1. La genèse fragmentée de Declan O’Connor
***
à l’intérieur. Pourquoi donc avait-il fermé à clefs un coffre qui ne contenait rien ? C’était incompréhensible. Les papiers les plus secrets de Bruno – notamment ceux qui concernaient sa double-vie – étaient, eux, facilement accessibles. Ce coffre clos avait-il une signification ? Etait-ce un message, un indice laissé là ostensiblement ?
Elle se laissa choir dans le large fauteuil qui trônait contre le bureau. A côté du cendrier où se trouvaient encore quelques mégots de cigarettes sans filtre était posée une vieille photographie encadrée. Renée connaissait bien cette photo (elle possédait la même, abandonnée depuis longtemps au fond de son sac à main), une photo de vacances prise à Venise quinze ans plus tôt. Elle était encore jeune à l’époque, et Mathilde n’était qu’une enfant. Oui, c’était l’été de ses onze ans, l’été à la fin duquel elle s’était cassé la jambe en tombant d’un arbre. Mathilde était un vrai garçon manqué, toujours à vouloir faire comme son père. Nous l’adorions toutes les deux, et lui aussi nous aimait. Il nous appelait toujours » les filles « . Je devais avoir à peine trente ans…
Les trois personnages de la photo lui souriaient de leurs sourires bronzés. Bruno avait passé un bras autour des épaules de Renée (cette souriante jeune femme d’une trentaine d’années), et son autre main était posée sur la nuque de la petite Mathilde qui faisait une grimace en direction de l’objectif, c’est-à-dire du touriste anglais qui avait gentiment accepté de jouer le photographe pour que toute la famille puisse apparaître sur la photo. Une famille unie. Soudée par le personnage central, cet homme d’âge mûr aux tempes précocement grisonnantes.
Qui était-il ? Un bon père et un bon mari, auraient dit tous les amis de la famille. C’est aussi ce qu’auraient dit Mathilde et Renée, avant sa disparition incompréhensible, la veille de ses cinquante-cinq ans.
Le bruit criard de la sonnette sortit brusquement Renée de ses pensées. Elle descendit ouvrir la porte d’entrée et se trouva face à face avec Mathilde, qui lui dit gravement : » C’est moi « .
– Entre vite, dit Renée, tu vas prendre froid. J’allais me faire du café. Tu en veux ?
– Oui merci, Maman. Mais je ne fais que passer. Il faut que j’aille chercher Denis chez la nourrice, répondit Mathilde en ôtant son écharpe et son manteau.
Puis, elle alla s’asseoir devant la petite table basse du salon. Elle alluma une fine cigarette démesurément longue à l’aide d’un extravagant briquet zoomorphe, avant de s’apercevoir qu’il n’y avait pas de cendrier sur la table.
– Mais où est donc le cendrier de Papa ? s’écria-t-elle.
– Celui en terre cuite ? demanda Renée, gênée, en revenant de la cuisine. Je ne sais pas. J’ai dû le ranger quelque part.
– Mais…
Mathilde ne trouva rien à ajouter. Qu’aurait-elle pu dire ? Il lui semblait sacrilège de déplacer une des marques les plus familières de l’existence de son père, acte qui revenait précisément selon elle à nier, à effacer cette existence.
– Où puis-je en trouver un ? demanda-t-elle en laissant percer dans le ton de sa voix toute sa désapprobation.
– Là-bas, sur le buffet, je crois qu’il y en a un petit, en verre, répondit Renée.
Un silence gêné s’instaura tandis qu’elles buvaient leur café. Enfin, Mathilde se décida à aborder le sujet qui la tracassait.
– Toujours aucune nouvelle ? demanda-t-elle.
– Non, toujours rien.
– Et Tonton Albert ?
– Il fait tout ce qu’il peut, le pauvre homme. Il m’a appelée ce matin, de Toulouse. Il a fouillé tous les hôtels mais n’a trouvé aucune trace de ton père. Je pense que Bruno… enfin, je crois qu’il ne veut pas être retrouvé. La piste s’arrêtera certainement à Toulouse.
