance dans mon regard. Voulais-je passer le temps en griffonnant ou gribouillant sur le bloc de papier mis à ma disposition par le service des fournitures, je devenais la proie de la curiosité d’un Cadre, motivée peut-être par l’appréhension de se faire doubler dans son travail par un jeune ambitieux. Je risquais de sérieux ennuis si l’un de ces vicieux satrapes me surprenait en train d’écrire des poèmes érotico-macabres ou de dessiner des doigts crochus, des yeux révulsés et des femmes crucifiées, toutes sortes de choses que j’ai l’habitude de coucher sur le papier par temps de désoeuvrement.

    La seule attitude suffisamment insignifiante qui me permît d’échapper tant bien que mal à tous ces insupportables regards consistait à feuilleter des documents, à l’endroit, à l’envers, ou par le milieu, à poser quelque chose à un bout du bureau puis à la remettre au même endroit, à me lever pour aller chercher… rien, à me rasseoir, à ouvrir et refermer des tiroirs, en quête de… rien, à m’auto-séquestrer aux toilettes… Ah ! oui… les toilettes. Belle invention que ce petit local hermétique ! Si j’avais pu, je m’y serais enfermé des journées entières ! Mais mon absence eût vite été remarquée et j’aurais causé à la longue le désagrément de certaines entrailles pressées. D’ailleurs, il n’est jamais aisé, où que ce soit, de rester enfermé indéfiniment aux toilettes : les gens sont si soupçonneux.

    Mes journées s’écoulaient donc avec lenteur dans un perpétuel malaise propice aux tendances paranoïaques. Sous le feu croisé de tous ces regards, il me fallait être constamment sur mes gardes, prêt, à la moindre alerte, à me plonger le nez sur un document ou à gesticuler vainement autour du bureau. Inutile de dire qu’un tel travail, même et surtout s’il consiste à ne rien faire, est absolument épuisant et annihile toute autre forme d’existence. Vie sexuelle, vie culturelle, vie artistique, sociabilité… sont investies peu à peu par une morne béatitude tiède durant laquelle, comme au bureau, aucune sensation ni pensée ne vient perturber un encéphalogramme radicalement plat.

    Pendant mes tristes heures de néant intérieur, j’ai néanmoins connu une véritable amie : l’horloge accrochée au-dessus de la baie vitrée. Sa contemplation m’a permis dès le début de porter mon attention sur quelque chose de tangible et d’inoffensif. Calme familiarité avec la petite aiguille, si sereine, discrète, et pourtant inébranlable dans son imperceptible mouvement, si rassurante dans son évolution vers le terme du calvaire quotidien. Avec la grande aiguille, un contact plus léger, comme une amitié de vieux fêtards : minutes d’ivresse circulaire, de léger tournis, de sobres beuveries hexadécimales. Mais il y avait aussi la trotteuse, la petite vicelarde agitée, la veuve joyeuse qui tue le temps en s’envoyant en l’air à trois cent soixante degrés, compagne de mon coeur qui battait la chamade comme elle bat les secondes.

    Cette horloge était ma seule compagnie, mon seul réconfort. J’appris bientôt à l’apprivoiser, car comme les chiens, comme les renards à petits princes, comme tous les êtres chers, une horloge s’apprivoise. A force de contemplation, de complicité, elle se laisse approcher, circonvenir. Mais il faut la choyer, la couver affectueusement du regard, adopter son rythme, pouvoir d’un long coup d’oeil la voir toute, rondeur et détails, centre et périphérie, immobilité et mouvement, rayon et surface. A la fin, elle n’est plus qu’une spirale vertigineuse. Délice de s’y plonger, de sombrer hors du temps. Hypnose.

    Avec de l’entraînement, j’accédai en quelques semaines à la perception d’un nouvel univers. J’arrivais le matin, m’installais à mon bureau, tous les sens en alerte : la vue, bien sûr, pour me positionner dans le monde panoptique de l’atelier ; l’ouïe, permettant de déceler l’approche des indésirables et de percevoir la baisse d’activité des machines en fin de journée ; le toucher, pour sentir les variations dans les vibrations (beaucoup de vibrations : activité intense — tout le personnel occupé : j’étais tranquille. Peu de vibrations : activité réduite — beaucoup de gens désoeuvrés, à l’affût, susceptibles de venir me déranger : point de paix possible) ; l’odorat, pour déceler une odeur de merde le matin (ce qui signifiait que certain Cadre aux intestins en putréfaction était déjà arrivé) ou une odeur de grosse vinasse (qui précédait de quelques mètres certain sous-Chef à l’haleine corrosive) ; le goût, enfin, cette changeante sensation buccale qui évoluait au fur et à mesure de la superposition des couches de café et de goudron de cigarette sur les papilles et sur les dents (il y avait le goût “ langue pâteuse ” de sept heures du matin, le goût “ salive sèche ” de onze heures trente, le goût “ relents de digestion et jus de nicotine ” de quatorze heures, le goût “ dents jaunes et bitume dans la bouche ” de seize heures). Puis, c’était le grand saut dans le temps, hors du temps. Le mouvement des aiguilles se transformait en spirale, l’horloge se muait en gouffre. Quand je refaisais surface, c’était déjà la fin de la journée. Il ne me restait plus qu’à faire mes adieux à mon amie, jusqu’au lendemain.

    En quelques mois de ce régime, plusieurs mèches de mes cheveux étaient devenues blanches. J’avais vieilli de vingt ans.

Une nouvelle de Siegfried G datant de 1995, tirée du recueil Débris et ratures

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