– Mais Maman, comment peux-tu dire ça ? Il faut le retrouver… cela ne fait que deux semaines. Il donnera bientôt signe de vie. Il a dû avoir un problème, être obligé… il ne peut pas être parti comme ça, sans raison. Nicolas a pensé que, peut-être, c’était l’âge… tu sais… qu’à cinquante-cinq ans, il avait eu envie d’être un peu seul. Etre marié depuis si longtemps, pour un homme…
– Je ne pense pas que le problème soit là, répliqua Renée, sèchement, mais au fond d’elle-même, elle pensait : et si c’était vrai ? Peut-être qu’il en a eu assez de moi, que je suis devenue trop vieille et qu’il m’a quittée pour une autre, plus jeune…
Pourtant, elle n’avait rien trouvé dans les papiers de Bruno qui puisse laisser envisager une telle éventualité. Elle lui avait bien découvert une double-vie, mais la face cachée de cette existence ne révélait justement rien de ce genre. Ce qui était choquant, blessant, c’était que sa propre fille pût y avoir pensé. Que savait-elle, d’abord, du couple que formaient ses parents et de leur intimité ? De quel droit osait-elle lui attribuer une responsabilité dans le départ de Bruno ?
Mais Mathilde insista :
– Pourquoi en es-tu si sûre ?
– Parce que j’ai lu ses papiers, et ce que j’ai appris m’incite à croire qu’il y a une autre raison, mais je ne sais pas laquelle, dit Renée en regrettant aussitôt ses paroles (elle avait cédé à une impulsion d’orgueil pour faire taire les insinuations de sa fille, mais elle se reprochait déjà de lui avoir ainsi révélé qu’elle avait découvert quelque chose).
– Tu as fouillé dans son bureau ? s’indigna Mathilde.
– Ne sois pas sotte, ma fille, répondit Renée avec exaspération. Pour essayer de le retrouver, il fallait bien que je cherche s’il n’avait pas laissé quelque chose qui puisse m’éclairer, me donner une piste.
A ces mots, Mathilde se mit à pleurer, en balbutiant : » Oh ! Papa ! Pauvre Papa ! «
Renée ne fit pas un geste vers sa fille. Elle ressentait comme du dégoût en se rappelant la photo sur le bureau de Bruno. Une famille unie. Bruno, Renée et Mathilde : bonheur et amour, sourires, regards pétillants… Tout cela n’avait-il été qu’une illusion, qu’une photo posée sur un bureau ? Quel rapport y avait-il entre cette image et cette grande jeune femme au visage humide qui à présent l’accusait : » tu… tu es si froide. C’est à croire que tu es contente que Papa soit parti ! «
Il y eut un mouvement dans l’air, suivi d’un claquement. Mathilde se frotta la joue gauche, soudainement devenue rouge. Ses larmes redoublèrent. Elle se moucha et dit en reniflant : » Oh ! Excuse-moi, Maman. Je suis si inquiète, tu comprends. Je ne sais plus ce que je dis. C’est pour ça que je n’arrête pas de fumer. Je le devrais, pourtant, je sais. Quand on est enceinte de
***
vous crois, Albert, et je sais que vous avez fait l’impossible. Je vous assure que vous n’avez rien à vous reprocher.
– Mais je ne comprends vraiment pas pourquoi il a fait ça. Pourquoi il vous a fait ça. Quand-même, une fausse identité ! Il n’avait aucune raison… Comment retrouver sa trace, maintenant ? Oh ! Renée, je suis tellement désolé.
– Je sais, Albert. Vous n’y pouvez rien.
– Ma pauvre Renée ! Je ne reconnais plus mon frère. C’est monstrueux de vous faire ça. Lui qui était si stable, qui aimait tellement son travail et sa famille… J’ai cherché partout… partout, je vous assure. J’ai même fait passer une annonce dans les journaux de Toulouse…
– Je vous suis très reconnaissante pour tout le mal que vous vous êtes donné, Albert. Vous ne pouvez rien faire de plus, à présent.
– Oui, peut-être. Mais si je peux vous aider en quoi que ce soit, n’hésitez pas à m’appeler.
– Ne vous inquiétez pas, je tiendrai le coup. Tout s’éclaircira un jour.
– Espérons-le ! Mais si vous avez besoin de quelque chose, n’hésitez…
– C’est promis, Albert, c’est promis.
– Bien, alors je vous laisse. Mais vous êtes sûre que…?
– Oui, oui, rassurez-vous. J’ai ma fille pour me soutenir. Au revoir, Albert.
– Au revoir, Renée. Je passerai vous voir dès que je le pourrai.
– D’accord, et merci pour tout. Au revoir.
Elle raccrocha avec un » ouf ! » de soulagement. Le taxi l’attendait déjà devant le pavillon. Elle enfila son manteau, prit sa valise, et après avoir jeté un dernier coup d’œil dans la maison, elle sortit.
CHAPITRE VI
Le taxi l’emporta jusqu’à la gare. Là, elle prit un train en direction de D***. Que diraient Mathilde et Nicolas lorsqu’ils s’apercevraient qu’elle était partie, elle aussi ? Elle ne put s’empêcher de sourire en songeant à la surprise que son départ causerait. Bruno avait-il ressenti le même sentiment d’amusement ?
Elle le savait, à présent, il était impossible de chercher à comprendre les motivations de son mari. Pour quelle raison un homme de cinquante-cinq ans, marié, père de famille, déjà grand-père, disparaît-il du jour au lendemain ? A quoi bon chercher une explication plausible à une telle décision ? Etait-ce même une décision ? Ne plus rien décider, se laisser emporter par le flot tumultueux des événements, sous la pression d’obscures pulsions, sans offrir de résistance… Comme si la conscience n’était en fin de compte qu’un petit bouchon de liège flottant difficilement, ballotté, noyé, traversé de toutes parts par les courants, comme si la seule réalité n’était pas ce ridicule bouchon affolé mais uniquement le flux qui le tourmente.
Renée sursauta. La métaphore du bouchon ne lui était pas venue par hasard. C’était la seule notion claire qu’elle eût jamais pu tirer d’un livre que Bruno avait écrit quelques années auparavant, ouvrage confidentiel accueilli platement par les spécialistes et ignoré du commun des mortels, à tel point que l’éditeur avait du le mettre au pilon.
Cette métaphore était-elle la clef du comportement de Bruno ? Pour espérer le retrouver, il faudrait suivre le même chemin que lui, un chemin peut-être entièrement aléatoire. Démarche impossible, songea Renée. Mais que faire d’autre ?
Declan O’Connor : quel drôle de nom ! C’était le nom inscrit sur les quittances qu’elle avait trouvées dans les papiers de Bruno. Elle y avait aussi découvert tous ces autres documents : relevés de compte, factures, faux-papiers, à divers noms, tous plus exotiques les uns que les autres : Samuel Bishop, Kurt Vander, Antonio Ramirez Cisteron, Pavel Klansky… et même un étrange Yukio Fujikawa. Mais celui qui revenait le plus fréquemment était Declan O’Connor.
Si Mathilde avait pu voir tous ces papiers, elle en aurait conclu que son père était en réalité un agent secret qui avait été contraint de quitter précipitamment sa couverture, probablement pour ne pas mettre sa famille en danger. C’eût été pour la jeune femme une raison supplémentaire d’admirer son père. Peut-être même avait-elle toujours espéré quelque chose de ce genre. Son père, ce demi-dieu, devait bien être, au bout du compte, autre chose que ce simple petit bonhomme sympathique et inoffensif perpétuellement plongé dans ses livres.
Renée, elle, n’avait pas un seul instant envisagé cette possibilité. Bruno ne pouvait être autre chose que ce qu’il avait toujours paru être. Il avait seulement dû renoncer à l’effort, à l’illusion de la cohérence… toutes ces fausses identités n’avaient pas de consistance, elles n’étaient qu’un jeu sans fondement, sauf peut-être – mais pourquoi ? – celle correspondant au nom de Declan O’Connor.
La même chose aurait peut-être pu m’arriver, songea Renée avec étonnement.
Le train arriva en gare. Elle prit de nouveau un taxi et indiqua au chauffeur l’adresse qu’elle avait vu associée au nom de Declan O’Connor. Le taxi s’arrêta dans un quartier situé à la lisière de la ville, juste avant la campagne, devant un minuscule pavillon un peu délabré. A l’entrée, une petite grille rouillée donnait sur un jardinet sauvage. Renée sortit de son sac-à-main le trousseau de clés qu’elle avait trouvé dans le bureau de Bruno. Elle les essaya une par une, avec appréhension, et finalement, la grille s’ouvrit. Puis, après avoir effectué la même opération sur la porte du pavillon, elle pénétra dans une pièce sombre. Elle chercha du doigt l’interrupteur, et lorqu’enfin la pièce fut éclairée, elle observa attentivement, cherchant du regard quelque détail familier.
Elle n’eut pas à chercher longtemps : sur chaque meuble ou à même le sol se trouvaient quantité de cendriers, tous plus baroques les uns que les autres ( c’étaient parfois de simples boîtes de conserve en fer blanc) et remplis jusqu’à ras-bord de mégots. Certains de ces cendriers ne lui étaient d’ailleurs pas inconnus, pour la bonne et simple raison qu’elle les avait elle-même offerts à Bruno en diverses occasions : Noëls, anniversaires de mariage ou autres petits événements quelconques et anodins qui rythment le temps lancinant d’une vie de famille.
C’est alors qu’elle prit conscience de l’effroyable odeur de tabac froid qui imprégnait toute la pièce. Cela la rassura un peu. D’ordinaire, c’était elle qui passait son temps à vider les cendriers de Bruno. Ici, visiblement, personne ne l’avait fait.
Ainsi, il avait bien habité ce pavillon, sous le nom de Declan O’Connor. Avait-il laissé d’autres traces de lui ? Combien de temps avait-il séjourné ici ? Qu’y avait-il fait ?
Renée se laissa choir sur un vieux canapé élimé. Tout ce qu’elle voyait, les cendriers, l’arrangement des meubles, leur style, tout coïncidait. Ce Declan O’Connor était bien son Bruno, un Bruno qu’elle n’avait jamais vu, mais qui, elle en était certaine, était vraiment le Bruno qu’elle connaissait, inchangé, tel qu’en lui-même. Cette vie secrète ne cachait donc rien. Elle était seulement secrète, voilà tout. Qui n’a jamais eu envie de s’isoler, de se prélasser, seul, en un lieu ignoré de tous ?
Il ne restait plus maintenant qu’à explorer les autres pièces de la maison. Renée se leva et ouvrit les fenêtres et les volets, puis vida tous les cendriers dans le jardinet (les cendres du tabac consumé, de même que les doutes de Renée, y seraient poétiquement éparpillées par le vent pour se fondre dans l’immensité sans fin du monde). Enfin, elle monta au premier étage avec l’excitation émue d’une mère qui visiterait en cachette la chambre – tout un univers – de son enfant. Elle y trouva une petite chambre avec un grand lit défait – cette manie de Bruno de semer partout le désordre ! – une table de chevet et quelques cendriers pleins. Aucune trace de présence féminine. Elle en fut vraiment soulagée car les insinuations perfides de Mathilde l’avaient, malgré tout, perturbée. Elle se laissa tomber mollement sur le lit et huma l’
***
rien dire. Je continuai à lui poser des questions, toujours en vain. Je me demandai même s’il n’était pas muet. Le pauvre petit était vêtu de haillons. Il m’observait craintivement. Je lui dis de ne pas bouger et allai lui chercher un verre de lait (c’est tout ce que j’avais à lui offrir), mais, quand je revins, il avait disparu. Je me demande bien d’où venait cet enfant. Depuis combien de temps vit-il ainsi, dans cet état de crasse et de misère. Pourquoi ne parle-t-il pas ?
– Le 13 mai.
L’enfant n’est pas revenu. Cette histoire m’intrigue mais il me faut rentrer dès ce soir. Peut-être pourrai-je tirer tout cela au clair lorsque je reviendrai ici. Je ne sais pas quand, d’ailleurs. Il me faut encore être prudent. Je ne voudrais pas que cet endroit soit découvert. Pas encore…
– Le 30 juin.
Je n’ai que quelques heures devant moi. J’aurais aimé passer plus de temps ici, mais j’ai encore beaucoup à faire, tant de choses à préparer. Je pense que je ne pourrai pas revenir avant le mois d’octobre ».
Suivaient quelques pages blanches, recouvertes ça et là de petits gribouillis, et de quelques citations et bouts de phrases incompréhensibles, tels que : » quand seras-tu, mon âme, simple et nue ? « , » le robinet fuit « , » toutes les questions raffinées et subtiles sur l’identité personnelle ne peuvent sans doute être tranchées et doivent être regardées comme des difficultés grammaticales plutôt que comme des difficultés philosophiques « , » poète et non honnête homme « , » des rebonds, toujours des rebonds « , » des Rimbauds, toujours des Rimbauds « …
Renée reconnaissait bien là le désordre brouillon de Bruno. Il avait toujours eu la manie d’écrire tout et n’importe quoi sur des petits bouts de papier. Ces carnets en étaient vraiment l’illustration, d’autant plus qu’ils ne révélaient apparemment rien sur ses motivations. Plus Renée avançait dans sa lecture, plus la situation lui paraissait confuse. Seules quelques petites anecdotes coïncidaient avec ses souvenirs, notamment des week-ends durant lesquels Bruno s’était absenté, prétendument pour chercher un ouvrage rare dans une bibliothèque méconnue et éloignée. Il était impossible, cependant, de reconstituer tout à fait la vie secrète de Bruno. Mais, à vrai dire, cela lui importait peu. Elle désirait seulement plonger au cœur du mystère, non l’élucider. Elle ressentait comme un
***
dit-elle. Mais l’enfant ne bougea pas. Il brandissait le grand couteau de manière toujours aussi menaçante.
– Je t’en prie, pose ça, tu vois bien que tu n’as rien à craindre de moi, mon petit, sois
***
au fond de la grotte l’avait bouleversée. Tous ces petits trésors dérisoires amassés par cet enfant sauvage étaient le reflet de sa personnalité confuse.
Mais ce qui la troublait le plus, c’était bien sûr cette phrase écrite à la peinture rouge sur un mur de la grotte. Depuis le début, elle avait cru que Bruno était parti à jamais, en prenant bien soin d’effacer ses traces. Elle comprenait à présent qu’au contraire, il avait ostensiblement laissé derrière lui certains indices. Mais pour qui ? A qui cette phrase était-elle adressée ? A elle-même ? Se pouvait-il que Bruno eût prévu qu’elle découvrirait le pavillon et les carnets ? Si c’était le cas, quel était donc son but, où voulait-il la mener ?
CHAPITRE IX
De retour au pavillon, Renée parcourut encore une fois les carnets de Bruno, à la recherche d’une phrase qui aurait pu lui échapper, de quelque chose qui pût la mettre sur la voie. Elle ne pouvait écarter cette idée : Bruno la manipulait. Rien de ce qu’il avait fait n’était innocent. En un sens, elle s’en réjouissait, car cela signifiait qu’elle faisait partie de ses projets. Mais tout cela trahissait un tel machiavélisme ! Se pouvait-il vraiment que le paisible Bruno, homme si désordonné, fût si calculateur ? A moins qu’il n’ait agi par amour ? Qu’il n’ait pas pu se résoudre à partir, à l’abandonner, sans lui avoir fait partager un peu de sa vie de Declan O’Connor ?
A présent, Renée se rendait compte qu’elle n’avait peut-être jamais aimé Bruno, du moins au sens romantique du terme. Il n’y avait jamais rien eu de passionnel, rien de démesuré dans son amour pour lui. Il avait seulement été son mari, le père de sa fille, l’homme avec lequel elle vivait, qu’elle admirait et dont elle était aussi un peu la mère. Allait-elle tomber follement amoureuse de Declan O’Connor ? Peut-on encore tomber amoureuse à quarante-six ans ? L’amour n’est-il pas un ridicule petit symptôme de l’immaturité ?
Renée s’était toujours imaginée vieillissant paisiblement auprès de Bruno. D’ailleurs, ils avaient de tout temps constitué, d’une certaine manière, un » vieux couple « . Elle se voyait désormais courant le restant de sa vie après un fantôme, tandis que ses cheveux deviendraient blancs (certains l’étaient déjà) et que les rides creuseraient de plus en plus profondément son visage. Non, elle n’avait jamais rêvé d’une telle vie ! A l’automne de son existence, elle ne pouvait concevoir d’en passer tout l’hiver dans la solitude et l’errance. Mais avait-elle le choix ? Bruno, de toute façon, l’avait quittée. Il ne lui restait plus que Mathilde.
Dans certains pays, songea-t-elle, les gens font des enfants pour assurer leurs vieux jours. C’est une forme d’assurance-vieillesse, de cotisation pour la retraite. Un jour, les parents sont à la charge des enfants qu’ils ont élevés et qui s’acquittent ainsi d’une vieille dette…
Cette perspective lui paraissait un peu répugnante. Ma fille ne m’appartient pas, ni mon petit-fils, ni ce bébé qui attend de naître, se dit-elle. Elle ne me doit rien et je ne lui dois rien. Lui donner naissance, c’était en faire une étrangère, la rejeter au loin, comme on lance une bouteille à la mer. Qu’elle vogue où bon lui semble.
Tout en se faisant ces réflexions, Renée tournait machinalement les pages d’un des carnets de Bruno. Soudain, elle eut comme une révélation : quelque chose avait frappé son esprit. Elle revint quelques pages en arrière et lut ceci :
« La plupart des gens vivent en état de mobilité minimale, suivant un mouvement qui décroît constamment jusqu’à l’inertie finale. Or, la vie est mouvement. C’est pourquoi je conçois ma vie antérieure comme l’expression d’une tension. Oui, j’ai vécu en dormant sur une catapulte. Le moment approche, à présent, où Declan sera lancé à travers le monde. Il ne fera que passer et son mouvement ne s’arrêtera qu’à l’heure de l’écrasement, après qu’il se sera laissé rebondir au gré de son élan ».
Renée referma le carnet et réfléchit à ce qu’elle venait de lire. Etait-ce là l’explication du comportement de Bruno ? Elle en était presque certaine ; mais en quoi était-elle impliquée dans ce projet ?
Le lendemain, elle décida d’aller faire un tour en ville. Puisque Bruno avait souvent séjourné dans le petit pavillon, quelqu’un devait bien l’avoir vu. En se renseignant discrètement, elle finirait peut-être par apprendre quelque chose.
Elle se rendit donc à pied au centre-ville. C’était une petite bourgade provinciale comme il en existe beaucoup, avec son église, son château, sa mairie, ses petits commerces et, à la périphérie, les supermarchés et petites industries qui sont le lot de la modernité.
Les jours suivants, elle renouvela l’opération, sans oublier de saluer au passage les habitants de la rue où se trouvait le pavillon. Elle devait procéder en douceur (de toute façon, elle n’était pas pressée). Les gens sont curieux : tôt ou tard, on lui poserait des questions ; il serait facile, alors, d’en poser à son tour. Elle se ferait passer pour une lointaine parente du précédent occupant du pavillon, et prétendrait s’être fait prêter la maison pendant l’absence de celui-ci. Ainsi, elle pourrait faire semblant de ne le connaître que très vaguement et poser des questions à son sujet sans éveiller les soupçons.
Au bout de trois semaines
***
vraiment que je sois aussi stupide ? Allons, allons, chère madame O’Connor (puisque c’est ainsi que vous vous faîtes appeler), je ne suis pas né de la dernière pluie. Cessez de me raconter n’importe quoi. Je suis certain que vous êtes mêlée à cette affaire. Il serait plus simple pour vous de me dire tout de suite où se trouve l’argent.
Une lueur de brutalité jouait toujours dans son regard. Il s’approcha encore un peu plus de Renée et lui posa une main de géant sur l’épaule.
– Je pourrais me montrer très persuasif, dit-il. Je connais certains moyens… disons : efficaces…
Il la serrait très fort, à présent, et commençait à lui faire mal.
– D’accord, dit alors Renée. Je vais vous le dire. Mais lâchez-moi, voulez-vous.
– Bien, bien. J’aime mieux ça, fit-il. Et il relâcha son emprise. Alors ?
– Voilà : c’est une grotte, dans la campagne, tout près d’ici.
– Vous voyez, quand vous voulez être gentille… Maintenant, vous allez m’accompagner, pour m’indiquer le chemin, et si vous êtes bien raisonnable, tout se passera très bien. Sinon… (il se passa un doigt sur la gorge en émettant un » couic ! » évocateur).
– Si vous me touchez, je ne vous dirai plus rien, dit Renée, d’un air qui se voulait menaçant.
– Oh ! Oh ! Petite madame ! Si on ne peut plus plaisanter !
Il se mit à sourire et brusquement, la plaqua violemment contre le mur. Puis il chuchota méchamment : » je crois que vous n’êtes pas en position de négocier, alors ne vous montrez pas trop insolente, je vous prie « . Il fit jouer un moment le reflet dans la pénombre de la lame d’un couteau à cran d’arrêt qu’il semblait avoir fait surgir de nulle part. Puis il recula en refermant le couteau et dit : » maintenant, allons-y « .
« C’est ici » dit Renée lorsqu’ils arrivèrent devant la grotte. L’entrée obscure était dissimulée par des buissons épais, mais Renée connaissait un passage à travers les branchages, le passage que lui avait dévoilé l’enfant sauvage. Elle guida Constanza qui se mit à regarder avec méfiance autour de lui, à la lueur de son briquet.
– Et maintenant ? demanda-t-il. Il faut encore aller jusqu’au fond de la grotte, répondit Renée. L’argent est là-bas.
– Bien, je vous suis.
Ils marchèrent alors un court moment avant d’arriver à un cul-de-sac.
– Qu’est-ce que c’est que tout ce bazar ? demanda Constanza à la vue des sièges de voiture, des marchandises, des chandeliers, des statuettes et des crucifix. Je vous ai posé une question, insista-t-il avec un peu de nervosité dans la voix.
Mais Renée restait muette. Elle avait perçu un mouvement dans la pénombre, derrière Constanza. Elle recula subitement et se réfugia derrière un siège d’autobus, puis, au moment où l’homme s’avançait vers elle avec une mine menaçante, elle cria : » tue-le ! tue-le ! «
Constanza se retourna juste à temps pour esquiver une petite silhouette qui lui tombait dessus. Dans la mêlée qui suivit, il perdit son briquet et Renée ne distingua plus que la lueur de deux lames. Le combat dura peut-être quelques minutes durant lesquelles
***
jamais. C’est pourquoi
***
avec Constanza dans la nature.
Elle s’assura que tous les volets étaient fermés et la porte close. Elle ne savait combien de temps elle pourrait tenir ainsi, cloîtrée. Mais elle n’avait plus le choix. Constanza, s’il était encore en état de mener une poursuite, ne penserait certainement pas à la chercher dans un endroit aussi évident, surtout après qu’elle eut simulé de façon aussi bruyante un départ précipité. Si Constanza revenait, il aurait rapidement vent du scandale qu’elle venait de provoquer.
Mais elle était loin, pour autant, d’être rassurée. Le seul souvenir du visage de cet homme la terrorisait encore. Du moins, pour pénible qu’eût été cette histoire, elle en avait appris beaucoup sur Declan O’Connor, notamment sur la façon dont il avait financé son départ.
Soudain, des petits bruits sourds retentirent : deux coups rapides suivis de trois autres plus espacés, frappés sur le bois de la petite porte de la cuisine qui donnait sur un chemin de terre derrière la maison. C’était le signe convenu. Renée déverrouilla la porte et fit entrer rapidement l’enfant. Celui-ci lui fit comprendre par signes que Constanza était introuvable. S’était-il enfui ? Avait-il renoncé ? Mais elle ne put s’interroger plus longtemps : une voiture venait de s’arrêter devant le pavillon et déjà, des bruits de pas s’approchaient de la grille. Bientôt, celle-ci s’ouvrit, puis la porte d’entrée du pavillon. Quelqu’un d’autre en avait donc les clefs ! Elle entendit alors une toux familière, la toux d’un homme aux poumons encrassés par le tabac. Elle faillit pousser un cri, mais l’enfant sauvage lui mit un doigt devant les lèvres et lui fit signe de ne pas bouger.
C’était lui. Il était là, tout près, mais elle ne pouvait pas le voir, car la porte donnant sur l’autre pièce était fermée. Declan ! Il fallait qu’elle le voie. Enfin, elle l’avait retrouvé. Peut-être la laisserait-il l’accompagner, ou alors, ils resteraient vivre tous les deux dans ce pavillon, loin de tous les importuns. Elle cria : » Bruno ! » et se précipita hors de la cuisine, ralentie par l’enfant qui tentait de la retenir. Mais il n’y avait plus personne. Dans la rue, une voiture venait de démarrer. Elle était déjà loin lorsque Renée fut dehors.
Declan O’Connor lui avait échappé. Savait-il, en venant, qu’elle serait là ? Avait-il minuté cette rencontre fantôme avec la complicité de l’enfant ? Une immense lassitude l’envahit. Elle revint dans le pavillon et se laissa tomber sur le canapé. Des larmes, enfin, se mirent à couler sur ses joues, sous le regard attentif de l’enfant sauvage. Par terre, devant le canapé, se trouvait une mallette ouverte, remplie de liasses de billets. » Ma catapulte ! » songea Renée avec dépit.
Oui, avant de disparaître, Declan avait voulu qu’elle aussi soit lancée comme un projectile à travers le monde. Elle se souvint d’une phrase qu’elle avait lue dans les carnets de Declan : « Et leurs chemins se croisèrent et chacun, en cet instant de bonheur, prit appui sur l’autre pour s’élancer au loin ».
Qu’allait-elle faire à présent ? Devenir elle aussi une sorte de Declan ? Rester où elle était, avec cet enfant sauvage et muet, ou bien rentrer au bercail, retrouver son petit univers : Mathilde, Nicolas, Denis et cet autre petit-enfant qui ne tarderait pas à naître ? Elle envisagea les trois possibilités, l’une après l’autre, sous le regard de l’enfant. Enfin, elle se décida. Le choix, en fin de compte, n’était pas difficile. Elle se leva, arborant une mine résolue, et